Des conférences d’un des plus grands traducteurs et spécialistes du Coran : une mise au point claire, simple et rapide sur les enjeux et les mystères de ce grand texte.

Dans ce bref ouvrage, qui reprend ses conférences à l’Institut du monde arabe, J. Berque propose de " relire " le Coran, c’est-à-dire d’appliquer à ce texte qu’il connaît comme peu de spécialistes les " acquis méthodologiques et [sa] sensibilité " (p.17). A partir de là, l’ouvrage va traiter successivement quatre grandes questions, questions dont les réponses mettront le Coran à l’abri des lectures strictement juridiques et réductrices, pour lesquelles il se réduit à la sharî’a.

La première conférence s’attèle à la difficile question de la structure du Coran. En effet, aucun ordre apparent n’est décelable dans le livre : ni ordre chronologique, ni ordre narratif, ni ordre par " ton " (ton apocalyptique, ton législatif, ton de la controverse, ton de la chronique, etc.).  Pour tenter de rendre compte de sa structure, J. Berque pose un point fondamental. D’après lui, la structure du Coran est telle qu’elle fait ressortir son contenu le plus important : l’unité de Dieu. Comme l’écrit l’auteur, " Monème géant de l’unicité divine, il proclamerait, tout au long de ses 6200 versets et quelque, ce qu’il a ramassé lui-même dans les quatre versets de CXII, " la religion foncière " : Dis : " Il est Dieu, il est Un / Dieu de plénitude / qui n’engendre ni ne fut engendré / et de qui n’est l’égal pas un. " Voilà le kérygme coranique par excellence. Tout le reste en est le dérivé ou les corollaires. " (p. 20-21). Sauf à estimer que c’est la contingence qui a présidé à la rédaction et à la mise en forme du texte, il est pertinent d’essayer de voir quelle peut être la raison de l’ordonnancement du Coran tel qu’il est et qu’il nous est parvenu sans grande révision ou variation. J. Berque croit déceler certaines coïncidences qui justifieraient l’idée d’une structure souterraine du Coran. Il remarque par exemple que les versets chronologiquement premiers, dans lesquels on sent le jaillissement premier de la révélation, et qui ont pour caractéristique un ton apocalyptique, un rythme bref empreint de poésie violente,  se trouvent dans la deuxième moitié du livre. En revanche, les sourates de la troisième sous-période mecquoise, qui ont la forme d’homélies sereines, se " trouvent symétriquement distribuées dans toute la première moitié " (p. 28). Allant plus loin dans l’analyse, l’auteur montre que ce qui caractérise les versets coraniques, c’est qu’ils obéissent à un ordre non pas syntagmatique, mais synchronique. Autrement dit, il note que dans cet ordre, les thèmes se croisent, se recroisent sans dire directement ce qu’il y aurait à dire. En lisant continument un verset, on ne trouve pas une idée développée à la suite d’une autre, en une fois, mais plusieurs idées qui se développent en même temps. L’auteur donne plusieurs exemples de cette construction. Il reprend par exemple la structure du début de la sourate XVII, en montrant que plusieurs thèmes se croisent, sont repris pour être emmêlés   . Ces thèmes peuvent être nombreux, mais l’auteur les classe en deux types : la dimension de permanence (eschatologie, philosophie de l’histoire, démonstration naturaliste de l’existence de Dieu) et la dimension de conjoncture (description de batailles, biographie du prophète lui-même, différentes controverses, etc.), qui participent à cet entrecroisement général des thèmes du Coran. L’auteur n’entend évidemment pas achever la réflexion sur la question, mais se contente, comme il le fera dans chacune de ses conférences, de proposer des pistes à suivre, à explorer, à poursuivre.
 

La deuxième conférence est consacrée à la question du temps dans le Coran. Après une analyse de la façon dont s’exprime la notion de temps dans le Coran   (on trouve les mots dahr, hîn, ‘açr, maçîr et tûr, renvoyant respectivement à l’idée de continuité cosmique, à celle d’un fragment de celle-ci, à l’idée de temps comme contrainte, à celle de devenir et à celle de stade ou de période), l’auteur montre l’importance de chacun de ces termes en rappelant la diversité et la richesse de ce dont parle le Coran (les thèmes ayant une dimension de permanence et ceux ayant une dimension de conjoncture). Pour rendre compte alors du sens et de la valeur du temps dans le Coran, J. Berque propose de distinguer trois temps : le temps vécu et agi (c’est-à-dire le temps des controverses et des combats), le temps référé (qui rappelle l’idée que le Coran se donne comme récapitulation des révélations passées) et le temps projeté (eschatologique). Cette complexité de la notion de temps traduit la complexité de la révélation comprise comme communication, comme transmission de l’éternel à l’éphémère.

La conférence suivante réfléchit à la notion de norme dans le Coran. A nouveau, l’auteur commence par une étude lexicologique et relève les différents termes ayant à voir avec la loi et la norme dans le texte, dont le mot sharî’a qui au départ signifie " l’accès à l’abreuvoir ". De là plusieurs sens ont été donnés à ce terme, dont celui de " loi édictée " qui prend une place de plus en plus grande dans l’histoire de l’Islam, mais qui ne rend pas complètement compte du sens de ce terme dans le Coran. La présence de nombreux termes peut laisser penser que le Coran enfermerait l’homme dans un tissu d’obligations, dans un réseau de codes et de règles qui annihileraient sa liberté. Telle n’est pas la pensée de l’auteur qui affirme qu’on ne trouve que 200 à 500 normes dans tout le Coran, ce qui paraît fort peu en comparaison des 613 de l’Ancien Testament et des 2414 du droit canon romain. Et l’auteur rappelle que chaque sourate du Coran, sauf une, commence par " le Tout-Miséricorde, le Miséricordieux ". Qu’en conclure ? Que " l’obsession pénaliste que malheureusement trahissent aujourd’hui bien des discussions sur le retour aux uçûls   , parce qu’il intéresse au premier chef les gens au pouvoir et les aspirants au pouvoir, est étrangère au livre fondateur de l’Islam " (p. 90). L’auteur rappelle ensuite brièvement les principes du fiqh, le droit musulman pour montrer comment la réflexion personnelle qui entrait au départ dans la façon de juger et d’interpréter s’est effacée au fur et à mesure de l’histoire pour des raisons ayant trait à la lutte pour le pouvoir. Le Coran recommanderait donc un effort et une liberté personnelle pour parvenir à une satisfaction intérieure et vertueuse, éléments que l’histoire aurait fait tomber dans l’oubli pour proclamer un ordre juridique fixe et dogmatique en tout point.

La dernière conférence fait le point sur le rapport entre Coran et langue arabe. L’auteur y montre ce que le Coran apporte de neuf à la langue arabe et comment il la renouvelle : " cette force créatrice, incluse au verbe révélé, difficilement analysable par les outils grammaticaux du temps, se qualifiait par ses effets. Cela porte un nom doctrine, l’i’jâz, que l’on peut traduire en français par " inimitabilité " " (p. 122). On remarque également la particularité du Coran qui fait qu’on ne peut pas changer l’expression d’une idée coranique. L’auteur énumère ensuite une série de caractéristiques du Coran (notations venues de plusieurs dialectes et de plusieurs langues, polysémie, mots étrangers et grande réussite en termes de poésie, de versification, avérée par la tradition). Et l’auteur finit son analyse par l’idée qu’une lecture du Coran en arabe provoque l’impression d’inaugurer " un langage sans pareil ".