Franco de Masi récuse l’hypothèse freudienne continuiste qui fait dériver le normal et le pathologique le long d’un continuum sans nette démarcation.

De Masi, psychiatre et psychanalyste italien, travaille sur des cas difficiles. Il a rencontré des personnes pratiquant un sadomasochisme dangereux. De cette clinique il déduit que le sadomasochisme est une perversion grave à ne pas confondre avec les traits pervers qui se retrouvent dans différents contextes psychopapathologiques. Il s’inquiète d’"extensions conceptuelles"   trop fréquentes et inappropriées comme celle qui conduit à placer certains cas d’anorexie du côté de la perversion   . Dans le même ordre d’idées, il réprouve l’usage du mot masochisme pour désigner ce qui relève simplement de la passivité. D’après lui, ces assimilations abusives traduisent le manque d’information sur la perversion sexuelle lié au fait que les pervers consultent rarement   . En réponse à cette carence, il se propose de faire le point sur les différentes théories qui ont tenté de cerner la perversion, pour en dégager les caractéristiques fondamentales.

Une définition de la perversion
De Masi associe la "perversion pure", sexuelle, à des pratiques sadomasochistes caractérisées par la domination, le triomphe, le pouvoir, la déshumanisation du partenaire. Il la distingue des relations conflictuelles d’allure sadomasochiste car si ces dernières découlent d’abord d’un conflit intrapsychique, "La perversion sexuelle pure ne découle pas, d’après lui, d’un conflit mais se caractérise bien plutôt par l’accord et la syntonie entre les différentes parties du Soi."   Le pervers ne s’engage d’ailleurs pas spécialement dans des relations d’allure sadomasochiste, le sadomasochisme  étant un comportement chez lui restreint à la sphère de la sexualité : "Havelock Ellis [1913] a observé que, hors de la sphère sexuelle, le sadique ne manifeste d’intérêt ni pour la cruauté ni pour la douleur."  

Havelock Ellis ? 1913 ? Krafft Ebing ?   On ne sait que dire face à ce retour inaugural aux vieilles descriptions pré-psychanalytiques de la sexualité comme à des références anciennes auxquelles il faudrait se fier… 

Car finalement, si la pratique sadomasochiste permettait, comme le soutiennent de Masi et Ellis, de localiser la perversion à la sphère sexuelle… et privée, ce serait avantageux pour tous : dans le cas de la rencontre d’un partenaire consentant et majeur, elle ne risquerait plus d’envahir le social, le relationnel. Le sadomasochisme y retrouverait même ses lettres de noblesse puisqu’il aurait pour ainsi dire une valeur thérapeutique ! Et justement, c’est en général ce que vous explique gentiment - et très longuement - le pervers. Pourquoi accréditer son discours ?

Avec le récit du cas de Mishima,   de Masi fait accéder la perversion, la vraie, au sublime. Bien loin de banaux fantasmes de fustigation qui, remarque de Masi, touchent même les psychanalystes les plus célèbres (Lou Salomé, Sabina Spielrein, Anna Freud)   , "le cas de Mishima se situe du côté de la polarité maligne de l’expérience perverse, qui se manifeste comme un pouvoir hypnotique s’imposant à un protagoniste résigné. Dans ce cas [de mishima], le fantasme infantile est sous-jacent à la fascination pour la mort, donnée et reçue par le corps masculin sexualisé. L’attraction extatique en rend l’issue irréparable."   Que le destin de certains pervers soit sublime ne constitue cependant par leur cas en prototype de la rare et "vraie perversion". Qui n’a en elle-même rien de sublime, bien qu’elle soit parfois sublimée… par la littérature, comme chez Mishima.

La perversion exerce chez celui qui la côtoie, fût-il psychiatre, un mélange variable de répulsion et de fascination. Si cette frontière nette que tente d’établir de Masi entre une "vraie perversion" et le petit fantasme sans conséquences de l’homme normal" existait, elle serait sans doute plus facile à traiter pour ceux dont, comme lui, c’est le métier. Alors il serait possible d’isoler cette "monade sadomasochiste"   comme prototype d’une perversion enfin retirée du monde du commun des mortels.

Des perspectives thérapeutiques
Mais le point le plus important de l’ouvrage de de Masi est son aboutissement, qui se construit en termes de perspectives thérapeutiques. Je les citerai in extenso pour que le lecteur puisse se faire lui-même une idée de l’écart qu’il y a entre ce type de pratique et la psychanalyse :

'Il est nécessaire de (…) faire prendre conscience [au patient] de sa soumission  à une structure psychopathologique qui le séduit et le trompe pour l’aider à se soustraire à son pouvoir. Car il y a, chez ce genre de patient, une propagande mensongère qui cherche à présenter ce qui est destructeur sous un jour rédempteur. Il est indispensable d’interpréter sans cesse cette propagande trompeuse. Ce fragment clinique [de la page 180]  montre la nécessité, pour le patient, de faire une expérience dans laquelle la bonne et la mauvaise sexualité sont identifiées et clairement distinguées."  

Voilà sans doute explicité pourquoi de Masi appelle celui qui s’adresse à lui "patient" et non pas "analysant" : le patient est celui qui subit un traitement administré par un médecin détenteur du bon savoir. Il guérir son pauvre patient, lui-même n’étant en rien atteint par le mal qu’il soigne.

"L’un des aspects d’un bon travail analytique consiste à se placer constamment à côté du patient et à examiner avec lui ses fantasmes pervers pour l’aider, séance après séance, à distinguer les parties saines à développer d’avec les parties sexualisées à contenir et à transformer. Le patient est comme à l’intérieur d’une prison ; il ne sait pas ce qu’il y a dehors. Nous, nous le savons, parce que nous sommes habitués, depuis l’enfance, à vivre dans le monde des relations."  

Et en effet, il doit en falloir, de la patience, pour supporter une telle remise au pas, normalement très éloignée de la perspective des analystes.

Dans le cadre de la psychose, on sait qu’essayer de montrer au délirant que ce qu’il raconte est faux est totalement inopérant, pour ne pas dire insultant, voire dangereux. On pourrait soutenir qu’il en est de même dans la névrose, où l’on ne peut pas ainsi essayer de convaincre l’autre qu’il déraille sur tel ou tel point, fût-il venu en criant :  "Au secours ! Je déconne !".

Pourquoi cela peut-il être opérant et même thérapeutique dans les cas de perversion ? Parce que patient et psychiatre reproduisent, sur le plan de la relation verbale, les coordonnées de la relation sadomasochiste. L’un domine par son savoir et sa condamnation des parties qui ne sont pas saines     et l’autre s’auto flagelle en répondant "Oui, vous avez raison, c’est ma faute, ma grande faute". Après, l’inconvénient de la démarche, c’est qu’il faudra accréditer une définition du "thérapeutique" inventée par le pervers lui-même, selon laquelle sa "solution", perverse, sadomasochiste, est définitivement ce qui peut faire le plus de bien à lui… et à celui à qui il s’adresse.

Comme le souligne souvent Pierre-Henri Castel,   quand nous décrivons un cas ou une structure psychopathologique, nous sommes toujours dans le tableau. Influencés, comme le montre involontairement de Masi. Influencés, et même pervertis. Car assurément, la perversion est de nature à corrompre l’autre. C’est même d’une certaine manière son but. Il s’agit de ne pas trop s’en laisser compter. Mais s’en défendre en incarnant un Autre, supérieur, qui énonce le Bien et le Mal, est difficile à soutenir. D’autant que c’est courir le risque d’être tourné en ridicule par le patient pervers, qui plutôt que de se mettre au travail, pourrait bien se contenter de jouir de sa "cure psychiatrique" sur le mode pervers qui lui est coutumier. 

Cela nous mène à conclure que le "vrai" pervers dont parle de Masi gagne toujours à se trouver un "vrai" psychanalyste, c'est-à-dire quelqu’un qui, ni marteau ni enclume, sache se positionner hors du mode de fonctionnement pervers. Ce n’est pas simple, même pour un psychiatre expérimenté. Et c’est sans doute l’une des causes du peu de tendance des pervers à consulter que remarque notre auteur.