Le journaliste français Olivier Guez raconte son voyage à travers une Amérique décadente. Un "road trip" sombre. 

Le spleen est désormais un mal américain. Olivier Guez s’en est rendu compte vers la fin de son road trip à travers les Etats-Unis pendant l’été 2011. Et de ce constat il a écrit American Spleen, à la fois reportage gonzo et enquête journalistique. Planté devant le Mont Rushmore, cette falaise monumentale où les visages de George Washington, Thomas Jefferson, Abraham Lincoln et Theodore Roosevelt ont été gravés dans la roche il y a un siècle, l’auteur est profondément marqué par le spectacle sordide de touristes obèses en bermuda. Coincé dans la cafétéria du monument par temps de pluie, à manger des fritures répugnantes, il se laisse aller à sa propre interprétation du tableau qui l’entoure : "Leur corpulence extravagante trahit un manque d’énergie et de volonté. Une aboulie existentielle […] Elle révèle l’ennui, l’abandon, le renoncement à la séduction, à l’estime de soi, au sexe probablement." Les symptômes sont très proches du spleen que Baudelaire décrit à sa mère dans une lettre en 1859 : "Ce que je sens, c'est un immense découragement, une sensation d'isolement insupportable, une peur perpétuelle d'un malheur vague, une défiance complète de mes forces, une absence totale de désirs, une impossibilité de trouver un amusement quelconque".

Le constat est dur, et comme il l’admet lui-même, probablement empiré par son propre état psychique après tout ce temps passé sur la route. Mais, pour lui, c’est le fil conducteur qui relie toutes ses rencontres au pays de Barack Obama. En passant par Washington D.C, New York, Atlanta, l’Arizona ou le Montana, partout il retrouve des gens dans un état de profonde dépression ou de paranoïa. Dans la première partie du livre, Olivier Guez part à la rencontre de ceux qui construisent et analysent le discours politique américain actuel. Et que ce soit face aux premiers Tea Partiers ou aux têtes pensantes de think tanks conservateurs et libertariens comme le Cato Institute ou the Heritage Foundation, ou même des penseurs libéraux comme Francis Fukuyama ou Fareed Zakaria, le sentiment le plus prégnant est celui d’une déception énorme et d’un pessimisme qui sied peu à l’idée qu’on peut encore se faire de l’Amérique.

Au bar de l’hôtel Warwick à New York, Olivier Guez boit un verre avec l’homme qui avait annoncé "la fin de l’Histoire" dans les années 1990, Francis Fukuyama. Pour lui, l’avènement du consensus mondial autour de la démocratie libérale après la chute du mur de Berlin signifiait que l’humanité avait atteint son stade ultime de progrès. Désormais, Fukuyama est un homme déçu qui passe davantage de temps à réfléchir aux récents évènements qui ont bousculé les Etats-Unis. Obama n’est pas à la hauteur des espoirs placés en lui et n’a pas été assez décisif après la grande récession de 2008. A l’inverse d’un Franklin Roosevelt après le crash de 1929. La loi Dodd-Frank sur la régulation de l’industrie financière est trop compliquée et impossible à mettre en œuvre. Et, pour Fukuyama, ce manque de poigne n’est pas tout-à-fait innocent. La présence, dans l’entourage de l’actuel président, de gourous anti-régulation financière comme le secrétaire au trésor Timothy Geithner ou l’ancien chef du conseil économique Larry Summers, démontre la proximité de l’administration Obama avec Wall Street : "Pour sauver l’économie américaine et réformer son système financier, Obama a choisi deux hommes adorés par Wall Street et impliqués dans les réformes et la politique qui ont permis ses abus puis provoqué sa chute".

En plus des professeurs, intellectuels et autres experts des affaires américaines avec qui Olivier Guez a eu la chance de s’entretenir, ce sont les rencontres impromptues avec des citoyens lambdas qui donnent vraiment vie au concept d’American Spleen. Le 4 juillet 2011, le voilà parmi la foule qui assiste au rodéo de l’Independence Day à Livingston dans le Montana. Il y fait la rencontre de Sandy, une femme divorcée qui n’a pas assez "d’argent pour élever ses gamins". Et, comme il l’apprend plus tard dans un bar de la ville, elle s’accroche quand même à l’espoir de rencontrer un grand producteur hollywoodien pour lui refiler un scénario qu’elle a écrit. Tout ça dans un cadre qui rappelle le tableau Nighthawks d’Edward Hopper. Ce genre de "personnages", pourtant bien réels, est présent tout au long d’American Spleen. Ils font des apparitions brèves mais suffisamment marquantes pour personnifier le déclin américain qu’Olivier Guez s’acharne à représenter.

Mais l’american spleen semble avoir ses particularités. Et la léthargie dépressive qui pourrait être associé à ce sentiment baudelairien est-il vraiment le trait le plus caractéristique des nombreux américains qu’Olivier Guez a croisés sur sa route ? Où est le découragement des Tea Partiers ? Où est le découragement de ceux qui ont occupé Wall Street pendant des mois ? Il y a peut-être de la tristesse et de la mélancolie dans la vie de ces gens, on peut même considérer que leurs opinions sont empreintes de nostalgie, mais ils sont bien présents dans le paysage politique américain et ne semblent pas vouloir laisser leur pays à l’abandon. D’un côté, le Tea Party a bouleversé les codes et les habitudes du Parti républicain et lui a donné une victoire écrasante lors des élections de mi-mandat de 2010. De l’autre, le mouvement Occupy Wall Street s’est propagé dans tous le pays et est devenu l’une des sources d’inspirations principales d’un Obama en campagne pour sa réélection, comme on a pu le voir lors de son dernier discours sur l’Etat de l’Union.

Dommage, Olivier Guez a quitté les Etats-Unis avant que le mouvement des 99% ait vraiment pris son envol. En revanche, son ouvrage commence avec une exploration détaillée du Tea Party, dont Occupy Wall Street est le pendant à gauche. Ce mouvement, qui veut restreindre le rôle du gouvernement fédéral à son expression la plus minimale selon les critères établis par la constitution, peut véritablement être qualifié de populaire. Et si Jenny Beth Martin, la coordinatrice nationale des "Tea Party Patriots", a le spleen… elle le cache plutôt bien. Olivier Guez l’a rencontrée et a pu lui-même s’en apercevoir. Elle est révoltée par le plan d’assistance aux propriétaires en difficulté proposé par Obama après le désastre des subprimes : "Si vous prenez des risques financiers, il faut les assumer. Il est inacceptable d’utiliser l’argent du contribuable pour renflouer vos pertes". Quand le business de son mari fait faillite pendant la crise, pas question d’accepter l’aide du gouvernement : "On ne voulait pas d’argent du gouvernement, on ne voulait pas de son assistance. On a préféré tout recommencer à zéro". Elle décide alors de s’engager pour ses idéaux et lance un appel à manifester devant le capitole de Géorgie. En une semaine, elle réussit à rassembler 500 personnes. Elle est aujourd’hui à la tête d’une organisation de 15 millions de personnes. Son combat est peut-être insensé car fondé sur un fantasme de l’âge d’or des "founding fathers", mais il dénote tout le contraire du spleen et du découragement dont parle Olivier Guez. L’essor de mouvements populaires de grandes ampleurs comme le Tea Party ou Occupy Wall Street montre que l’esprit d’initiative si chère à l’Amérique n’est décidément pas enterré. En revanche, que deux mouvements aux principes si diamétralement opposés émergent au même moment traduit un autre problème que le spleen : la profonde division des Etats-Unis