Une étude des “Misérables” de Hugo, mêlant littérature et anthropologie.

L’ethnocritique est toute récente. Sur le site www.ethnocritique.com destiné à diffuser ce courant de la critique littéraire, on peut en lire la définition suivante : “L’ethnocritique est une nouvelle discipline qui, au sein des études littéraires, a pour objectif d’articuler une poétique de la littérature et une ethnologie du symbolique. Elle analyse la polyphonie culturelle constitutive des œuvres.” Elle revendique des influences aussi diverses que Mikhaïl Bakhtine, Jean-Pierre Vernant, Claude Duchet, Yves Verdier, Claude Lévi-Strauss.

Ce site Internet ne constitue pas le seul indice matériel de la vitalité de l’ethnocritique : un séminaire est organisé par Jean-Marie Privat et Marie Scarpa à l’EHESS, et l’année 2011 nous a enrichi de trois publications successives : L’Ethnocritique de la littérature, par Véronique Cnockaert, Jean-Marie Privat et Marie Scarpa   , qui se présente comme une anthologie des principaux thèmes de ladite critique ; Savoirs romantiques. Une naissance de l’ethnologie dirigé par Daniel Fabre et Jean-Marie Privat   . Et enfin, l’ouvrage qui nous occupe : Marier les destins. Une ethnocritique des Misérables, par Guillaume Drouet. Il s’agit de l’étude précise d’un roman, et non des moindres : Les Misérables.

Le lecteur curieux, qui n’a pas nécessairement lu les études précédentes de Jean-Marie Privat sur Madame Bovary ou de Marie Scarpa sur Le Rêve de Zola, cherchera logiquement dans cet ouvrage un modèle d’analyse ethnocritique, afin de mieux comprendre de quoi il retourne. Car à première vue, l’ethnocritique peut sembler relever d’une manœuvre d’équilibriste, demandant à ce qu’on analyse le texte avec un œil d’ethnologue, mais sans jamais néanmoins perdre de vue la spécificité du texte littéraire. Je cite Marie Scarpa : il faut “reculturer la lecture mais sans la détextualiser pour autant”   . Gageure ?

Le choix des Misérables n’a besoin que de peu de justifications. On se souviendra sans doute que c’est le premier roman de la littérature française à mettre ainsi en scène le peuple tout en lui étant destiné. G. Drouet cite Lamartine qui définissait ce texte hugolien comme l’“épopée de la canaille”   . De quoi faire les délices de qui veut y lire des “culturèmes”. C’est autour du personnage de Jean Valjean que se développe l’analyse. Paysan de la Brie, il est le point nodal du texte. C’est à travers lui que se croisent et se font les destins de tous les personnages. Les misérables, en marge de la société, se caractérisent par un déficit de liens. Chacun se trouve abandonné à son sort. Or, selon les anthropologues, “le rite a justement pour fonction de créer du et des lien[s]”   . Le propos ethnocritique de G. Drouet tendra donc à montrer que Valjean, au centre de la toile romanesque, se pose comme la figure permettant à la fonction rituelle de reprendre pied dans le monde de ces misérables. On verra donc en Valjean un passeur, dont quatre avatars sont successivement analysés au cours des quatre grandes parties qui composent le livre : le croquemitaine, le messager des âmes, le marieur, le berger.

G. Drouet montre à quel point le croquemitaine, ou figure de l’épouvantail, est un motif prégnant de l’œuvre. De Cosette enfouie dans lahotte de Fauchelevent à la Thénardier en ogresse, le Père Fouettard se retrouve partout sous des déclinaisons différentes. Y compris dans les lieux : les barrières de Paris, les égouts, par exemple. Par définition, le croquemitaine réveille les peurs de l’enfance. Or la peur est une expérience fondatrice du passage à l’âge adulte, elle nous situe. Valjean, figure qui concrétise toutes les peurs, fait ainsi office de personnage initiatique. Quant à Javert, personnage sans peur, et par là même effrayant, il est voué au suicide ; car sans peur il ne peut trouver sa place dans la toile des liens tissés par Valjean.

Ce dernier est également Charon, passeur entre les morts et les vivants. Tout le roman naît de la promesse faite à la morte, Fantine, de prendre soin de l’enfant (Cosette). Valjean a dès lors pour tâche d’aider les morts à bien mourir, mais aussi d’aider les vivants misérables à renaître en bons vivants : Cosette qui n’est au début qu’une enfant-garou renaît en jeune fille heureuse. Ce bonheur et cette renaissance passent par le mariage, qui est un autre des liens dont Valjean est responsable. G. Drouet nous conduit avec bonheur dans des analyses d’un Valjean enceint, questionne la relation incestueuse que le personnage entretient avec Cosette, décrit l’évolution de la jeune fille, de l’enfant à qui l’on offre une poupée à coiffer aux allusions à ses menstruations. Mais le lien par excellence, c’est bien celui que l’on retrouve dans l’étymologie de religion, lier : et c’est là que vient finalement Valjean comme pasteur, berger. Dans les métaphores pastorales qui entourent le personnage, G. Drouet lit sans peine l’indice d’une vocation religieuse au sens propre du terme. Au terme de l’analyse, on voit donc bien un Jean Valjean créateur de liens multiples et centre nodal de ces liens.

Le défi a été relevé par Guillaume Drouet, et outre l’ethnocritique elle-même, c’est la gageure des méthodes interdisciplinaires en général qui reçoit un nouveau souffle. On se souviendra, en effet, des procès intentés à l’interdisciplinarité : sorte d’entre-deux-chaises voué à l’échec, d’hybride avorté. Le croisement entre les disciplines n’est pas forcément une panacée à rechercher à tout prix ; mais quand elle est adaptée et bien menée, elle permet de refaire jaillir toute la richesse des textes littéraires. Loin de prendre l’œuvre hugolienne comme pur document, la richesse de l’analyse de G. Drouet met en valeur l’imaginaire propre à la création littéraire.