Construite en 1955 par Alcoa, la presse de 50 000 tonnes de Loewy est un géant d’acier. Haute de neuf étages, c’est elle qui a été utilisée pour presser les ailes des Boeing 747 en un seul bloc continu d’aluminium. Reconnue comme un trésor national de l’ingénierie, elle n’a été égalée que par sa sœur jumelle construite par l’US Air Force pour presser les ailes des bombardiers B2, et par les trois forges de 65 000 tonnes construites par l’industrie soviétique pendant la guerre froide.

Mais après avoir cassé il y a trois ans, malgré le fait que presque tous les avions américains aujourd’hui en vol comportent des éléments produit par la presse Alcoa, la plupart des gens craignait ne pas avoir d’autre choix que de la démanteler.

Il faut dire que l’énergie requise pour la construction de ce monstre était telle qu’il avait été nécessaire de mettre en place un programme national d’investissement de 279 millions de dollars durant de 1950 à 1957. Le tout pour produire une infrastructure rare, mais néanmoins essentielle car permettant en partie la baisse du coût des avions qui allait transformer la société américaine pendant les années 60.

Quel rapport avec le numérique ?

On confond souvent l’industrie avec le Taylorisme et la chaîne de fabrication, mais des exemples comme la presse Alcoa nous remettent face à la réalité d’un processus bien plus complexe. Sans cet outil indispensable, impossible pour l’industrie aéronautique américaine de produire ses avions à un coût suffisamment bas.

Pour le dire autrement, l’impact grand public d’un secteur industriel nous fait facilement oublier les réussites techniques essentielles sur lesquels il repose souvent.

De la même façon, le caractère individuel et apparemment décentralisé de l’Internet nous fait oublier que nous sommes essentiellement présents sur Facebook, sur Google et sur quelques autres sites, que la connectivité du réseau ne repose sur quelques ordinateurs seulement – voire même quelques câbles sous-marins, que les protocoles qui en définissent l’architecture sont finalement bien peu nombreux.

Ce n’est pas pour rien qu’on considère souvent que le numérique est une nouvelle révolution industrielle. L’âge des startups rappelle immanquablement celui des inventeurs. Le parallèle est tellement efficace qu’on peut même défendre l’idée d’une véritable néo-industrialisation qui serait construite autour de quelques technologies-clé, de quelques infrastructures essentielles, et qui déclencherait une nouvelle transformation sociale autour des objets connectés, de la e-santé, etc.

Mais les infrastructures et les briques technologiques dont nous disposions ont aujourd’hui largement disparus. En 2004, Thomson, ancien leader mondial des téléviseurs dans les années 1990 - devenu Technicolor en 2010 -, cédait son activité de téléviseurs au chinois TCL. La même année, Alcatel abandonnait son activité de téléphones portables - Alcatel Mobile Phones - au même constructeur.

Sagem était encore leader du marché français des téléphones mobiles en 2004 mais a depuis été absorbé dans Safran avant séparé en deux blocs – l’un revendu à Carlyle en 2011, l’autre ayant déposé le bilan au même moment.

Cette désindustrialisation numérique se retrouve partout en Europe : Siemens a revendu sa division téléphonie au taïwanais BenQ en 2005, puis celle de matériel informatique à Fujitsu ; Philips a cédé en novembre au chinois TPV sa branche téléviseurs ; Nokia, concurrencé par les smartphones d’Apple, de Samsung ou de HTC a lié son avenir a celui de Microsoft et enchaîne les plans de restructuration.

Aux USA, les grands acteurs du web ne font pas tous ces erreurs. Motorola racheté par Google est par exemple en train de se relancer dans le secteur des télévisions connectées. Apple réussit à continuer à capter la grande majorité de la valeur de ses objets " designés en Californie, fabriqués en Chine ".

On assimile trop l’industrie aux machines, aux usines, aux chaînes de production. On oublie que l’industrie c’est aussi du design, des breakthroughs technologiques, de la standardisation, des écosystèmes de production, des réseaux de distribution, et que c’est seulement quand on met tous ces éléments bout à bout qu’on arrive à créer des flux à destination du grand public.

Mais que faire quand des blocs entiers de cette chaîne industrielle ont disparus ?

Peut-être finalement sauter et reprendre le train en marche, sur la base de nouveaux produits, et de nouvelles formations.

Justement, le 9 janvier 2012 le journal britannique The Guardian a lancé une campagne pour améliorer l’enseignement des technologies et de l’informatique dans les écoles et universités anglaises. Réagissant dans la foulée à cette campagne, le ministre de l’Éducation, Michael Gove, a expliqué que l’enseignement de l’informatique à l’école devait être profondément remanié. Pour lui, il faut relancer l’héritage du mathématicien britannique Alan Turing – le créateur de l’informatique, “en créant une génération de jeunes gens capables de travailler à la pointe du changement technologique”.

L’industrie, c’est d’abord l’invention, le savoir-faire ; c’est ensuite l’activité, la capacité technique, le zèle ; bref, l’industrie c’est la technologie.

Alors pourquoi ne pas carrément néo-industraliser par le numérique, la technologie, l’innovation ?