L’abécédaire voyageur de Gilles Lapouge, intrépide journaliste et écrivain sans frontière, nous ouvre au monde !

Gilles Lapouge, né en 1923, est essayiste (Utopie et Civilisation, 1973 ; Le Singe et la Montre, 1982 ; L’Encre du voyageur, 2007), romancier (La Bataille de Wagram, 1987 ; Les Folies Koenigsmark, 1996), journaliste (depuis soixante ans au quotidien brésilien O Estado de São Paulo) et critique (aussi bien à La Quinzaine littéraire que sur France Culture et un temps à Apostrophes, émission littéraire télévisuelle).

Ce Flâneur de l’autre rive est un livre de souvenirs désordonnés (pour reprendre le beau titre des mémoires de José Corti), qui ne respecte ni la chronologie, ni un quelconque classement thématique. Il s’agit bien d’une flânerie en trente-huit “moments” dont la succession emprunte vaguement l’ordre alphabétique, avec A comme Abominable paradis, Adamov, Amado Jorge et Antimilitariste, jusqu’à V, comme Vie monotone (Félicité de la), Vieux que j’imagine enfants (Les), Voyagé (J’ai), en passant par B (Bouvier : Nicolas, dis-nous maintenant “l’usage du ciel” ?), F (Froid), P (Pivot Bernard, entre les guillemets).

On peut lire ces confidences de manière linéaire (ce que j’ai fait) ou y piocher selon son humeur, j’imagine que l’effet sera le même : un grand plaisir. Pourquoi ? Parce que l’écriture est soignée, élégante, les mots choisis, l’émotion à fleur de page mais sans pathos, à égalité avec l’humour, sans méchanceté. L’auteur ne se prend pas au sérieux, ne s’attribue pas le beau rôle, ne roule pas des mécaniques (du genre : “C’est moi qui est rendu compte le premier de tel livre ou qui a découvert tel auteur”…), il nous entraîne dans des lieux, à ses yeux magiques, comme Digne où il est né, Paris où il s’entraîne à flâner, Aix, Genève aussi mais surtout le Brésil, sa seconde fratrie, auprès de gens qu’il estime ou qui l’ont étonné ou amusé.

Il sait son âge et n’en fait pas un titre de gloire : “Je n’ai pas beaucoup d’autorité sur mes souvenirs. […] Ils me font tourner et, quand ma tête est un vertige, ils arrachent le foulard. Je me demande alors en quelle géographie je suis tombé et dans quels moments de ma vie. Je ne reconnais rien. Je suis dans un lointain. […] En général, mes souvenirs ont meilleure mémoire que moi.” Le ton est donné dès cette première page. On retrouve ce rapport au temps qui vieillit (à la fois le temps qui prend des années et qui en fait prendre à chacun…) en fin de volume : “Quand j’aperçois un vieil homme, je ne peux pas m’empêcher d’imaginer l’enfant qu’il fut […]. Du vieillard qui somnole dans le métro, j’exhume un gamin perpétuel. […] Je parcours le vieillard à l’envers.” En fait, on a l’âge de ce qu’on sait raconter.

Comme toujours avec les souvenirs d’un auteur, on croise d’autres sommités, des artistes connus, des écrivains célèbres et d’autres oubliés et l’on arrive à reconstituer une période, avec ses tics, ses “Unes”, ses crises, ses croyances. Du coup, on transforme ces confidences toutes subjectives en un livre d’histoire et l’on remercie son auteur à ainsi contribuer à l’histoire intellectuelle ou culturelle de la France, tout en dispensant d’agréables anecdotes (sur Maurois, Lacan, Amado ou Pivot). Gilles Lapouge nous conte certains de ses trajets professionnels en attribuant au hasard la part du lion, c’est bien sûr par modestie. Son talent y est pour beaucoup, même si effectivement, les circonstances lui ont été apparemment favorables, être là au bon moment…

Parmi ces séquences, j’ai beaucoup apprécié les très belles pages où il évoque la mort de sa sœur Germaine. Mettant un peu d’ordre dans son appartement, rangeant des papiers, il repère un roman usé à force d’avoir été lu, un roman dont sa sœur ne lui a jamais parlé, L’Échelle de soie de Jean-Louis Curtis (Julliard, 1956), livre médiocre, dans lequel elle avait en marge marqué d’un trait de crayon un passage qui, certainement, lui plaisait. Gilles Lapouge découvre alors une autre sœur que celle qu’il aimait tendrement, celle qui avait pointé les phrases suivantes : “Chacun est une énigme pour tous et pour soi-même, et meurt sans avoir révélé ni compris son propre secret.” Et : “L’enfer, ce n’est pas du feu et des tenailles. C’est ce vide asphyxiant, cette chute suffocante, cette gorge paralysée, l’absence de mots au-dedans de soi-même…” Il ne termine pas sa lecture du roman et regrette d’avoir, sans le vouloir, découvert certains secrets de sa sœur et confie : “Pourquoi a-t-il fallu que vienne le silence pour que le silence fasse un peu de bruits ?” Le Flâneur de l’autre rive (j’allais écrire de l’“autre rêve” !) est un don de secrets exprimés, dévoilés, relatés. Toute existence est un cheminement ininterrompu.