Dressant un pont entre science et humanités, éthiques autant que scientifiques, les recherches d'E. Kandel marquent une avancée importante des neurosciences.

Plus que jamais, la mémoire est un objet scientifique fascinant. Et pour cause : les souvenirs les plus personnels, les traces des apprentissages, les connaissances sur le monde, l’oubli aussi, façonnent l’identité humaine. Ils inscrivent chaque individu dans une histoire à la fois intime et collective. Il n’est donc pas étonnant que l’un des objets scientifiques les plus étudiés soit la mémoire. Ou plutôt les mémoires, tant ses formes et ses mécanismes sont variés et difficiles à identifier.


Les nouvelles découvertes sur la mémoire

Le XXe siècle a vu un nombre incalculable d’études sur le sujet, avec les différentes approches de la psychologie scientifique et en premier lieu le béhaviorisme (l’étude du comportement) et le cognitivisme (centré sur la compréhension des mécanismes). En parallèle, le fonctionnement cérébral de la mémoire a commencé à interpeler quelques physiologistes dans les années 1950, avant que le perfectionnement des techniques depuis les années 1980 n’accélère les découvertes. On sait maintenant que la mémoire n’est pas un enregistreur passif des événements, qui seraient gravés de manière immuable dans des zones cérébrales.

Une région du cerveau, l’hippocampe, joue un rôle central dans la formation des traces mnésiques et dans leur reconstruction à chaque rappel, effaçant certains éléments, ne conservant que les plus importants. Mais le cortex est aussi impliqué, car chaque souvenir est fait d’un mélange unique de sensations, de perceptions, d’émotions, qui activent de nombreux réseaux de neurones connectés les uns aux autres. Plusieurs études confirment un phénomène de neurogénèse, bouleversant les anciennes convictions. Contrairement à ce que l’on a longtemps pensé, de nouvelles cellules nerveuses se développent à l’âge adulte, au moins dans certaines zones du cerveau. En 2007, des chercheurs ont découvert que ces neurones tout neufs, dans l’hippocampe, rejoignaient au bout de quelques semaines de vie les circuits neuronaux existants.

À n’en pas douter, des recherches sont déjà en cours pour identifier le – ou les – rôle(s) de ces nouvelles cellules nerveuses. Participent-elles à la formation de souvenirs ou servent-elles à renforcer les souvenirs anciens ? Peuvent-elles améliorer la mémoire, de manière durable, pour contrer les effets de l’âge ou limiter les troubles mnésiques dans des maladies neurologiques de type Alzheimer ? Les avancées en matière d’étude du fonctionnement de la mémoire intéressent le grand public et excitent depuis une vingtaine d’années la curiosité de l’industrie pharmaceutique, qui y voit un marché prometteur. Dans des sociétés marquées par la recherche de la performance et le vieillissement de la population, l’amélioration de la mémoire pourrait devenir une nouvelle quête du Graal, à travers la recherche de la pilule miracle.


Les recherches scientifiques et réflexions éthiques de Kandel

Des scientifiques de premier plan sont impliqués dans la mise au point de ces molécules. Parmi eux, Eric Kandel. Prix Nobel de médecine et de physiologie en 2000, il a créé en 1996 Memory Pharmaceuticals pour tenter de mettre au point ce que certains observateurs qualifient de "Viagra de la mémoire", destiné aux personnes concernées par de petits troubles liés à l’âge. L’une des pistes de recherche concerne un phénomène biologique lié au vieillissement : la perte de synapses (les zones de communication entre des neurones) qui libèrent un neurotransmetteur, la dopamine, dans l’hippocampe.

Enthousiaste, comme il l’est pour ses activités de recherche académique, E. Kandel explique dans son livre que la recherche pharmaceutique concerne aussi les problèmes mnésiques qui accompagnent des troubles psychiatriques et neurologiques. Qu’il s’agisse de maladie, de vieillissement cognitif ou d’amélioration des performances chez des personnes jeunes et en bonne santé, l’éthique – plus précisément la neuroéthique – s’impose. "Comment concilier le progrès scientifique avec un débat approprié sur les implications éthiques de la science ?", s’interroge E. Kandel, pour lequel tout débat sur la mise au point et l’usage de produits scientifiques ne doit pas être laissé aux seuls chercheurs. Par exemple, si on découvre un jour une molécule capable d’effacer du cerveau la trace mnésique d’un traumatisme : à qui s’adresse-t-elle ? Dans quel contexte thérapeutique ? Avec quel cadre légal et médical ? Sur ces questions, les décisions ne peuvent être que collégiales, impliquant des scientifiques, des comités d’éthique, des juristes, des représentants des droits des patients.


Une existence vouée à la science, qui se confond avec les avancées des neurosciences

Les liens entre la recherche fondamentale, ses applications industrielles et ses implications éthiques ne sont qu’une facette de l’ouvrage foisonnant d’E. Kandel, À la recherche de la mémoire. À sa lecture, on réalise à quel point le titre (traduction fidèle du titre original) est justement choisi. Il s’agit d’une quête scientifique suivie depuis plus d’un demi-siècle, avec son lot de tâtonnements, de déceptions et de découvertes, tout autant que d’une enquête personnelle sur le sens de la mémoire, individuelle et sociale. S’éloignant des ouvrages de vulgarisation neuroscientifique, classiquement centrés sur l’analyse du champ de recherche, le livre mêle trois registres qui se répondent et se complètent.

Il y a d’abord l’autobiographie scientifique, celle de cinquante années de recherche sur les mécanismes moléculaires de la mémoire qui ont apporté à E. Kandel la reconnaissance internationale : comment l’apprentissage et les souvenirs s’inscrivent durablement dans des réseaux complexes de connexions neuronales, sous l’effet de réactions moléculaires en chaîne ? L’essentiel de ses recherches sur l’apprentissage s’est appuyé sur l’expérimentation animale, et notamment l’étude du système nerveux de l’aplysie. Ce mollusque de mer, qui ressemble beaucoup à l’escargot, a un cerveau très simple : vingt mille neurones (contre cent milliards chez l’homme), visibles à l’oeil nu. E. Kandel a ainsi pu isoler les comportements simples contrôlés par des groupes de neurones, et étudier les changements physiologiques dans les cellules nerveuses lorsque le comportement est modifié par l’apprentissage. Avec ses collaborateurs, il a réussi à distinguer différents mécanismes moléculaires, chacun spécifique d’une forme de mémorisation. Quand il s’agit de mémorisation à court terme (par exemple, retenir un numéro de téléphone le temps de le composer), l’activité neuronale est faible, et la mise en mémoire passe par l’utilisation de canaux ioniques et par l’augmentation de la libération de neurotransmetteurs. La mémoire à long terme, quant à elle, va mobiliser des cascades de réactions enzymatiques déclenchées par les neurotransmetteurs. Ces derniers stimulent la production d’AMPc, un second messager intracellulaire, qui lui-même entraîne la synthèse de nouvelles protéines. Celles-ci permettent la consolidation des signaux transmis par les nouvelles connexions entre les neurones. L’analyse moléculaire révèle donc des mécanismes distincts, avec une modification fonctionnelle dans la mémoire à court terme, et une modification anatomique (le développement de nouvelles connexions neuronales) pour les souvenirs durables. Les recherches d’E. Kandel prouvent que l’apprentissage modifie la force des connexions entre les synapses, accélérant donc la communication entre les neurones. Ceci explique la rapidité et l’efficacité grandissante, à force de répétitions, par exemple lorsqu’on apprend la conduite automobile ou une nouvelle langue. Infatigable et curieux, E. Kandel a décidé, à soixante ans, de s’intéresser de près à l’hippocampe et à son rôle dans la mémoire explicite. Avec ses collègues, il a notamment découvert que les souvenirs explicites s’appuient sur l’action de plusieurs gènes, régulateurs de l’activité neuronale.

Le livre est aussi le témoignage unique des avancées dans le domaine des neurosciences, au cours des cinquantes dernières années. Une histoire des hypothèses, des recherches, des évolutions techniques et méthodologiques, de l’ingéniosité des pionniers, qui aboutit aujourd’hui à la constitution d’une véritable science de l’esprit, chère à E. Kandel. Il rapporte des controverses marquantes, comme celle de "la soupe ou l’étincelle" : le signal qui passe au niveau synaptique, entre deux neurones qui communiquent, est-il électrique (l’étincelle) ou chimique (la soupe) ? En fait, des signaux électriques et chimiques jouent un rôle complémentaire dans le fonctionnement du cerveau, qu’il s’agisse de pensée, de perception ou de mémorisation. L’auteur expose aussi les études de patients cérébrolésés, dont certaines ont permis de grands progrès. Ainsi le célèbre cas H. M., étudié depuis les années 1960 par la neuropsychologue Brenda Milner. Il s’agit d’un jeune homme ayant subi une chirurgie cérébrale (avec ablation d’une large partie de l’hippocampe et des lobes temporaux), et devenu incapable de mémoriser de nouvelles informations explicites, alors que ses capacités d’apprentissage implicite restent préservées. Il pouvait ainsi apprendre, jour après jour, à manipuler un logiciel informatique sans en garder le moindre souvenir conscient. Aujourd’hui, les techniques d’imagerie cérébrale permettent d’étudier des sujets sains et de déterminer les zones cérébrales impliquées dans les diverses facettes de la mémorisation (enregistrement, stockage ou récupération de l’information), dans les différentes formes de mémoire (déclarative, procédurale, sémantique, de travail, à court ou long terme, etc.).

Enfin, le livre comporte aussi de nombreuses références à la vie familiale et sociale d’E. Kandel, qui ne parasitent pas la lecture mais au contraire enrichissent le propos sur la question de la mémoire. Dans les premières pages, E. Kandel raconte son enfance à Vienne. Le souvenir de Mitzi, la "séduisante bonne", reste celui de ses premiers émois sexuels de jeune garçon… Né en Autriche dans une famille juive, il a grandi en même temps que la montée du nazisme. Ses parents sont dépossédés de leurs biens à la veille de la "Nuit de cristal", le 9 novembre 1938 - il a alors neuf ans -, nuit de triste mémoire au cours de laquelle son père est arrêté. Heureusement libéré, il s’enfuit avec toute sa famille aux États-Unis, à New York où la seconde vie du jeune Eric va commencer. Avec, toujours présent à l’esprit, le besoin de mémoire : "Après la Shoah, l’un des leitmotiv de la communauté juive a été de "ne jamais oublier". Mes travaux scientifiques explorent les fondements biologiques de ce mot d’ordre : les processus cérébraux qui nous permettent de nous souvenir."


L'ombre de Freud

L’ombre de Sigmund Freud plane sur le livre – et l’oeuvre – d’Eric Kandel. Durant ses dernières années de collège, en 1951 et 1952, il développe une fascination pour la psychanalyse, "discipline tout entière concentrée sur le déchiffrage des couches successives de la mémoire et de l’expérience individuelles". Les parents de sa petite amie de l’époque sont psychanalystes, proches de S. Freud. Juif viennois lui-aussi, Freud a fui le régime nazi en 1938 pour se réfugier à Londres. Un rapprochement est également possible en matière de curiosité intellectuelle et scientifique. Lorsqu’E. Kandel entreprend des études de médecine, son but est de découvrir les fondements neurobiologiques des instances psychiques (conscience, subconscient, inconscient), au coeur de la théorie freudienne. Le fondateur de la psychanalyse était lui-même biologiste de formation, et avant de s’atteler à l’analyse des processus psychiques, il s’était intéressé à l’étude physiologique du système nerveux. 


Psychiatre de formation, E. Kandel reste un défenseur de la dimension humaine derrière le réductionnisme propre à l’étude du cerveau. Dans son discours lors de la cérémonie des Nobel, il précise que "l’étude biologique de l’esprit est plus qu’une quête scientifique porteuse de grandes promesses ; c’est aussi une importante aventure humaniste. La biologie de l’esprit établit un pont entre les sciences – qui s’attachent à comprendre la nature – et les humanités – qui se soucient du sens de l’expérience humaine. Les perspectives qui sortiront de cette nouvelle synthèse n’amélioreront pas seulement notre compréhension des troubles psychiatriques et neurologiques, mais elles conduiront à une compréhension plus profonde de nous-mêmes." Freud en aurait sans doute convenu avec lui.


*Pour aller plus loin : la video d’une conférence d’Eric Kandel sur le stockage et la persistance des souvenirs