Plusieurs spécialistes proposent une analyse des deux pièces de J.-L. Lagarce inscrites au programme des agrégations de lettres.

Aujourd’hui, la notoriété et l’importance de Jean-Luc Lagarce ne sont plus discutables. L’œuvre de ce dramaturge français contemporain décédé en 1995 est programmée dans les plus grands théâtres de France dont la Comédie-Française. Sa reconnaissance fut donc relativement rapide, et l’inscription de deux de ses pièces (Derniers Remords avant l’oubli, Juste la fin du monde écrites respectivement en 1988 et 1990) au programme des agrégations de lettres cette année achève de le hisser au panthéon des lettres françaises, faisant désormais figure de classique du théâtre contemporain. Paradoxalement – ou justement en raison de la rapidité du processus de reconnaissance –, les études littéraires consacrées à son œuvre sont encore peu nombreuses, en dehors d’articles épars et d’une série de colloques au début des années 2000.

Son inscription au programme de l’agrégation offre ainsi à la critique universitaire l’occasion d’étudier de près son œuvre, et notamment les pièces à l’instant citées. Ainsi ont paru récemment les Lectures de Lagarce. Derniers remords avant l’oubli, Juste la fin du monde éditées par les Presses universitaires de Rennes dans la collection “Didact français” ; ouvrage qui, comme son nom l’indique, propose des “lectures” des pièces de Lagarce sous la forme d’une série d’articles rédigés par différents universitaires et chercheurs en études théâtrales réunis sous la direction de Catherine Douzou. Destinées primitivement aux agrégatifs, les différentes contributions sont réunies selon plusieurs axes de lecture – incontournables lorsqu’il s’agit d’étudier du théâtre – que sont le rapport au réel, la dramaturgie et la langue. Pourtant l’ouvrage s’adresse à tous les curieux de théâtre et de littérature contemporaine, invitant également à lire l’œuvre lagarcienne en regard de son appartenance et/ou de son héritage avec différentes “familles littéraires et philosophiques”, qu’elles soient contemporaines ou antérieures.

L’héritage et les influences de Lagarce apparaissent en effet assez décisifs pour comprendre son œuvre, car, comme le rappelle C. Douzou dans son introduction, il “s’inscrit dans un des courants importants du théâtre contemporain, qui se recentre sur le discours et en particulier sur un discours alternatif aux formes dialoguées, comme le sont ceux de la narration et du monologue”. De plus, son théâtre, écrit-elle, “se veut littéraire et avoir une existence en dehors de la seule représentation scénique” et les thèmes et sujets qu’il aborde sont “assez représentatifs d’autres courants dramatiques, littéraires et artistiques” de son époque. Ainsi, deux articles viennent éclairer cet aspect de l’œuvre de Lagarce, dont nous rendrons compte dès que nous aurons pris la peine de résumer rapidement les deux pièces précisément étudiées par les contributeurs de ce recueil. Si l’on devait les comparer, nous dirions qu’elles traitent toute les deux du thème du retour, du rapport au passé, et qu’elles ont toutes les deux pour enjeux la parole, la nécessité de dire quelque chose.

En effet, Derniers Remords avant l’oubli propose une intrigue qui pourrait être celle d’un vaudeville : il est question de vendre une maison dans laquelle vécut par le passé un trio amoureux dont l’un des protagonistes, Pierre, y vit toujours au moment où se joue l’action. Ses deux compagnons d’alors, Paul et Hélène reviennent sur les lieux, chacun accompagné de son conjoint, respectivement Anne et Antoine, afin de régler les détails relatifs à la vente de la maison. Mais rapidement, l’enjeu se déplace : la vente de la maison apparaît comme un prétexte pour solder les comptes et liquider le passé entre les membres du trio : il va s’agir d’essayer de se dire des vérités, de lever des non-dits.

Juste la fin du monde propose elle aussi la mise en scène d’un retour, celle d’un fils de famille, Louis, l’aîné, qui revient dans la maison de sa mère qu’il a quittée quelques années auparavant, où vit encore sa jeune sœur et près de laquelle vivent son frère cadet et la femme de ce dernier, qu’il n’a jamais vue. Son retour est motivé par l’annonce de sa mort prochaine, annoncée au seul spectateur dans un prologue, mais qu’il ne parviendra jamais à formuler, empêchée par les reproches de sa famille qui a vécu sa longue absence comme un abandon : à nouveau donc, il s’agira de se dire des choses, des vérités, de lever des non-dits.

Ainsi, les deux pièces soulèvent des enjeux éthiques et ontologiques que se propose justement d’étudier Laure Née via le prisme de l’héritage   littéraire et philosophique qui sous-tend les pièces. Elle relève par exemple une certaine influence de L’Éducation sentimentale lorsque s’exprime dans l’œuvre de Lagarce “le sentiment générationnel caractérisé par le sentiment d’être second, d’être une génération improductive hantée par la trop grande production des aînés et qui essaie de s’en délivrer par l’autodérision, par l’ironie impitoyable, par la cruauté mélancolique” : quand Flaubert exprimait ce sentiment par rapport à la génération de 1830-1848, Lagarce l’exprime par rapport à la génération de 1968. L’auteure de l’article identifie encore une parenté avec Le roi se meurt de Ionesco dans un monologue du personnage de Louis (Juste la fin du monde) où il exprime le besoin de vomir sa haine envers sa famille pour se délivrer, s’apaiser : Béranger exprimait “lui aussi le besoin d’épuiser sa souffrance en défiant la mort” ; et dans les deux cas, c’est l’“ironie cinglante” qui apparaît aux yeux de L. Née comme une “façon d’échapper au poids généalogique”. Enfin, c’est l’influence de Tchekhov que fait émerger l’auteure de l’article, notamment de sa pièce La Cerisaie, en tant qu’elle “n’arrive pas à finir, et qui, se faisant, ne permet pas l’éclosion d’un autre monde” à l’image de ce que met en scène Derniers Remords avant l’oubli d’après L. Née : la difficulté à “solder le passé” qui “s’agrippe, envahit le présent” et empêche toute entreprise de perte ou de deuil.

Cette réflexion sur les influences et les échos qui résonnent dans le texte lagarcien se poursuit sous la plume de Marie-Aude Hemmerlé   qui propose de confronter les deux pièces à la “matière romanesque de leur temps” ; de chercher des indices textuels pour “tisser des liens” entre des caractéristiques de l’œuvre de Lagarce et ceux de ses contemporains. Elle précise cependant qu’il ne s’agit pas d’une étude de l’intertextualité dans les pièces mais plutôt d’une étude qui “projette une présence souvent implicite” d’influences. Ainsi met-elle en perspective les récits autofictionnels d’Hervé Guilbert et la présence de Lagarce dans ses drames : sans vouloir “plaquer la biographie sur l’œuvre” elle explique qu’il y a des “effets d’échos” et que Lagarce, sans jamais se mettre en scène “procède davantage par projection, […] appose son empreinte sur un personnage” sans en faire un “double fictionnel”. Elle montre ainsi qu’un dialogue se fait jour entre Lagarce et “des auteurs qui ont largement pratiqué l’autofiction à l’extérieur de la sphère théâtrale”, tel que Laurent Mauvignier dont les premiers textes explorent le récit de vie, “sous forme de soliloque dans Apprendre à finir, sous forme polyphonique dans Loin d’eux” ; cette dernière construisant le personnage (un homme mort) par la choralité des voix, laissant au lecteur le soin de faire le lien, progressivement, entre les différentes versions du personnage qui lui sont données. Or, ce procédé rappelle étrangement la façon dont est construit le personnage de Louis dans Juste la fin du monde. L’auteure de l’article explore ensuite la parenté des pièces de Lagarce avec ses contemporains via le prisme de l’écriture minimaliste, qui le rapproche en effet, selon elle, de J.-L. Toussaint ou Jean Echenoz. Elle démontre ainsi que le théâtre de Lagarce “continue de raconter des histoires” mais “réduites au minimum”, or, chez Lagarce comme chez Toussaint, le minimalisme narratif résulte “d’une volonté de dédramatisation de l’action, d’un regard sur le monde en mode mineur”, et cette volonté s’exprime communément chez ces trois auteurs par la pratique d’une langue qui s’“économise”, même si “les problématiques de la justesse ou de la précision révèlent toutefois de stratégies différentes”.

Cette question de la langue apparaît comme essentielle pour saisir l’œuvre de Lagarce et l’ensemble des contributeurs à cet ouvrage – quelque soit l’axe de lecture envisagé – s’appuient sur elle dans leurs interprétations. La langue lagarcienne procède par répétitions, corrections, épanorthose ; ainsi, pour Julie Valero   qui interroge elle aussi la dimension autobiographique dans les pièces étudiées, s’appuyant sur la récurrence de motifs présents à la fois dans le Journal de Lagarce et dans ses pièces : celui de la famille, celui de “la difficulté à révéler aux siens le mal dont il souffre et la colère qu’engendre cette forme d’impuissance”, ces “reprises apparaissent […] comme des tentatives à chaque fois renouvelées de dire la même chose et c’est donc par ajouts successifs que se créent [les personnages]”.

Marion Boudier   s’intéresse elle aussi à la langue lagarcienne, cette fois dans son rapport au réel ; et selon elle, “Lagarce révèle l’inadéquation de la langue au réel et la difficulté de saisir la vérité”, notamment la vérité concernant les personnages car, chez Lagarce, “les personnages […] ne cessent de dire ce que sont ou étaient les autres”, étant ainsi conduits à “faire des suppositions”, “seul moyen de supporter ce vide”. D’après M. Boudier, la langue lagarcienne, qui procède par “tâtonnements, bavardages ou silences attestent d’une même difficulté à percevoir le réel”. Ainsi, peut-elle conclure avec les propos de François Berreur – proche de Lagarce et metteur en scène – qu’avec “ces tâtonnements et le relativisme de point de vue”, “la pièce […] donne à chaque personnage une vérité qui est fonction du spectateur”.

La question de la langue lagarcienne se trouve encore au cœur de l’étude du conflit dans Derniers Remords avant l’oubli et Juste la fin du monde que mène Sylvain Diaz   . Il interroge en effet la fonction du conflit dans le théâtre de Lagarce : est-il vecteur d’action ? Ou “simple mise en scène d’une situation de langage attestant d’une parole qui, au contact d’une autre, cherche à se dire non sans violence ?” Si dans son acception traditionnelle, le conflit doit faire progresser l’action et aboutir à une résolution, une réconciliation, S. Diaz montre que chez Lagarce, le dénouement “témoigne d’un refus de la réconciliation” qui s’exprime par l’échec du langage qu’incarnent les silences dans les deux pièces : le silence du personnage d’Hélène dans Derniers Remords avant l’oubli, celui de Louis dans Juste la fin du monde. Ainsi, conclut-il que ces silences, ces failles du langage “trouvent tout particulièrement à se déployer dans les scènes de conflit qui constituent dès lors […] l’espace privilégié de cette parole qui cherche à se dire sans jamais y parvenir”.

La même conclusion apparaît sous la plume de Sandrine Bazile   qui s’applique à étudier le rôle des didascalies dans les pièces de Lagarce. Elle révèle notamment que dans les deux pièces, la didascalie se fait rare et se mêle le plus souvent au dialogue, ménageant un “brouillage des instances énonciatives”, ainsi, les gestes ou l’expressivité des personnages sont dictés par les personnages eux-mêmes. S. Bazile suggère donc que “les énoncés didascaliques sont comme autant d’indices de la présence de l’auteur, du metteur en scène…”. Elle voit alors les personnages comme “se racontant en train de se raconter” ; leur parole, selon elle “se légende elle-même sans que l’on sache toujours qui est responsable de ces énoncés successifs”. Ainsi conclut-elle que ces “réajustements successifs” – dont font partie les énoncés didascaliques intégrés au dialogue – “construisent le texte dramatique dans un bégaiement perpétuel de la signification, comme si le sens ne pouvait jamais surgir, entravé par la multiplicité des voix qui l’agitent. […] Ce principe de ressassement ne se contente pas de prendre de la distance avec la littérarité même du texte, il est une sorte d’aveu d’impuissance de la parole interne comme de la parole théâtrale”.

L’usage de la langue que fait Lagarce apparaît donc comme essentiel pour comprendre les enjeux de ses pièces, et ce n’est peut-être pas un hasard si l’ouvrage se conclut sur un article de Joël July   , linguiste et stylisticien de formation, qui propose une belle synthèse sur le style de Lagarce à travers une étude des discours. Il analyse notamment le rôle “des discours rapportés du hors-scène” en regard de l’utilisation traditionnelle (mettre au courant le spectateur de la situation, lui donner à entendre ce qui a été dit plus tôt que l’espace-temps de la pièce) qu’en fait le théâtre ; analyse qui aboutit au constat d’un très faible usage de celui-ci malgré des pièces qui le favoriserait (cadre des retrouvailles prétexte à se souvenir, longues tirades explicatives par laquelle un personnage se souvient…). Joël July remarque que Lagarce préfère “le discours indirect libre avec incise” dans lequel, selon lui, “la parole antérieure est exposée et juxtaposée par rapport au verbe qui la réfère”. Selon lui, “par ces choix Lagarce authentifie assez peu la teneur des propos qu’aucune circonstance particulière n’encadre. […] Ce qui importe donc, c’est moins l’incertaine véracité des propos que l’effet qu’ils semblent avoir eu sur leur destinataire pour qu’il les cite”. De cette façon, J. July décèle un jeu déceptif dans la pratique du discours rapporté (notamment dans Derniers Remords avant l’oubli) dans la mesure où il donne “des informations limitées sur ce qui intéresse au premier chef le spectateur et pourrait être la clé des rapports conflictuels que le déroulement de la pièce envenime”. Enfin, il propose à son tour d’analyser le phénomène de “ressassement”, de “tâtonnements”, de “reprises” que l’on a identifié plus haut et qu’il nomme “les paroles immédiatement reformulées par soi-même”. Selon lui, cet usage si particulier de la langue permet de “circonscrire la psychologie des personnages et à stigmatiser la difficulté de leur communication, alourdie de contraintes sociales” : ainsi, par gêne ou peur d’être mal jugés, les personnages lagarciens “portent régulièrement un commentaire d’insuffisance sur leur propre propos” ; ou encore, pour “éviter d’être corrigés, les personnages adoptent une langue où se manifestent une tendance à l’hypercorrection”. J. July fait alors l’hypothèse selon laquelle Lagarce compense le sacrifice fait à la vraisemblance scénique par cette utilisation “d’un langage dramatique réaliste” qu’est “la parole balbutiante sans cesse en quête de la bonne formulation”.

Nous avons donc ici pris le parti de rendre compte de ces “lectures” de Lagarce en suivant le fil rouge qu’est la question de la langue, support qui apparaît comme essentiel à l’approche des deux pièces soumises à l’analyse. En effet, on l’a vu, quelle que soit la problématique choisie par les contributeurs (influences, dimension autobiographique, rapport au réel, enjeux dramaturgiques), les réponses aux questions posées se révèlent souvent dans la langue lagarcienne ; langue qui apparaît ainsi éminemment littéraire et qui justifie probablement son inscription au programme de l’agrégation. L’ouvrage ne se résume cependant pas à cette seule question ; pour les étudiants, il présente l’avantage d’offrir des analyses précises des textes au programme ainsi qu’un certain nombre de références à des mises en scènes (celle de J.-P. Vincent, de François Berreur entre autres), toujours utiles dans le cadre de l’étude de textes de théâtre. Enfin, plus largement, pour les curieux du théâtre de Lagarce et du théâtre contemporain, ils trouveront un certain nombre d’analyses qui tendent à généraliser le propos à l’ensemble de son œuvre ainsi que de nombreux rapprochements avec la pratique du théâtre de ses contemporains.