Toute langue a une espérance de vie, certaines sont condamnées à mort faute de locuteur, d’autres mal en point font s’enhardir avec les nouvelles technologies. C’est une géopolitique linguistique qui se reconfigure.
Sociolinguiste, Louis-Jean Calvet, professeur émérite à l’université de Provence, est l’auteur de nombreux ouvrages savants (La Guerre des langues et les Politiques linguistiques, 1987 ; L’Europe et ses langues, 1993 ; Les Voix de la ville. Introduction à la sociolinguistique urbaine, 1994 et 2011 ; Pour une écologie des langues du monde, 1999, Essais de linguistique. La langue est-elle une invention des linguistes ?, 2004, etc.) et d’excellentes biographies (Barthes, Brassens, Ferré).
Avec ce nouveau livre, il s’adresse volontiers au grand public et pose les questions qui taraudent chacun : pourquoi tant de langues ? Qu’est-ce que la langue maternelle ? Comment les mots voyagent-ils ? Peut-on traduire une langue dans une autre ? Les langues se combinent-elles ? Pourquoi une langue meurt-elle ? Etc. La Terre est peuplée de 7 milliards d’habitants et l’on dénombre environ 7 000 langues, il va de soi que chaque langue n’est pas parlée par un million de locuteurs ! Il existe des pays peu peuplés, comme le Congo, où l’on parle plus de 200 langues et d’autres encore moins peuplés, comme l’Islande, où l’on compte les langues sur les doigts d’une main…
C’est avec le développement de son cerveau que l’être humain acquiert la capacité de parler, bien avant qu’il n’invente l’écriture (il y a 5 000 ans seulement), mais l’on ne connaît pas exactement le pourquoi de l’apparition des langues et de leur diversité. Le site du SIL (Summer Institute of Linguistics, http://www.sil.org/) comptabilise 6 909 langues en mars 2010 et les classe en familles : finno-ougouriennes, caucasiennes, altaïques, austronésiennes, papoues, dravidiennes, austrasiatiques, tibéto-birmanes, chinoises (le mandarin est la langue officielle, mais il y a aussi le hakka, le wu, le yué, le min, etc.), nigéro-congolaises, afro-asiatiques, nilo-sahariennes, Niger-Kordofan (une quarantaine de langues parlées au Soudan), algonquines, Natchez-Muskogean, iroquoises, sioux (une vingtaine, dont le dakota, le crow), mayas, uto-aztèques, etc.
Il n’y a aucune relation entre les frontières d’un État nation et les langues. De même, le poids culturel d’une langue ne se mesure pas seulement par la démographie, mais par bien d’autres facteurs (présence sur Internet, dans les institutions internationales) que liste et mesure le “Baromètres des langues du monde” (http://www.portalingua.info/). Selon ce classement, l’anglais arrive en premier, suivi du français, de l’espagnol, de l’allemand, on voit alors que la variable “population” n’est pas la première. De même, il existe plusieurs formes d’écriture, les unes alphabétiques (alphabets latin, cyrillique, arabe, bengali) et les autres avec des idéogrammes. Pourquoi ces différences ? Louis-Jean Calvet considère que l’écriture est “de façon large, l’asservissement d’une picturalité à une gestualité”. Il fait état d’écritures non encore déchiffrées, comme les signes repérés sur le site urbain de Mohenjo-Daro (Pakistan).
Les mots voyagent et c’est tant mieux explique-t-il, ainsi les langues se renouvellent, s’enrichissent, vivent ! Le chapitre qu’il consacre aux “mots voyageurs” est passionnant et même s’il s’attarde sur l’étymologie de certains termes, il accorde à la déformation orale, à la prononciation un rôle essentiel dans le passage d’une langue à une autre. Ainsi balad, en arabe veut dire “ville”, sa forme plurielle est bilad, qui a pris le sens de “pays”, il est prononcé “bled” en français et veut dire de manière péjorative “petit village”, “trou perdu”, dans l’expression “quel bled !”, alors que pour un Arabe qui vit en France le bled c’est son pays ou celui de ses parents.
La pureté linguistique est un leurre. Les langues circulent principalement en contrebande ! Ces circulations accompagnent d’autres échanges, marchands, guerriers, religieux, etc. Il y a une diversité de types de transport d’une langue vers une autre et les résultats sont bigarrés, curieux, illogiques parfois. Une nouvelle langue peut naître d’une combinaison, comme dans le cas du créole, ou alimenter un argot professionnel avant d’être consacrée dans la “vraie” langue en pénétrant le dictionnaire. Ce qui est sûr, pour l’auteur, c’est que les langues parlées actuellement ne seront pas identiquement conservées dans un siècle ou deux. Nous ne parlons plus le français de Rabelais… La traduction consiste à “faire passer un texte d’une langue à une autre”, le verbe latin traducere exprime bien cette idée de “conduire au-delà”. Avec la traduction, nous entrons dans la “guerre” des langues. Combien de fois l’acheteur d’un appareil n’a-t-il pas été dérouté par la version du mode d’emploi en sa langue, une langue qu’il ne reconnaissait pas ! Une mauvaise traduction engendre de l’incompréhension et devient source de différends. La qualité d’une traduction repose sur la capacité du traducteur à adapter le texte aux subtilités de la langue d’accueil. C’est un travail exigeant qui repose sur la maîtrise de toute une culture et pas seulement du maniement d’un lexique ! L’histoire d’une traduction permet de suivre, par exemple, la constitution d’un savoir. Ainsi, par exemple, notre connaissance de la médecine arabe s’éclaire lorsqu’on sait quand et comment tels ouvrages perses, grecs, indiens ont été traduits en arabe et on pu participer à son élaboration…
Pour apprécier la vitalité d’une langue, l’étude comparée dans le temps de ses dictionnaires est éloquente, nonobstant le décalage temporel qui existe entre l’usage d’un mot et son entrée dans le dictionnaire. Louis-Jean Calvet indique les “nouveaux mots” glanés dans le Petit Robert, entre 1960 et 1999, et constate qu’ils proviennent aussi bien d’une autre langue que d’un langage particulier (langage technique, langage de la musique, des arts, du sport). Par exemple, figurent dans le dictionnaire, en 1960, “facho”, “écologie”, “best-seller” et “franchouillard”, en 1970, “Afro”, “homophobe”, “disquette”, en 1980, “zapper”, “meuf”, “coloriser” et en 1990, “e-mail”, “pacs”, “taliban”…
Comment savoir si les langues se portent bien ? Le premier indice est le nombre de locuteurs, hui langues ont chacune plus de cent millions de locuteurs alors que 1558 en ont moins de 1 000 ! Ainsi 96 % des langues du monde sont parlées par 4 % de la population… Un autre élément d’appréciation est la présence d’une langue sur Internet. Là, entre 2000 et 2007, le chinois a augmenté de 469,9 %, le français de 385,4 % et l’anglais de 157,7 %, mais il est vrai que l’anglais est la langue dominante sur le Net et que l’hindi y est peu actif, alors que c’est une langue parlée par plusieurs centaines de millions d’Indiens. L’avenir d’une langue gît dans les interactions politiques à l’échelle planétaire. Il serait bien hasardeux d’en indiquer les tendances… Cet ouvrage, très bien documenté, se lit plaisamment et c’est avec une grande honnêteté que Louis-Jean Calvet mentionne aussi bien les zones d’ombre qui demeure que les acquis et leurs changements…