L'opposition progressiste à la pornographie se fonde sur la question de l'inégalité. Elle se fait au nom d’une critique de l’assignation de certaines fonctions sociales indexées sur le genre : ce qui est mis en scène, c’est la soumission et l’humiliation des femmes toujours disponibles sexuellement pour la satisfaction d’hommes puissants et dominants. Il s’agirait alors, non pas de mettre à mal l’ordre sexuel et genré traditionnel comme le dénonce traditionnellement une critique conservatrice, mais au contraire de le reproduire et d’interdire toute émancipation   . Cette opposition repose en fait sur une certaine conception de la pornographie définie comme "l'asservissement sexuel des femmes par des images ou par des mots qui les représentent comme prenant plaisir à être humiliées, battues, violées, dégradées, avilies, torturées, réduites à des parties de leur corps, placées dans des postures serviles de soumission ou d'exhibition. (...) Ce qui (est) de la pornographie, selon la définition, ce n'est pas seulement le caractère explicitement sexuel ; ce n'est pas non plus l'intention d'exciter le lecteur ou le spectateur avec des chances raisonnables de réussir : c'est le portrait de femmes (ou d'hommes) que leur soumission excitent sexuellement"   . C'est ce que montre bien le fait que certaines formes d'érotisme soient tolérées, comme s'il y avait "tout simplement de la mauvaise pornographie (répétitive, "normative", misogyne, grossièrement hétérosexuelle, etc.) et la bonne (créative, non "normative", attentive aux désirs des femmes, ouverte à toutes sortes de "pratiques sexuelles minoritaires", etc.). La première contribuerait à la perpétuation d'un certain "ordre sexuel" particulièrement dégradant pour les femmes (et les minorités sexuelles) ; la seconde, à une certaine forme de libération ou d'émancipation à l'égard de cet ordre."   Le fondement de la critique progressiste est donc la reproduction de ce qui est perçu comme l’ordre sexuel traditionnel dans lequel les femmes seraient soumises et humiliées, sans aucun droit à la parole ni à la prise en compte de leur personnalité. Dans la mesure où les attitudes et les pratiques sexuelles mises en scène dans la pornographie sont toujours des pratiques relationnelles, il s'agit bien d'une question d'inégalité, c'est à dire d'asymétrie.

Alors qu'en France cette critique a tendance à prendre la forme d'une protection des plus faibles sans remettre en cause – et même en légitimant – cette inégalité, aux États-Unis elle s'est cristallisée autour du principe non négociable de l'inacceptabilité de l'inégalité entre les hommes et les femmes   . Cette différence peut sembler correspondre en fait, au delà des différentes traditions philosophiques sur lesquelles elles construisent leurs fondements, à des choix tactiques. Le but étant l'interdiction de la  pornographie, américains et français utilisent chacun une argumentation la plus susceptible d'être juridiquement reconnue comme légitimant une telle interdiction. Ce serait donc avant tout une question de tactique juridique.

En France, l'article 227-24 du Nouveau Code Pénal condamne l’incitation à la violence au nom de la protection non pas des futures victimes, mais des futurs individus violents. C'est dans cet état d'esprit que le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel a recommandé la transposition légale de la directive européenne "télévision sans frontière" qui interdit la diffusion des programmes susceptibles de "nuire gravement aux mineurs, notamment des programmes contenant des scènes de pornographie"   . "Aujourd'hui, la loi française ne fait pas explicitement référence à la pornographie. Il suffirait d'y ajouter que des programmes comprenant des scènes de pornographie ou de violence gratuite ne doivent plus être diffusés.(...) Ce n'est pas une question d'ordre moral, de rigorisme ou de puritanisme, mais de protection des plus faibles, qui peuvent tomber par inadvertance sur un film pornographique"   . Comme le préconise un rapport établis en 2002 sur "l'environnement médiatique des enfants de 0 à 18 ans"   , il s'agit de protéger les mineurs contre les traumatismes et les répercussions psychologiques des images pornographiques. Il s’agit alors de protéger de l’influence de la pornographie, d’où l’insistance française sur l’idée de protection de la jeunesse – jeunesse réputée être particulièrement incitable.

Il apparait bien que la question de l'inégalité des genres est seconde. Il ne s'agit que secondairement de s'opposer à la condition subalterne effective des femmes. En ce sens, il est même sans doute possible de considérer qu'un tel discours prend simplement acte de la situation de vulnérabilité des femmes dans la mesure où il ne la thématise pas et n'en fait pas un enjeu de protection, comme si celle-ci était dans l'ordre des choses sans qu'il n'y ait rien à y faire. Seule la protection des mineurs pouvant être menés à reproduire ce qu’ils voient est prise en compte, et seule cette vulnérabilité-là semble digne d'intérêt. Plus encore, l'accent est mis sur les risques que des consommateurs de pornographie reproduisent, en particulier des actes de violence ou des actes dégradants envers les femmes. La protection s'adresse donc prioritairement aux garçons. L'égalité ne semble pas défendue pour elle-même, mais dépendre d'une volonté de sécurité. L'argument pour limiter voire interdire les représentations dégradantes des femmes n'est en effet pas leur mise dans une situation d'inégalité, mais l'influence traumatisante que ces représentations pourraient avoir sur des individus, notamment les garçons mineurs, susceptibles de reproduire les attitudes observées et donc de causer du tort à des femmes. C'est en un sens leur sécurité qui est mise en avant, même dans le cas où le tort serait de produire une situation d’infériorisation des femmes. Ce qui est condamné, ce n'est pas une situation actuelle d'inégalité, mais le risque de sa production dont il faut se protéger.

Au contraire, dans le contexte américain où le Premier Amendement protège la liberté d’expression, l’enjeu semble être de déterminer la capacité de la pornographie à être en elle-même un acte de dégradation, et non seulement une représentation de la dégradation, afin de l'exclure de cette protection et de la soumettre au coup du Quatorzième Amendement garantissant l'égalité des citoyens   . Il ne s’agit pas, simultanément, d'éviter que des mineurs en pleine construction psychique reproduisent ces comportements et de protéger les femmes constitutivement exposées à d'éventuels comportements dégradants résultant de telles actions mimétiques, mais de s'opposer à une manifestation active de cette inégalité. La pornographie serait supposée non pas simplement choquer certaines sensibilités, mais elle constituerait en elle-même une atteinte, dans la mesure où elle rend effective le statut dégradé des femmes, suivant la logique de l’ "acte performatif" décrit par Judith Butler : "Si l'on peut en ce sens dire qu'un mot "fait" une chose, c'est donc que le mot ne se contente pas de signifier une chose, mais que cette signification est aussi une réalisation de la chose. Il semble ici que le principe de l'acte performatif réside dans cette apparente coïncidence entre signifier et agir"   .

La pornographie est la pratique même de la position inégale des femmes, non seulement sociale mais surtout civique   . Il s'agit d'une atteinte civique car les femmes seraient dans cette situation privées de la capacité à faire valoir leur parole qui serait dépendante du sens que les hommes veulent bien y mettre en fonction de leurs fantasmes. Même lorsqu'elles s'expriment, cela resterait sans effet : " l'une des marques de l'impuissance est l'incapacité à accomplir des actes de discours que l'on souhaiterait autrement accomplir"   . Soit lorsqu’une femme dit "non", la signification de cette parole lui est attribuée indépendamment d’elle comme "oui", alors que, dans le second cas, "non" signifie bien "non". Il y a bien atteinte à l’égale considération à la voix de chacun, et donc une inégalité civique   . Privant les femmes du pouvoir de parler et de se faire entendre en étant maîtresses de la signification de leur langage, la pornographie serait donc leur exclusion de la scène civique en tant qu’elle les prive de leur droit à la parole, à l'expression libre et à leur propre consentement. Les femmes n’auraient selon elle aucune capacité ontologique à émettre un discours, capacité pourtant  protégée par la Constitution. L'accent est ainsi mis sur l’exclusion des femmes de la communauté politique : c'est un problème civique dans la mesure où la pornographie bafouerait en acte l’égalité des hommes et des femmes. C'est une question de principe social et non d'atteinte à la personne. L'égalité n'est pas défendue dans un souci de sécurité, mais pour elle-même en tant que valeur. C'est en ce sens qu'il s'agit d'une question constitutionnelle et non pas pénale comme en France.

Dans cette perspective, la pornographie ne saurait en effet être considérée comme l’expression d’une opinion sur les femmes ; elle doit au contraire être  interdite en tant qu'action directement dégradante. À ce titre, non seulement elle n’est pas protégée par le Premier amendement, mais surtout elle tombe sous le coup du Quatorzième – contrairement à ce qui est considéré comme étant érotique, c’est à dire prenant en compte les envies et la capacité d’agir des femmes   . Ainsi, la demande des progressistes d’interdire la pornographie ne consiste pas seulement à trouver le Premier Amendement négligeable par rapport au tort porté, mais se fonde essentiellement sur le Quatorzième Amendement. Il s'agit en fait d'affirmer que le Premier Amendement suppose l'égalité garantie par le Quatorzième   , et ainsi de contourner la protection de la liberté d’expression en construisant un arsenal théorique susceptible de détourner l’accent sur l’action dégradante. En effet, le premier projet d’interdiction de la pornographie rédigé par Andrea Dworkin et Catherine MacKinnon approuvé par la ville d’Indianapolis, avait été jugé anticonstitutionnel au nom de la liberté d’expression avant d’être finalement accepté au Canada en 1972 après que la section 15 de la Charte canadienne des droits et libertés garantissant l'égalité fût opposée avec succès à la section 2b garantissant la liberté d'expression   . Exiger la condamnation du tort causé aux femmes par la pornographie ne signifie donc pas en faire le véhicule d’un message d’inégalité qui pourrait être rangé parmi les opinions et donc ne pourrait être interdit, aussi répugnant soit-il, mais en faire la reproduction d’un ordre genré inégalitaire.

Dans les deux cas, tout caractère érotique de la pornographie est nié au profit de la dénonciation d'un dispositif de reproduction de l'inégalité des genres. C’est ce postulat d’incompatibilité que remet en cause certains courants féministes d’inspiration butlérienne, selon lesquels ces critiques progressistes ne parviendraient pas à reconnaître qu'il est possible de s'approprier et rejouer les formules conventionnelles. Pour ces dernières, il n'y aurait pas de réappropriation fantasmatique possible et légitime de ces situations inégales, c'est-à-dire, en fait, de possibilité d'érotisation. À l’inverse, un tel "réinvestissement érotique" de ce qui devrait être une soumission aux fantasmes masculins, une telle "réappropriation" de ce qui devrait être dégradant ouvrirait la possibilité, d'un côté, de ne pas reproduire à l'identique ce qui est perçu dans la pornographie, et en même temps, d'y voir non plus une action de soumission mais au contraire l'action même de la reprise en charge de la signification et du sens des pratiques qui sont présentées. Si le "non" d'une femme peut être compris comme "oui" par un homme, alors une pratique dégradante pour un homme pourrait être comprise comme érotique par une femme   . Pour cela faut-il encore reconnaître que ce qui semble être la marque de cette inégalité ne l'est pas nécessairement   . Les pratiques seraient en apparence les mêmes, mais leur signification serait toute autre. Si elles se veulent dégradantes, elles pourraient être vécues comme production de plaisirs. Alors ce réinvestissement marquerait la reprise du pouvoir sur ce que sont ces pratiques dont la signification ne serait plus imposée de l'extérieur. La pornographie, même la plus dégradante, ne tomberait plus alors sous le coup de l'article 227-24 du Nouveau Code Pénal ou du Quatorzième Amendement. Ce courant intellectuel propose en définitive de considérer que les pratiques sexuelles peuvent être autre chose que ce qu'en fait le fantasme masculin fondé sur l'inégalité. C'est cette possibilité qu'ouvre le féminisme pro sexe   qui s'oppose à la fois à toutes les manifestations de l'inégalité et de la dégradation des femmes, et à toute interdiction de la pornographie au nom d'une agencivité que les critiques progressistes traditionnelles évoquées plus haut nient avec autant de force que le dispositif inégalitaire de la sexualité qu'elles dénoncent. Dans la perspective du féminsmes pro sexe, voir de la pornographie serait l'occasion d'exercer ce pouvoir  

Nathanael Wadbled est doctorant en philosophie, associé au Centre d'Études Féminines et d'Étude de Genre (Paris VIII, Vincennes-Saint-Denis).

 

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