L'autobiographie pimentée et rondement menée du guitariste soupe-au-lait des Rolling Stones. 

Avant tout, il ne faut pas se fier à la simplicité presque nue de ce titre (contrastant singulièrement avec son contenu fleuve): Life. Et quelle vie! Celle-là même conduit ce jeune Anglais de classe plus que moyenne, né à Dartford en 1943, à devenir une "pop star internationale", selon son dernier beau-père en date. Pop star, encore plus que rockstar, même si Keith Richard en a exhibé tous les attributs les plus reconnaissables: le sexe (bien que pratiqué à rythme plus qu'honorable, il ne semble pas être la première affaire à gérer pour le guitariste), la drogue (consommée encore plus que ce que tout ce qu'on aurait pu fantasmer), le rock'n'roll (ou plutôt le blues, la grande passion éternelle du guitariste). Et aussi un look improbable et bohème, du khôl à foison, une immuable maigreur, sans oublier la bagarre facile.

Beaucoup de choses à raconter, donc, par un Keith Richards extrêmement volubile, doté d'un talent de conteur presque égal à ses capacités de guitariste. En enlevant les notes et autres appendices du texte présenté dans cette édition de poche, réclamée à cors et à cris par un public d'avance conquis, il reste 721 pages... 721 pages de confessions non stop, tant et si bien que Richards nous désarçonne. À défaut, pourtant, de nous toucher véritablement.

 

Malgré tous les mauvais aspects de la gloire et de la drogue (invitée privilégiée de cette autobiographie) ici narrés, les morts subites des proches et les séparations sanglantes, Richards peut se dire certes bouleversé (la mort de son fils Tara, sa rupture avec la muse Anita Pallenberg, le décès de Gram Parsons) mais continue son petit bonhomme de chemin avec un aplomb déconcertant. Il se targue lui-même, non sans la bonne dose d'humour (so british) qui ne quitte que rarement son récit, d'être une force de la nature. Il est en effet possible que la plupart des hommes normalement constitués auraient succombé depuis belle lurette à tout ce que la star s'est infligé. Overdose, accident de voiture, chute presque fatale, crises de nerfs, tout passe sur Richards, qui ne trépasse pas malgré les heures de sommeil manquant cruellement au compteur. Grâce à une bonne nature, certes, mais aussi une dose généreuse de chance que beaucoup lui envient, à juste titre.

 

Ce côté surhomme, espèce de Superman du rock'n'roll circus, doublé de la fierté de n'être parti de rien, est le socle identitaire de Richards - par là, le socle narratif de Life, sans aucun doute. Malgré l'auto-dérision souvent teintée de séduction, le narcissisme peut s'avérer lassant. Or, lorsque le lecteur vient à compter les pages qui lui restent, l'auteur fait volte-face, se mettant à nu. D'abord avec la description des rapports complexes avec ses parents, narrés au début et à la fin du livre (les dernières lignes sont les plus émouvantes), comme pour boucler la boucle. Puis il évoque avec une lucidité crue, voire violente, sur sa relation avec celui qui n'est plus un ami mais un frère - avec la proximité et l'agressivité que cela implique. Les remarques acides sont monnaie courante, et Richards ne se gêne pas pour souligner la mégalomanie de Mick, surnommé "Brenda" en studio... Mick et Keith, les Romulus et Romus des Rolling Stones?

 

En revanche, il est surprenant, pour ne pas dire gênant, de voir le manque d'empathie de Richards (dont il ne se cache guère) envers Brian Jones. Ce génial guitariste mais "pleurnicheur de m..." d'après son camarade de cordes est mort en juillet 1969 après avoir été, lentement mais sûrement, évincé (ou auto évincé? telle est la question) des Stones. Cette brutalité, motivée par un désir de transparence à visée clairement narcissique, est à déplorer. Fort heureusement, le lecteur ne se contente pas de potins d'importance inégale, et a également le droit au récit des genèses d'albums aussi déterminants que Some Girls ou Exile on Main Street, où le rôle de Richards, leader dans l'âme, apparaît décisif. Il invite des amis musiciens, invente des nouveaux sons, s'essaye à de nouvelles techniques de production... Motivée par une crainte maladive de l'ennui, sa curiosité l'a conduit à créer plus intensément que les autres membres des Rolling Stones.

 

Cependant, outre son rythme narratif relevé (du notamment à un vocabulaire oral des plus savoureux) et sa richesse dramatique, l'une des grandes qualités de Life réside dans les interventions de proches, ou, du moins, de connaissance digne de ce nom. De son fils Marlon à Tom Waits en passant par sa tante ou sa femme actuelle Patti, de jolis noms (Marianne Faithfull, Ronnie Spector...) mettent leur grain de sel et confirment la véracité d'anecdotes parfois incroyables du super-héros déjanté du rock.  C'est en cela que cette autobiographie, façonnée d'honnêteté et d'ironie, est un document remarquable sur les Rolling Stones: les légendes, rumeurs et autres mythologies circulant autour du groupe sont passées en revue dans le moindre détail. 

 

Les tournées folles à lier, Altamont, les arrestations, les aller-et-venues de musiciens au sein du groupe (comme membres ou contributeurs), les genèses de certains tubes comme "Satisfaction" ou "Miss You", les histoires de femmes (la fameuse Anita Pallenberg fait couler beaucoup de sang et d'encre)... Lire la Life de Keith Richards, c'est apprendre tous les aléas de son existence convulsionnée et indéniablement passionnante