Maintes fois nous avons réprécisé que les sciences et les techniques ne pouvaient être confondues, même si de nos jours, dans un registre qui n’est pas le nôtre, il est possible et/ou nécessaire de se méfier des techno-sciences, selon cette expression qui n’est cependant pas sans poser de problèmes. Cela n’interdit évidemment pas de poser le problème général auquel nous nous attelons, aussi à propos des techniques. Entendons par là que le débat portant sur les arts et les techniques est non moins important que le débat sur les rapports entre arts et sciences.

Encore convient-il de procéder avec quelques scrupules dans ce nouveau domaine d’exploration, car les médiations entre arts et techniques sont plus conséquentes que les médiations entre arts et sciences. Il n’est que de se pencher sur la question du design pour entendre le propos. En son temps, 2003, Jacques Rancière   précisait déjà que la pratique et l’idée du design redéfinissaient " la place des activités de l’art dans l’ensemble des pratiques qui configurent le monde sensible partage " (p. 105). Et par ces pratiques, il entendait celles des créateurs de marchandises, de "ceux qui les disposent dans des vitrines ou mettent leurs images dans des catalogues, celles des constructeurs de bâtiments ou d’affiche, qui édifient le mobilier urbain, mais aussi des politiques qui proposent des formes nouvelles de la communauté autour de certaines institutions... ".

D’une certaine manière, la question rebondit de nos jours grâce à la publication de l’ouvrage de Nicolas Thély, Le tournant numérique de l’esthétique, dans le cadre des publications de Remue.net. Dans cet ouvrage, l’auteur parle des pratiques artistiques et des pratiques amateurs contemporaines, au droit des nouvelles technologies, dans la production esthétique du regard. Il pense, en effet, que le numérique bouleverse le regard.

Comment percevoir ces changements ? L’auteur place sa réflexion au plus près des oeuvres, des formes et des pratiques et trouve la juste distance nécessaire pour permettre de penser que le numérique constitue une expérience qui irradie des formes, et induit des transformations profondes dans nos regards.

Le tournant numérique de l’esthétique serait donc dans la logique de l’après-coup. Il nous permet de saisir à partir des oeuvres et des pratiques, ce qui n’est déjà plus et nous donne des outils pour comprendre l’actualité mouvante de notre monde, la complexité de nos expériences contemporaines. Et de prendre alors conscience des changements de la sensibilité et de l’inscription du numérique dans notre humanité même.

Quelques évidences ne sauteront pas aux yeux de tous, mais ce sera donc une occasion de se confronter à une analyse conduite avec ampleur et pertinence. Nous avançons dans une pensée qui s’expérimente avec les formes nouvelles, les pratiques en devenir, ces imperceptibles transformations qui, bientôt, auront radicalement changé les existences