Parfit signe ici un ouvrage colossal et attendu sur la morale, véritable blockbuster philosophique s'il en est.

Imaginez-vous alpiniste chevronné. L’un de vos projets les plus chers est de gravir le Mont-Blanc. Ce projet a-t-il de la valeur, et si oui, de quel ordre ? Imaginez qu’au lieu de ça, vous consacriez votre temps et votre argent à venir en aide à une association caritative. Imaginez enfin que, pessimiste, vous ayez réalisé que l’histoire humaine n’a été jusque là qu’un grand gâchis qu’aucun avenir radieux ne pourrait compenser. Quelles théories sont les plus à même de vous aider à répondre à ces questions ; lesquelles vous seront les plus favorables, en ce sens qu’elles soutiendraient la réalisation de vos désirs personnels ; et lesquelles sont les plus impartiales tout en étant acceptables même pour celui qui devrait se sacrifier ?

Imaginez-vous maintenant philosophe. Vous n’êtes ni Nietzsche ni Michel Serres et les sommets alpins vous effraient. Vous avez néanmoins un grand projet philosophique. Celui-ci, s’il réussissait, ne serait pas vain selon vous, car il contribuerait, même indirectement, à faire de ce monde un monde meilleur. Vous croyez au progrès philosophique, et moral. Ce projet vous prendrait vingt-cinq années et que, s’il se révélait avoir manqué sa cible, votre vie, dont ces années ont occupé une part significative, aurait été en partie gâchée. De quoi dépendrait le succès de ce projet particulier ? Quelle montagne s’agit-il de gravir ici pour l’accomplir ? Quels obstacles vous faudrait-il franchir pour parvenir au sommet ?

C’est à une semblable entreprise que Derek Parfit, auteur du très important Reasons and Persons   , a consacré ces vingt-cinq dernières années. Cette entreprise a un nom, On What Matters, dont le titre initial, quand le manuscrit ne faisait encore que circuler sur internet et dans les départements de philosophie anglo-saxons, était Climbing the Mountain. Et le lire est en soi une épreuve. Les deux tomes qui composent l’ouvrage regroupent quelque 1440 pages sommaires, appendices, notes et références compris (le corps du texte est d’environ 1100 pages).

Sur le rabat de couverture de chaque tome, Oxford University Press a écrit : "Ce livre traite des raisons, de la valeur, et de la moralité. Il y a au début de chaque volume des résumés. Chaque volume peut être acheté et lu séparément." Il s’agissait à l’origine des Tanner Lectures de Parfit à l’UC Berkeley en 2002, suivies comme de tradition de commentaires, par Tim Scanlon, Susan Wolf et Allen Wood, auxquels s’ajoute celui inclus par la suite de Barbara Herman. Ces commentaires sont eux-mêmes suivis de réponses par l’auteur. Mais le volume total est considérablement augmenté par rapport aux publications habituelles de Tanner Lectures. On What Matters, attendu de longue date, a été acclamé par Peter Singer comme le plus grand livre d’éthique depuis The Methods of Ethics de Sidgwick (1874)   , ce que, à l’époque de la parution de Reasons and Persons, Samuel Scheffler avait déjà dit au sujet de celui-ci. Jeff McMahan, ancien étudiant de Parfit, a d’ailleurs noté que Singer se trompait peut-être : au moins un livre avait déjà pu rivaliser avec celui de Sidgwick, à savoir Reasons and Persons lui-même. Quoi qu’il en soit, On What Matters (OWM) est un livre extrêmement important, ne serait-ce que par son envergure, son ambition et sa rigueur.

Que s’est-il donc passé depuis Reasons and Persons (R&P) ? Tout d’abord, OWM était déjà prévu par R&P, dans lequel on trouve déjà l’espoir que du progrès peut être fait en philosophie morale et qu’il y a une montagne à gravir quelque part dans l’univers. L’idée d’une "Théorie Unifiée" et la métaphore de la montagne y apparaissent déjà   . Mais OWM veut démontrer que cet espoir n’était pas vain, et développer cette Théorie Unifiée pour intégrer, non plus le conséquentialisme et la moralité de sens commun, mais conséquentialisme, contractualisme et kantisme. L’espoir n’est pas mince puisqu’il s’agit de montrer non seulement qu’il y a des vérités morales objectives mais aussi qu’un accord est possible et probable sur ces vérités. La continuité entre R&P et OWM s’éprouve également par les échos que les lecteurs familiers de R&P reconnaîtront (dilemmes "Each-We" – problèmes de coordination dans l’universalisation des maximes –, "problèmes de non-identité"). Cependant la lecture du premier n’est pas nécessaire à la bonne compréhension du second ; les rappels utiles y sont faits et on y retrouve parfois même des passages quasiment identiques.

Ce qui a véritablement changé en revanche, c’est que Parfit a relu Kant, qui auparavant l’agaçait. De très près et sérieusement. D’où, en préface, des considérations lyriques sur les mérites de ses deux maîtres, Kant et Sidgwick. Les kantiens, d’accord ou non avec sa lecture originale, s’en réjouiront ; d’aucuns considèreront en revanche que relire Kant aura donné à la pensée de Parfit un tournant préjudiciable, qui en tout cas se chiffre en commentaires interminables et en déclarations d’amour pour le chinois de Königsberg. Mais que les adversaires de Kant se rassurent : Parfit dit aussi admirer Nietzsche, auquel il consacre un des derniers, et des plus étonnants et agaçants   , chapitres de l’ouvrage. Nietzsche qui voyait la morale comme problème devient à la fin d’OWM un problème pour la morale selon Parfit.

L’objectif de Parfit dans On What Matters est double : normatif et méta-normatif. Le premier aspect consiste à réconcilier les trois grandes théories morales (kantisme, conséquentialisme et contractualisme) au sein d’une Triple Théorie unifiée qui montrerait que ceux que l’on croyait irréconciliables gravissaient en réalité la même montagne, mais sur des flancs différents. Parfit les accueille au sommet avec pour récompense la bonne nouvelle de leur entente possible. Si cette réconciliation est possible, et si le versant méta-normatif n’est pas un mirage, il y aurait donc une vérité morale, et une seule, sur laquelle tous peuvent s’entendre et qui donne de la chair à ces théories en même temps que Parfit leur donne du souffle pour se la partager.

Malgré l’unité affichée, OWM est hétérogène. Plutôt qu’un ensemble systématique, c’est une compilation de ce qui aurait pu constituer trois ouvrages séparés. Un livre sur l’intégration possible d’un Kant révisé à l’éthique contemporaine (Parties 2 et 3), assorti de commentaires et réponses (Parties 4 et 5), un livre sur les raisons et les valeurs (Partie 1), et un livre de méta-éthique (Partie 6)   . Ce dernier, le plus conséquent, est aussi le plus hétérogène par l’inclusion de deux appendices métaphysiques, la reproduction d’un étrange mais fascinant article initialement paru dans la London Review of Books intitulé "Why Anything ? Why This?" et proposant de subtiles variations sur "Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?", et un chapitre intitulé "On What There is" défendant le "possibilisme" contre l’"actualisme". Ce dernier n’est pas sans lien avec le reste de l’ouvrage ; le premier en revanche beaucoup moins. A cela s’ajoutent répartis entre les deux tomes huit autres appendices subsidiaires (sur Kant, les raisons, David Gauthier, et le mérite) rattachés au corps du texte, dont la lecture n’est pas requise pour la compréhension d’ensemble. Passé cette impression de fouillis, le lecteur aura toutefois le sentiment de pénétrer dans une cathédrale, à l’architecture certes moins élégante que celle des illustrations de couverture, mais non moins intimidante. Et lus sous l’angle d’une élimination minutieuse des obstacles à l’idée d’un progrès vers une unique et nécessaire vérité morale, toutes les parties de ce monument font peu ou prou corps.

OWM peut ainsi être divisé en trois grands moments : Raisons (Partie 1), Triple théorie (Parties 2-3 et 4-5) et Normativité (Partie 6). De façon remarquable, alors que les deux extrémités méta-normatives (1 et 6) consistent à éliminer les rivaux, le cœur de l’ensemble vise la convergence de théories normatives rivales. C’est là une tension méthodologique non négligeable.

 

- 1 -

Dans la première partie, méta-normative ou méta-éthique, Parfit dispose l’appareil conceptuel et terminologique indispensable à la suite de l’aventure. Il s’agit simplement d’établir les distinctions d’usage et de spécifier le sens précis dans lequel Parfit entend le terme central de "raisons". Parfit cherche cependant à démontrer que sa conception des raisons est supérieure aux autres. La partie n’est donc pas simplement stipulative mais aussi un moment d’élimination des rivaux. L’opposition essentielle de ces chapitres se fait entre théories objectives et subjectives des raisons. Les raisons que nous avons d’agir sont pour les unes déterminées par des faits nous concernant (nos désirs et buts), tandis que pour les autres elles le sont par des faits concernant ce que nous désirons ou visons. Les unes sont des raisons "subject-given", les autres "object-given" (ou value-based)   . Parfit défend son choix d’une théorie objective contre les différentes formes de subjectivisme : l’argument principal consiste à montrer en quoi l’objectiviste peut seul fonder des raisons de façon non triviale : pour lui, ce que nous devons rationnellement choisir dépend de nos raisons (substantielles) alors que pour le subjectiviste (sophistiqué), nos raisons dépendent de ce que, après délibération (procéduralement rationnelle), nous choisirions en fait. Mais ce dernier ne peut s’expliquer pourquoi il est bon qu’il choisisse ainsi, sinon en recourant à une conception substantielle.

Ainsi, une stratégie habile et fréquente de Parfit pour réfuter ses adversaires consiste à traduire les affirmations supposément substantielles en "tautologies déguisées". Je ne peux m’attarder sur les détails de l’argumentation, ni évaluer si Parfit a bien réfuté le subjectivisme   . Il relève néanmoins bien certaines implications problématiques des théories subjectives, mêmes idéales, comme déjà dans R&P, telles que nous pourrions souvent ne pas avoir de raisons de vouloir éviter une grande douleur future, ou que nous en aurions de préférer gâcher nos vies ou poursuivre des fins sans valeur. Et il montre aussi bien comment pour parer aux objections, les subjectivistes doivent présupposer des raisons d’avoir un désir qui ne proviendraient pas elles-mêmes d’autres désirs. Le subjectivisme est ainsi soit incohérent (il présuppose l’objectivisme), soit peu plausible (voire auto-réfutant, comme il est démontré dans R&P). Le maintien du subjectivisme nous condamne donc selon Parfit à admettre que rien ne compte (nothing matters)   .

Les chapitres 5 à 7 affinent la conception parfitienne des raisons (pratiques et épistémiques). Les raisons les plus fortes que nous avons de croire, désirer ou agir dépendent de faits objectifs. Deux ordres de raisons s’imposent à nous, les raisons égoïstes (self-interested) et les raisons impartiales, qui peuvent être évaluées de deux points de vue, personnel ou impartial. De la coexistence de ces deux ordres (et points de vue), surgit un problème central pour la moralité, le "dualisme de la raison pratique" de Sidgwick. Comme nous n’avons pas de troisième point de vue à partir duquel arbitrer, ce dernier jugeait nos raisons égoïstes et impartiales incomparables. Parfit rejette l’argument de Sidgwick – nous n’avons pas besoin de point de vue neutre – et affirme que toutes nos raisons, partiales ou impartiales, doivent être évaluées du point de vue personnel. Elles ne sont pas incomparables mais seulement comparables de façon très imprécise, ce qui transforme l’aporie en un ensemble plus ou moins ouvert d’options plus ou moins également bonnes. Contre le "dualisme" sidgwickien, Parfit opte pour une théorie (wide value-based theory) d’après laquelle nous avons souvent des raisons suffisantes (et, c’est important, potentiellement impartiales pour tout point de vue) d’agir dans un sens (sauver cinq personnes) ou dans l’autre (mourir ou laisser mourir un proche), réconciliant ainsi nos raisons partiales et impartiales, là où Sidgwick devait éliminer l’égoïsme. La Triple Théorie établira, via une interprétation originale de Kant, que même du point de vue personnel, un agent doit pouvoir accéder aux raisons impartiales dans la mesure où il peut rationnellement consentir aux principes dont elles dérivent, quand bien même ces principes lui seraient personnellement défavorables.

Ces questions constituent le Problème le plus profond selon Parfit, celui du conflit entre les points de vue partial-personnel et impartial-impersonnel. Les réponses aux questions "ce que j’ai le plus de raisons de faire" et "ce que je dois moralement faire" doivent le moins possible entrer en conflit : si nous avions des raisons de mal agir, il n’y aurait pas de moralité. C’est pourquoi il est essentiel d’aboutir à une conception non contradictoire des raisons morales, intelligible de façon homogène de tous les points de vue (agents et victimes, proches et inconnus). Les concepts moraux – ce qu’il faut faire (ought to) ou ne faut pas faire (wrong, que je traduirai aussi par mal ou mauvais) – sont utilisés dans leur sens normatif le plus fort, que Parfit appelle "impliquant des raisons" (reason-implying), elles-mêmes comprises au sens objectif et fondé sur la valeur. Ces concepts sont fondamentaux, ou élémentaires, et indéfinissables. On verra néanmoins que tout le monde ne s’entend pas sur leur sens !

 

- 2 -

La deuxième partie, "Principes", est consacrée aux principes de la moralité chez Kant : principe du consentement, formules d’universalité, d’humanité et du souverain bien, sentiment de respect et dignité de la personne, (non-)importance du libre-arbitre et du mérite. Chaque principe reçoit un traitement particulièrement fin et patient, au terme duquel Kant ressort revu et corrigé, épuré, prêt à une intégration à la Triple Théorie à venir. De Kant révisé, Parfit retiendra :

  1. Tout le monde doit traiter tout le monde seulement de manières auxquelles il pourrait rationnellement consentir (substitution du consentement rationnel au consentement effectif ou possible).
  2. Tout le monde doit considérer tout le monde avec respect, et jamais seulement comme un moyen. Même les personnes les pires moralement ont autant de dignité ou de valeur que n’importe qui d’autre ("comme un moyen" dépendant de façon fine de l’action dans son ensemble).
  3. Si toutes nos décisions ne sont que des événements dans le temps, nous ne pouvons être responsables de nos actes d’aucune manière qui pourrait nous faire mériter de souffrir, ou d’être moins heureux (aucune punition n’est en soi méritée).
  4. CRK: Tout le monde doit suivre les principes dont le caractère de lois universelles rendrait les choses les meilleures possibles, parce que ce sont les seuls principes dont tout le monde pourrait rationnellement vouloir (will) qu’ils aient le caractère de lois universelles.


Parfit veut extraire l’essentiel de Kant, ou du kantisme. La troisième partie, "Théories", est consacrée à l’exposé des trois principales théories à unifier. La méthode adoptée est inspirée de l’autre modèle de Parfit, Sidgwick, qui, dans The Methods of Ethics, montrait comment la méthode intuitionniste, menée rigoureusement, convergeait nécessairement vers un utilitarisme hédoniste. Ici cependant, kantisme et conséquentialisme ne convergent pas spontanément vers un conséquentialisme de la règle kantien. Plutôt, c’est la base méta-normative évoquée qui soutient par elle-même l’argument de leur convergence. Cela passe par trois moments.

1 - Parfit privilégiera comme principe cardinal (en le révisant) chez Kant, la Formule de la Loi Universelle de l’impératif catégorique (il devient concevable d’accepter rationnellement des principes impliquant d’être traité comme un moyen sous une certaine description). Révisée pour parer à d’importantes objections, la Formule requiert que nous suivions les principes dont tout le monde pourrait rationnellement vouloir ou choisir l’acceptation universelle. La théorie parfitienne, par ajustements successifs, va atteindre un point d’équilibre où 1) sa formulation spécifiquement kantienne est la plus acceptable et 2) cette formulation est susceptible de s’accorder avec les formulations elles-mêmes les plus acceptables des théories rivales.

2 - Parfit examine ensuite trois formes de contractualisme : rawlsien, kantien et scanlonien. Rejettant le premier, il montre que le second est conciliable avec le troisième, moyennant quelques ajustements. Le principe essentiel extrait de l’examen du contractualisme est la "Formule de Scanlon"   : Un acte est mauvais (wrong) quand (just when), et parce que, de tels actes sont interdits (disallowed) par des principes que personne ne pourrait rejeter. Ce moment est complété par les réponses à Scanlon (Chapitres 22-23), les plus importantes du livre, des pages très denses où les problèmes d’impartialité, de justice et de non-identité sont articulés de façon passionnante autour des contractualismes de Rawls et Scanlon et du prioritarisme de Temkin.

3 - De l’examen du conséquentialisme, Parfit extrait enfin la version qu’il juge la moins contre-intuitive, un étonnant conséquentialisme de la règle kantien   . Ce conséquentialisme affirme que tout le monde doit suivre les principes dont l’acceptation universelle rendrait les choses les meilleures possibles. Ces principes sont dits, selon un terme utilitariste, "optimifiques". D’après le décisif Argument Kantien   , des kantiens pourraient soutenir que ce sont les principes que toute le monde doit suivre. Comme il n’y a pas de principes significativement non optimifiques que tout le monde pourrait rationnellement suivre, soutient Parfit, la formule kantienne ne peut se maintenir que s’il est vrai, comme il a tenté de le montrer, qu’elle implique sous sa forme révisée le conséquentialisme de la règle.

Par l’examen de chacune de ces théories, et l’élimination de leurs éléments indésirables, Parfit parvient donc à ce point où chaque théorie est intrinsèquement optimale et optimalement compatible avec les autres, par conséquent où dans les multiples variations sur les dilemmes de canots de sauvetage, tramways et ponts, incendies, tremblements de terre et autres catastrophes imaginaires une même (ou un même ensemble de) réponse(s) pourrait dériver de chacune d’elles (alors même que ce type de dilemmes a traditionnellement pour fonction de départager et opposer les théories en question).

La Triple Théorie (TT) découle ainsi d’un contractualisme kantien impliquant un conséquentialisme de la règle, donc un conséquentialisme de la règle kantien (CRK) exprimé par le point 4 ci-dessus. On ne peut raisonnablement rejeter des principes lorsqu’il y a des objections plus fortes à tous les autres principes disponibles. Lorsqu’il n’y a qu’un seul ensemble de tels principes, ce sont des principes que personne ne pourrait rejeter. Ainsi, cette double théorie inclut aussi le contractualisme scanlonien. Et selon TT :

Un acte est mauvais quand (just when) de tels actes sont interdits par les principes qui sont optimifiques, les seuls (uniquely) à pouvoir être universellement susceptibles d’être voulus, et qu’on ne pourrait pas raisonnablement rejeter.  

Ce sont, conclut Parfit, des "principes triplement soutenus" : les trois propriétés énoncées en TT sont des propriétés possédées par "les mêmes principes, et seulement eux"   . Ces trois propriétés sont celles qui rendent les actes mauvais et correspondent, puisqu’elles coexistent toujours, à la même et unique "propriété de niveau supérieur rendant les actes mauvais", i.e. "la propriété complexe d’être interdit par un principe" possédant les trois propriétés évoquées   .

La démonstration est impressionnante, précise, subtile. Son originalité dépendra néanmoins de ce que Parfit aura conservé des théories qu’il prétend réconcilier. L’Argument de la Convergence repose sur l’idée que ce sont des développements internes autorisés par des théories qui les amènent à s’accorder. Mais les théories convergentes pourraient bien ne plus être les théories de départ   . Au terme de ces examens et corrections, chaque théorie ressort plus ou moins épargnée ou amendée. Or si la cohérence de la TT requiert de part et d’autre des modifications substantielles, on peut se demander si le résultat, indépendamment de ses mérites propres, est si surprenant. Il aurait été surprenant que chaque théorie, sans s’amender, puisse être intégrée à une unique théorie. Mais la surprise dépend en grande partie de l’étendue de la correspondance entre les théories de départ et leur image dans la théorie finale (Scanlon, dont la contribution implicite à l’ouvrage – c’est parfois évoqué – semble considérable, au moins semble accepter les principaux amendements de Parfit).

Quant aux mérites propres de TT, ils dépendent à l’inverse de l’acceptation des principes des trois théories, en plus du cadre méta-normatif de Parfit. A supposer que ces principes soient compatibles, reste à les admettre pour eux-mêmes. Parfit s’efforce certes de les raffiner, et de démontrer que les uns peuvent être dérivés des autres, qu’en somme les principes d’actions qu’un agent rationnel sélectionnerait de façon impartiale correspondraient à des principes qui seraient requis aussi bien par un (certain) kantien que par un (certain) contractualiste et un (certain) contractualiste. Parfit aurait montré qu’il n’était "pas vrai" qu’il y avait des "désaccords profonds entre kantiens, contractualistes et conséquentialistes"   . C’était le progrès théorique espéré dans R&P (la convergence affaiblirait en outre l’argument anti-réaliste traditionnel appuyé sur l’irréductibilité des désaccords). Mais le progrès serait aussi moral (en offrant une unique méthode de sélection des principes d’action). Cependant, Parfit a laissé beaucoup de monde sur la route, et l’on voit déjà poindre nombre d’objections aussi bien de non-conséquentialistes (impartialistes ou partialistes) que de conséquentialistes de l’acte. Parfit n’aurait alors pas tant résolu les désaccords moraux qu’offert une théorie susceptible d’unifier des principes qu’il faut par ailleurs accepter – condition non négligeable. Il restera en outre nombre de kantiens en désaccord avec les principes que Parfit juge dignes d’être conservés chez Kant, et qui donc ne pourront faire dériver de leur kantisme le CRK, tout comme avec la conception parfitienne de la méthodologie morale, distincte de celle de Kant   . L’acceptabilité de TT dépend donc ultimement 1) du fait que les principes optimifiques le soient bien et 2) soient bien les seuls, et 3) qu’il soit bien préférable de choisir des principes optimifiques((Susan Wolf offre dans son commentaire des remarques particulièrement pertinentes suggérant que l’on pourrait rationnellement choisir des principes non optimifiques mais protecteur d’autonomie. Parfit répond que soit ce seraient alors des principes optimifiques soit ils ne pourraient être rationnellement choisis comme impartialement préférables. Mais Parfit n’accorde pas tout son poids à la possibilité soulevée par Wolf. Elle souligne aussi le parti-pris méta-éthique de Parfit visant à l’obtention d’un unique ensemble de principes. Elle pense au contraire que la moralité repose essentiellement sur des compromis et un inévitable mais très heureux pluralisme. Il y a, sur les chemins détournés – voire d’autres montagnes – parcourus par les multiples théories, plus à gagner qu’à seulement les attendre au sommet. Ce ne serait pas, écrit-elle, "une tragédie s’il s’avérait que la moralité n’était pas assez clairement structurée" pour avoir un "unique principe suprême"((t. 2, p. 35)). Parfit le lui concède, mais réplique que "ce serait une tragédie s’il n’y avait pas une unique moralité vraie"   . Or, comme "des moralités en conflit ne pourraient pas toutes être vraies", il importe de résoudre nos désaccords pour découvrir les principes en lesquels consiste la moralité. Si, comme le pense Wolf, la moralité s’avérait réellement moins unifiée que Parfit ne l’espère, elle pourrait tout simplement n’être qu’une illusion – le désaccord suggérerait l’absence d’aucun principe vrai.)) . Plus fondamentalement, la théorie de Parfit repose sur l’identification de propriétés pertinentes, celles qui font de nos actions des actions bonnes ou mauvaises (wrong-making features) (et qui ne se confondent pas – ce serait trivial, tautologique ou circulaire – avec ce que c’est que d’être bon ou mauvais), identification avec laquelle il est également possible de ne pas s’accorder. Bien que la propriété complexe d’ordre supérieur ait vocation à les subsumer, on a du mal à voir comment saisir celle-là sans s’accorder sur ce qui compte au niveau élémentaire. La montagne n’a certes pas accouché d’une souris mais tous les alpinistes sont loin d’avoir envie ou bien de la gravir ou bien d’y voir le même sommet.

Les mérites potentiels de TT ne sont cependant pas minimes. On peut en effet considérer qu’elle emprunte à chaque rival, aussi défiguré soit-il, ses principales forces et qu’à ce titre, en une construction magistrale, elle est intrinsèquement supérieure à tous les rivaux possibles. Parfit n’aurait alors pas atteint l’objectif de convergence, mais il aurait proposé une théorie morale supérieure ou optimale qu’il deviendrait difficile de dépasser. Un prix de consolation à ne pas bouder. Les considérations de Parfit dans le Chapitre 34 ("Agreement") sur le caractère imprécis ou indéterminé de certaines vérités morales   laissent penser qu’il a conscience de la possibilité de ne pas avoir parfaitement atteint son but, que certaines rugosités et frictions sont irréductibles, et que sur certaines questions il pourrait ne pas y avoir de réponse unique, voire pas de réponse du tout. Parfit sait que le travail n’est pas terminé et se contente, dans ce chapitre, d’"espérer" que "dans des conditions idéales", on puisse un jour trouver les arguments nécessaires à faire reconnaître universellement les vérités en lesquelles il croit. Ces conditions sont celles décrites par la Convergence Claim :

Si tout le monde connaissait tous les faits non normatifs pertinents, utilisait les mêmes concepts normatifs, comprenait et réfléchissait soigneusement aux arguments pertinents, et n’était affecté par aucune influence déformante, nous et les autres aurions des croyances normatives similaires.  

L’universalité des croyances morales reste un objectif idéal, sur la route duquel il semble que nous ayons progressé, mais que rien ne garantit que nous pourrons un jour atteindre  

Reste enfin à évaluer si l’objectivisme parfitien non seulement soutient adéquatement TT mais est en soi convaincant. Cela, cependant, dépend en partie de la suite de l’aventure.

 

- 3 -

Dans la Partie 6, Parfit veut démontrer qu’il existe des vérités irréductiblement normatives, non naturelles, indépendantes de nos actes, jugements et désirs. Cette thèse peut être décomposée en plusieurs thèses :

− Nous avons des raisons objectives de faire certaines choses
− Ces raisons nous sont données par des faits irréductiblement normatifs
− Ces faits peuvent "survenir" sur des faits naturels mais ne sont pas eux-mêmes naturels
− Les termes et énoncés moraux ne sont ni réductibles à, ni ne signifient la même chose que des termes et énoncés naturels
− Les propositions morales sont "rendues vraies" par ces faits
− Ces vérités portent sur des faits qui existent nécessairement mais en un sens non métaphysique (il est vrai qu’ils existent dans tous les mondes possibles)
− Ces vérités peuvent être connues par une faculté non mystérieuse, comme peuvent l’être les autres vérités "modales" (logiques et mathématiques)

Ces thèses ne présupposent ni un domaine d’entités métaphysiquement étranges ni de faculté quasi-perceptive. Il y a simplement (et ne peut pas ne pas y avoir) ces vérités dans la réalité, au sens où il est réellement le cas que certaines choses sont bonnes ou mauvaises, indépendamment de l’existence de notre univers spatio-temporel ou de quelque univers que ce soit. Il s’agit d’un réalisme moral non naturaliste très fort (mais "non métaphysique") puisqu’il affirme qu’il est vrai que dans tous les mondes possibles la souffrance est "doublement mauvaise" (personnellement et impersonnellement) et que cela aurait été le cas quelle qu’ait été notre histoire évolutive. Les vérités morales ne sont en aucun sens (ni naturel ni métaphysique) des vérités qui auraient pu être différentes, même si nos croyances auraient pu l’être. Parfit va pour établir cela en passer par une série de réfutations.

Il aborde d’abord (Chapitres 24-29) les naturalismes "analytique" (non normatif) et "non analytique" (irréductiblement normatif)   . Les partisans du premier sont difficilement identifiables (les naturalistes pur sucre, réductionnistes, et quelques autres, relativistes probablement, doivent y correspondre. Le second inclut une large gamme de tendances : cognitivistes (subjectivisme-internalisme « analytique » : Darwall, Falk, Williams), non-cognitivistes (expressivisme et quasi-réalisme : Gibbard, Blackburn), nihilistes (= semi-cognitivisme+théorie de l’erreur : Mackie). Si la réfutation est valide, alors Parfit a établi un résultat de taille avec son réalisme non naturaliste. Mais il n’est pas certain que sa démonstration convaincra tous les naturalistes, ni que tous les naturalismes soient incapables, comme le croit Parfit, de fonder la normativité de façon non subjectiviste et non relativiste (l’expressivisme de Gibbard, patiemment critiqué, semble ainsi pouvoir affronter ces obstacles). Le nœud de l’argument contre le non-cognitivisme tient à ce que ce dernier ne serait pas capable de rendre compte de la normativité autrement qu’en termes de motivation, mais que jamais, en se dispensant du réalisme non naturaliste, il n’a les moyens de répondre à la question : Pourquoi devrais-je agir de la façon dont je suis motivé à agir ? (Symétriquement, le non-cognitiviste reprochera à Parfit ne manquer d’une théorie, psychologique, adéquate de la motivation – mais il le concèderait volontiers.)

Parfit traite ensuite (Chapitres 30-33) les problèmes posés par le "naturalisme métaphysique" (= "il n’y a que des faits naturels"), conception d’arrière-plan de nombreux naturalismes moraux, i.e. ses implications quant à l’existence de raisons (épistémiques et pratiques) irréductiblement normatives et indépendantes en particulier de notre histoire évolutive   . Les explications évolutives "démythifiantes" (debunking) ne parviennent pas selon lui à établir l’inexistence de vérités indépendantes, ni en morale ni, a fortiori, en mathématiques. Et, en retour, la plausibilité de l’indépendance – non métaphysique – des vérités mathématiques rend plausible celle des vérités morales, quelle qu’ait été notre phylogenèse.

La réfutation du naturalisme en général est cruciale dans la mesure où il ne permet pas de mesurer la valeur irréductiblement normative de certaines découvertes morales (Objection de la Trivialité, Chapitre 26) ; celle du non-cognitivisme en particulier l’est dans la mesure où il ne permet pas aux désaccords moraux de porter sur quoi que ce soit (aucune proposition ne pouvant être dite correcte ou erronée)   . Enfin, le projet normatif parfitien dépend ultimement non seulement d’un cadre méta-éthique mais, pour assurer celui-ci, d’une épistémologie (intuitionnisme réaliste, Chapitres 30, 32, 33) et d’une métaphysique (possibilisme, Chapitre 31, Appendice J) adéquates, c’est-à-dire de la possibilité d’assurer les animaux rationnels que nous sommes qu’ils ont accès aux raisons et que celles-ci existent ou "sont là".

Mais pourquoi préférer dans cette partie la réfutation à la convergence ? De deux choses l’une pour Parfit : ou bien les rivaux (en particulier internalistes et naturalistes) ont raison, mais alors ce ne sont pas des théories de la moralité (celle-ci devient triviale, aveugle, muette ou incohérente), ou bien la moralité n’est pas dénuée de sens ni d’objet, et alors il faut rejeter ces rivaux. La stratégie parfitienne est ici habile, mais contestable. Comme le remarque Schroeder, il s’agit de montrer que les rivaux métaéthiques (et pas des moindres : Williams, Mackie, Gibbard, Blackburn, Korsgaard, ou encore Schroeder lui-même) n’ont pas les ressources normatives pour contester l’idée chère à Parfit de progrès moral, faute des concepts adéquats de raisons ou de normativité, ou faute de les bien comprendre, ou de bien décrire leur propre théorie ! Le désaccord théorique ne peut donc tout simplement pas avoir lieu ! Schroeder pointe ici un réel problème. Car si la réfutation de théories est en fait subordonnée à la réduction du désaccord plutôt qu’à l’évaluation de leurs mérites propres, la stratégie n’est pas innocente. Parfit, après s’être délibérément isolé, se compare à Hume, isolé du fait de ses opinions sceptiques :

"Ma condition est en partie similaire. La plupart des philosophes semblent rejeter mes croyances méta-éthiques et méta-normatives. En un sens, ma condition est pire que celle de Hume. Nombre de ces autres gens ne comprennent même pas ce que je crois. Quand je parle à ces gens, nous ne pouvons même pas être en désaccord. […] Etant donné l’étendue, la subtilité et la profondeur des écrits de Williams au sujet des questions normatives, j’ai pendant de nombreuses années supposé qu’[il] avait certaines croyances purement normatives. Je ne voyais pas que [s]es affirmations au sujet des raisons, et de ce que nous devons faire, sont en vérité des affirmations psychologiques sur la façon dont nous pourrions être motivés à agir."  

Les désaccords en question reposeraient donc en partie sur des incompréhensions. Mais, faut-il noter, ce n’en sont pas moins des désaccords sur les fins de la philosophie morale et l’usage des concepts. Parfit pense pouvoir minimiser l’importance de ces désaccords en montrant que les théories rivales de la normativité ne sont en fait que des théories psychologiques de la motivation. Même à supposer que les auteurs veuillent bien accorder ce point, reste que Parfit ne peut convaincre tout le monde. Il ne pourra, par définition, pas convaincre le sceptique ; ni ceux, qui peuvent l’être aussi, qu’il appelle "naturalistes durs" (Sturgeon, Brandt, Jackson) puisque de l’avis même de ceux-ci nous n’avons pas besoin de concepts normatifs, toutes les propriétés morales pouvant être décrites en termes non moraux (Chapitre 27). Même si les arguments de Parfit contre cette dernière affirmation sont assez puissants et convaincants, il ne peut empêcher les naturalistes de se passer tout simplement de théorie morale ou les nihilistes de bien vouloir que rien n’ait en soi d’importance   . Le plus qu’il puisse faire est de les empêcher d’utiliser des concepts normatifs pour, par exemple, exposer leurs propres théories. L’ardeur avec laquelle Parfit réfute tous ces adversaires tient en somme à l’angoisse profonde d’avoir gâché sa vie à parler de rien :

"Les Naturalistes ne sont pas des Nihilistes, puisque les Naturalistes croient qu’il y a des faits normatifs. Mais puisque le Naturalisme Doux (soft) est incohérent, et que le Naturalisme Dur (hard) implique que les faits normatifs n’ont pas d’importance, le Naturalisme est proche du Nihilisme. Nous avons donc des raisons d’être contents si, comme je l’ai montré, le Naturalisme n’est pas vrai."  

Parfit aurait gâché sa vie puisque, comme il l’expliquait quelques lignes plus tôt :

"S’il n’y avait pas de tels faits [irréductiblement normatifs], et si nous n’avions pas besoin de faire de telles affirmations [irréductiblement normatives], Sidgwick, Ross, moi-même et d’autres aurions gâché une grande partie de nos vies. Nous nous sommes demandé ce qui importe (what matters), quels actes sont bons ou mauvais, et ce que nous avons des raisons de vouloir et de faire. Si le Naturalisme était vrai, il serait vain de tenter de répondre à de telles questions. Notre consolation serait seulement que cela n’importerait pas d’avoir ainsi gâché une grande partie de nos vies, puisque nous aurions appris que rien n’importe."  

Le problème, remarque Schroeder, est que Parfit s’isole de gens avec qui il pourrait être d’accord (Schroeder compris). Il tend à montrer que personne n’a les moyens de comprendre adéquatement ce que c’est que d’importer, plutôt que d’envisager comment ses ennemis (parfois imaginaires) et lui pourraient s’entendre et progresser ensemble. C’est, dirait-on, qu’à ses yeux les larges plages d’accord potentielles sont en fait une illusion. Seul, Parfit n’est certes en réel désaccord avec personne, mais ce n’est que parce qu’il n’y a plus personne avec qui l’être.

Parfit pèche sur un autre front. Ses intuitions les plus solides ne peuvent manquer parfois d’évoquer la pétition de principe, renvoyant la charge de la preuve à celui qui se contenterait des faits les mieux établis. Son appel à l’évidence (vérités "self-evident" de l’intuitionnisme sidgwickien) hésite parfois entre la platitude et l’obstination. Etait-il nécessaire d’en passer par tant de détours pour établir que souffrir, c’est mal (bad et wrong) ? Cela suffira-t-il en outre à motiver l’agent à préférer son bonheur à sa souffrance, ou à ne pas faire résider son bonheur dans sa souffrance (objective) ? Il y a comme une pauvreté, candide mais gênante, dans la conception parfitienne de la souffrance. Reconnaissons néanmoins que sa résolution proposée du Problème le plus profond justifie, du point de vue personnel, de souscrire au réquisit impartial que, par exemple, "les riches", nombreux selon lui parmi ses lecteurs (l’extension du concept est plus que floue) donnent 10%, 20%, ou plus, de leurs revenus. L’implication est pour le moins inconfortable pour le sens commun, mais il n’est pas trivial qu’elle dérive du caractère impersonnellement mauvais de la souffrance et figure probablement parmi les principes optimifiques. Parfit conclut ainsi le premier tome :

"‎Ce qui importe le plus est que nous, les riches, renoncions à quelques uns de nos luxes, en en cessant de surchauffer l’atmosphère de la Terre, et en prenant soin de cette planète d’autres façons, de sorte qu’elle puisse continuer à accueillir la vie intelligente. Si nous sommes les seuls animaux rationnels dans l’Univers, il importe encore plus que nous ayons des descendants pendant les milliards d’années durant lesquels ce serait encore possible. Certains de nos descendants pourraient vivre des vies et créer des mondes qui, bien qu’ils ne pourraient justifier les souffrances passées, nous donneraient à tous, y compris ceux qui ont souffert, des raisons de nous réjouir que l’Univers existe."  

- 4 -

C’est le statut même des intuitions parfitiennes qu’il faudrait interroger. Parfit n’ignore pas le problème et l’épistémologie de la Partie 6 tente d’offrir une base solide à ces intuitions qui seraient autant de voies d’accès transparentes aux vérités morales. Admettons donc que son épistémologie morale soit suffisamment convaincante et que certaines intuitions sont aussi évidentes que les vérités mathématiques. La Triple Théorie est construite sur une double méthode, par successions de distinctions et d’expériences de pensée. Celles-ci sont censées solliciter les intuitions du lecteur sur les cas proposés mais aucune de ces intuitions, pourtant indispensables à l’argumentation, ne sont établies autrement qu’en les supposant évidentes ou par l’incise d’un "I believe" (roc indépassable, précaution rhétorique, vœu pieux ?). Cela étant, les philosophes expérimentaux peuvent se réjouir. Il y a là matière à tester, encore et encore. Mais ce qui les surprendra ou les agacera probablement, c’est l’indifférence de Parfit à l’existence même d’une philosophie expérimentale. Cet adversaire là n’est jamais affronté, alors que l’épistémologie morale mobilisée aurait significativement gagné à anticiper les objections qui inévitablement surgiront.

La méthode quasi expérimentale de Parfit ne peut tenir longtemps la comparaison face à toute autre science expérimentale dans la mesure où aucune validation ni falsification empirique ne peut être apportée aux hypothèses formulées, et que les jugements obtenus n’ont aucunement la robustesse et l’assurance de données expérimentales   . Les intuitions en question ne sont pas explicitement celles du sens commun (et peuvent diverger de façon significative avec elles). Ce sont des intuitions obtenues dans des conditions idéales, après réflexion, et que le type de travail méticuleux d’objections-réponses auquel se livre Parfit est censé favoriser. Mais ces intuitions idéalement communes ne seront exprimées qu’une fois dissipées toutes les interférences possibles. Or qu’est-ce qui garantit que ce travail puisse toutes les dissiper ?

Avant même d’anticiper ces objections, Parfit aurait pu saisir une perche qui lui était tendue. On ne peut pas s’empêcher de penser qu’il n’a pas pu ne pas faire exprès d’ignorer des objections qu’Allen Wood adresse à la méthode des expériences de pensée désincarnée en éthique, utilisées comme autant d’algorithmes moraux. Ces objections avaient le mérite d’interroger ce qui avait l’air d’évidences, d’adopter une attitude naïve   mais féconde face au présupposé selon lequel ces expériences sont censées révéler quoi que ce soit de fiable. Or il est remarquable que de tous les commentaires ce soit le seul auquel Parfit ne répond que partiellement (se concentrant sur l’interprétation de Kant). Le "mismatch of methods" dont parle Barbara Herman n’est-il que superficiel ou empêche-t-il finalement à certains de converger ? La réponse dépend de la pertinence de la méthode empruntée à Sidgwick, fondée sur les intuitions du sens commun raffinées et triées pour être intégrées à un système scientifique de la moralité. Méthode que Parfit amende mais dont l’essentiel est ici présent : les intuitions et le rêve d’un algorithme.

L’accumulation de cas hypothétiques a en outre un effet dommageable, qui est de suggérer que l’essence même de la moralité consiste à répondre à ce genre de cas ; ce ne sont pas tant les cas pris un à un qui sont problématiques que l’avalanche de cas qui ne peut manquer au fil des pages de distordre (effet de "cadrage", framing) le jugement du lecteur en l’accoutumant à certains types de questions. Mais l’abstraction est-elle vraiment une voie d’accès privilégiée aux vérités morales ? Des auteurs comme Nussbaum, Diamond ou Murdoch ont opposé des objections convaincantes à ce formalisme. Encore une fois, cela n’est plausible que pour autant que ce qui compte est présumé ne pas dépendre de la texture concrète de la vie ordinaire. Il n’est pas établi qu’un jugement portant sur de telles abstractions soit plus fiable que des jugements parasités par des influences non pertinentes. En tout état de cause, s’il est concevable qu’ils soient fiables sur les cas proposés, reste à en inférer qu’ils le seraient sur des cas supposés analogues de la vie réelle. Mais dans tous les cas il se peut que l’on fasse fausse route en pensant avoir une route donnée à prendre. (A cet égard, le pluralisme invoqué par Wolf et son humilité face à notre incapacité d’unifier nos principes moraux face à des cas indissolublement complexes font office d’antidotes salutaires.) Le problème n’est donc pas tant la méthode elle-même, par ailleurs fort répandue, que son exclusivité, le fait qu’elle ne soit jamais confrontée à la possibilité que les intuitions ne soient pas transposables dans d’autres contextes. Car le contexte (hypothétique) dans lequel elles sont éveillées n’a rien à voir avec les contextes dans lesquels elles seraient en réalité mobilisées et dans lesquels il pourrait y avoir plus d’options, des options moins tranchées, ou des options qui ne renverraient pas à une vérité isolable, etc.

En définitive, l’édifice de Parfit repose sur la ferme conviction que le réalisme est vrai et que nous avons eu la chance d’avoir accès aux réalités en question. Mais, et c’est là une force de l’argument, qu’il s’agisse ou non d’une chance, et même s’il s’agissait d’une inouïe coïncidence, cela n’impliquerait pas l’absence d’un tel domaine de réalités (réponse à Street). Cela impliquerait tout au plus que les vérités auxquelles nous pensons avoir accès ne sont pas en réalité les bonnes. Seulement, pour Parfit, il n’y a rien de surprenant à ce que nous ayons pu accéder aux bonnes vérités. Ce n’est pas plus une coïncidence que nous n’avons que par hasard formulé des mathématiques vraies   .


- Conclusion -

Nul doute que OWM contribue non seulement à faire de Parfit l’un des philosophes contemporains les plus importants mais aussi à faire avancer la philosophie morale. Par-delà ses échecs et la multitude de détails plus ou moins grands qui mériteraient une discussion plus approfondie que celle-ci   , Parfit a réussi l’exploit de couvrir avec une puissance rarement égalée une étendue philosophique considérable, aidé d’une imagination inépuisable et d’une opiniâtreté argumentative déconcertante, égalant en acuité, cohérence et ambition ses deux maîtres, Kant et Sidgwick. Nul doute que OWM en agacera plus d’un, mais le seul fait qu’il laisse aux décennies à venir un trésor de thèses, arguments et cas originaux à fouiller, raffiner et critiquer suffit à excuser auprès d’eux les coups parfois mal placés qu’il leur porte. Aux lecteurs aventureux, bon courage et bonne ascension !