Les agences de notation – cette hydre à trois têtes dénommées Standard’s & Poors, Moody’s et Fitch – ont réussi, depuis deux ans déjà, à infléchir les politiques publiques de la France comme de l’Espagne, de la Grèce comme de l’Italie. Avec le succès que l’on sait.

Le triomphe de l’hydre à trois têtes

Cette inflexion des politiques conduites par l’ensemble des Etats membres de l’Union européenne a une triple origine.
Elle est d’abord due au poids impressionnant de l’hydre à trois têtes. Alors qu’il existe officiellement plus de 130 agences de notation à travers le monde, Standard’s & Poor’s, Moody’s et Fitch – les " fat three " s’engraissant sur le dos de la misère sociale – représentent 85% du marché. Les deux premières, basées à New York, affichent un chiffre d’affaire de respectivement 2,6 et 1,8 milliards de dollars. La troisième, basée à Paris, présente un chiffre d’affaires supérieur à 600 millions de dollars. Des chiffres qui laissent songeurs lorsque l’on sait qu’en France, la mission sport, jeunesse et vie associative est dotée d’un budget inférieur à 500 millions d’euros dans le cadre de la loi de finances 2012.
Cette inflexion est ensuite due au détournement progressif du rôle original des agences. D’évaluateurs de la fiabilité financière des sociétés, des institutions, des produits financiers et des Etats – chacun étant noté selon l’échelle désormais célèbre s’établissant du AAA au D –, pourvoyeuses d’informations pour les acteurs du marché financier, les agences se sont en effet peu à peu converties en grandes prêtresses de la doxa économique et financière néolibérale – il suffit de consulter les CV de leurs employés. Doxa saluée par les investisseurs et imposée sans contrepartie aux émetteurs, contraints à rechercher constamment l’approbation des agences. Or que les entreprises privées cherchent à satisfaire les exigences des agences de notation, c’est une chose. Quand il s’agit d’Etat aux gouvernements démocratiquement élus, c’en est une autre.
Cette inflexion est due enfin à l’inertie des gouvernements – à défaut du gouvernement – de l’Union européenne et des autres puissances mondiales, qu’elles soient chinoises ou américaines, alors même que la responsabilité de l’hydre à trois têtes dans la crise financière de 2008 dont nous subissons encore et toujours aujourd’hui les conséquences ne fait pas l’ombre d’un doute. C’est en effet la mauvaise appréciation du risque par les agences de notation qui a conduit à rendre les subprimes attractives auprès d’un nombre croissant d’investisseurs et ainsi à faciliter leur diffusion. Mauvaise appréciation non seulement liée à la multiplication d’erreurs techniques, mais également à l’importance de conflits d’intérêts persistants entre agences et émetteurs, conflits sous-jacents au business model d’agences payées non par les investisseurs mais par les émetteurs des produits soumis à notation (à l’exception notable des Etats dont la notation est officiellement " gratuite "). Conflits d’intérêts sur lesquels le département de justice américain a d’ailleurs ouvert une enquête, soupçonnant notamment les dirigeants des agences d’avoir poussé les analystes à noter favorablement des obligations adossées à des créances immobilières pourtant identifiées comme douteuses.
La portée potentielle de cette inflexion des politiques publiques par les agences de notation était en août 2008 – au moment de la faillite de Lehman Brothers dont l’hydre à trois têtes était en partie responsable – insoupçonnée. Trois ans plus tard, en janvier 2012, les exemples espagnol, français, grec et italien suffisent à eux-seuls à donner froid dans le dos, sans même qu’il ne soit nécessaire de convoquer les désespoirs irlandais et portugais.

La voracité de l’hydre à trois têtes

Les Espagnols se sont vus imposés au mois d’août 2011, sans référendum – et après avoir accepté la baisse des salaires des fonctionnaires, l’abandon progressif des politiques sociales et le chômage de masse –, la modification d’une Constitution trentenaire, symbole de l’union nationale et de la démocratie retrouvée, pour se protéger d’une menace de dégradation mise à exécution quelques semaines plus tard. Les milliers de manifestants dans les rues des grandes villes du pays, pourtant terre de naissance du mouvement international des Indignés, n’y ont rien changé. Les trois têtes de l’hydre, non contentes d’avoir apposé au fer rouge leur marque illégitime dans la loi suprême espagnole en y faisant graver une " règle d’or " garantissant la stabilité budgétaire, ont ensuite et une nouvelle fois dégradé la note souveraine de l’Espagne, se payant même le luxe de maintenir une perspective négative pour le pays. Les élections ont vu à la date anniversaire de la mort de Franco le triomphe des conservateurs et la victoire d’un abstentionnisme résigné dans un pays certes indigné mais avant tout désenchanté.
Les Français, quant à eux, après avoir subi pendant des semaines des coupes de plusieurs centaines de millions d’euros dans les dépenses publiques afin de tenter de préserver le fameux " triple A ", ne peuvent que constater que tous ces efforts ont été vains. Les plans de rigueur ont succédé de façon presque hebdomadaire aux plans de rigueur. La menace de dégradation des agences de notation a semblé érigée en fil conducteur unique des politiques gouvernementales. La France a vu ses prévisions de croissance se réduire comme une peau de chagrin tout en abandonnant sous la pression des marchés toute possibilité de relance par une intervention publique massive. Elle a ri jaune le 10 novembre lorsque Standard’s & Poor’s a annoncé " par erreur " la dégradation de sa note, au moment même où l’écart entre les taux d’intérêt français et allemand n’avait jamais été aussi fort. Elle ne rit plus maintenant que cette dégradation est actée.
On a vu, par ailleurs, des Grecs mourir dans des manifestations dont le seul et si légitime mot d’ordre était le droit à un futur, sans que beaucoup ne s’en émeuvent. L’instauration d’un gouvernement d’union nationale dirigé par un " économiste ", sans élections législatives préalables, a eu pour seule conséquence non de renforcer les droits des citoyens grecs ou de défendre enfin leur dignité sur la scène européenne internationale, mais de calmer les inquiétudes des marchés quant à l’application des principes du néolibéralisme économique, ceux-là même qui ont, il y a quelques années déjà, jeter des centaines de millions d’Argentins – 60% des citoyens – dans la misère crue et froide. Economiste renommé, Lucas Papademos est aussi un partisan invétéré du sang et des larmes. Or le sang et les larmes sont bien là et le retour de la croissance toujours pas. Mais pouvait-on vraiment en douter…
Les Italiens, eux aussi, ont été pendant plusieurs semaines le dindon de la farce financière européenne. Le départ du Cavaliere ne leur a pas permis de sortir de l’ornière. Il a certes mis fin aux chroniques judiciaires et mondaines de celui qui s’est payé l’Italie comme il s’était payé le Milan AC, mais n’a pas suffi à faire redescendre la pression des marchés obnubilés par une dette publique de 1900 milliards d’euros, qualifiée à tout bout de champ de " colossale " par des chaînes de télévision unanimes. Le Cavaliere a d’ailleurs, curieuse façon d’abandonner le pouvoir, conditionné son départ et la prise de pouvoir de Mario Monti – autre économiste gestionnaire à la tête d’un pays de l’Union européenne, qui entretenait il y a encore peu des liens étroits avec Goldman Sachs, autrement dit les marchés financiers – à l’adoption par le Parlement d’un énième plan drastique de rigueur " anticrise " aux conséquences sociales désastreuses. Mais est-il bien nécessaire de mentionner là-aussi l’indifférence totale des politiques face à la colère de centaines de milliers d’Italiens s’exprimant dans la rue ? Une fois les larmes votées, le Cavaliere a abandonné le navire... Et si à son départ la joie des Italiens était visible et gaie – comment d’ailleurs ne pas se réjouir avec eux – leur réveil de rigueur a été vigoureux.

Le rêve d’une déferlante populaire

La situation aux quatre coins de l’Europe apparaît donc pour le moins désespérée. L’ensemble des gouvernements européens ne cessent depuis des mois de reculer devant leurs engagements antérieurs et de céder aux exigences des marchés financiers. L’hydre à trois têtes des agences de notation semble bel et bien avoir définitivement gagné.
Alors faisons un rêve. Que dans une semaine, que dans un mois, une déferlante populaire pacifique s’abatte sur les agences de notation, au nom de la démocratie menacée.
Que dans une semaine, que dans un mois, une date puisse être gravée dans le marbre de la démocratie occidentale, celle du réveil des peuples face aux conséquences de la soumission des pouvoirs politiques aux pouvoirs financiers, après trop de mois de résignation, de renoncement, de sacrifices injustifiés… et d’humiliations. Qu’en masse les citoyens, dans tous les pays européens, se retrouvent pour protester à la porte des agences de notation et dénoncer les privilèges des marchés. Qu’une étincelle vienne enfin allumer la flamme de la révolte européenne.
Car il n’est plus question de subir le diktat de l’hydre à trois têtes. Car il n’est plus question d’accepter l’humiliation – si la majorité citoyenne n’a pas les pouvoirs des grands financiers, au moins elle a une dignité. Car il n’est plus question de voir l’histoire se répéter et les renoncements s’accentuer, d’accepter que les communiqués de presse alarmistes des agences de notation enlèvent tout sens au droit de vote en brandissant sur la tête des dirigeants européens l’épée de Damoclès de la dégradation s’ils n’appliquent pas des recettes économiques ultralibérales dont le seul effet est de détériorer un peu plus la situation des pays et donc de rendre à terme inévitables ces dégradations.

Le scénario d’un réveil

Le scénario pourrait être simple. Un appel né sur les réseaux sociaux avec un seul mot d’ordre : " trop c’est trop ". Avec un seul étendard : la révolution citoyenne pacifique. Avec un seul slogan, le premier inscrit par les indignés espagnols, au kilomètre zéro de Madrid, au centre de La Puerta del Sol : " si vous ne nous laissez pas rêver, nous ne vous laisserons pas dormir ". Avec une seule volonté : faire trembler les agences de notation.
Les manifestations spontanées se multiplieraient partout en Europe devant les bureaux des trois fameuses agences de notation, à Paris comme à Londres, à Madrid comme à Berlin. Le mouvement prendrait une ampleur inattendue, réunissant syndicalistes ouvriers, étudiants, cadres moyens, employés, retraités. Les manifestations se dérouleraient dans un climat de gravité extrême. La conscience de l’histoire en train de se faire serait en chacun des manifestants profondément ancrée. La lutte pour la démocratie serait à l’œuvre. Les locaux des agences de notation n’auraient d’importance que par ce qu’ils symbolisent. Il n’y aurait qu’une chose à démonter, le pouvoir usurpé des agences de notation, pour redonner enfin son sens au mot démocratie au sein de l’Union européenne.
Face à l’ampleur et à la multiplication des protestations, les gouvernements européens seraient obligés de prendre leur responsabilité pour éviter tout débordement. Et cette responsabilité ne consisterait pas à protéger la liberté d’entreprendre de l’hydre à trois têtes, mais à défendre les citoyens européens en prenant par la loi le relai des contestations pacifiques. Les gouvernements européens n’auraient en effet plus d’autre choix que d’adopter des mesures radicales pour sauver les démocraties occidentales de la menace d’un autoritarisme dont la puissance a jusqu’à aujourd’hui été par beaucoup sous-estimée : la dictature sans pitié, sans lucidité et sans légitimité des marchés financiers.
L’acte 2 de l’hiver occidental pourrait alors commencer. Ce serait le temps de l’action et du triomphe de la volonté politique pour dire enfin " merde " aux agences de notation. Un temps que je rêve d’écrire au présent

 

 

Julia Cagé pour Cartes sur Table 

 

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Prologue - "Merde aux agences de notation"  , par Julia Cagé 

Acte 2 - Le temps de l'action: la volonté politique  de dire enfin "merde aux agences de notaiton", par Julia Cagé

Acte 3 - La victoire citoyenne,bientôt le printemps,  publication le 7 mars