Une relecture des "Prophéties" comme voie d’accès à la conscience troublée de l’esprit renaissant.

* Cet article est accompagné d'un disclaimer (cf. en bas de page).

 

En ouverture de son étude, Denis Crouzet fait part du doute qui lui est venu après avoir choisi de travailler sur Nostradamus, évoquant aussi bien la rareté des sources que le caractère impénétrable des prophéties. Si c’est par là qu’il a choisi de débuter, c’est justement parce que cette résistance forcenée de l’œuvre prédictive face à la lecture que l’historien a d’abord tenté d’en faire est au fondement même de sa démarche. En d’autres termes, c’est l’impossibilité d’interpréter chaque quatrain écrit par Nostradamus comme une prédiction, au sens contemporain du terme, c’est-à-dire comme l’annonce d’un futur certain d’advenir, qui a obligé Denis Crouzet à construire une autre approche. Dès lors, et à rebours de la majorité des lectures qui en avaient auparavant été faites ou de celles qui sont parfois encore d’actualité, il a cherché dans l’écriture nostradamienne une autre raison que celle qui la sous-tend a priori, une autre logique que l’ambition de délivrer aux hommes une connaissance certaine des possibilités contenues dans l’avenir.

Denis Crouzet donne ainsi à voir l’historien dans son cheminement, sa réflexion et ses doutes. Il autorise son lecteur à regarder au-delà ou plutôt en deçà du résultat final que représente l’ouvrage imprimé et de la logique d’exposition qui y préside, et à saisir une histoire en train de se faire. D’autant que dans sa conclusion intitulée "Pourquoi Nostradamus ?", il entame un vaste retour sur l’ensemble de son œuvre historique ; il y procède à une mise en cohérence de son Nostradamus avec le reste de ses écrits dont il présente successivement l’objet et les apports, tout en faisant ressortir les partis-pris méthodologiques qui ont été les siens depuis quatre décennies dans son exploration des imaginaires de la Renaissance. Ces quarante pages conclusives sont passionnantes et permettent à rebours de comprendre d’autant plus clairement les enjeux de l’ouvrage qui les précède.

Réveiller les âmes

Le second paragraphe introductif règle quant à lui en cinq lignes la question biographique : "Pour une chronologie proprement dite de ce que l’historien peut savoir de Nostradamus, en liant les quelques données biographiques qui ont subsisté aux grands événements qui scandent l’histoire de son temps, le lecteur se reportera en fin d’ouvrages."   Denis Crouzet n’entend donc en aucun cas écrire la vie de Michel de Nostredame – d’autant que les sources manquent. Pas plus d’ailleurs qu’il n’a écrit celle de Calvin ou de Michel de L’Hospital, de Charles de Bourbon, de Catherine de Médicis ou de Christophe Colomb. De cette défiance face à la biographie, il s’explique d’ailleurs en conclusion ; son objectif est plutôt, comme il l’énonçait déjà dans l’introduction de La Sagesse et le Malheur, de mener "une biographie a-biographique, c’est-à-dire qui ne le [i.e. le sujet de l’enquête] suit pas dans les événements successifs le voyant devenir un acteur de l’histoire, mais qui s’efforce de trouver une cohérence dans la quête qui fut la sienne"   . Et, au travers de la reconstitution de l’imaginaire d’un individu particulier, la conscience qu’il a de lui-même, sa subjectivité, Denis Crouzet fait le pari que le chercheur parvient à remonter vers l’imaginaire collectif, même s’il s’agit bien d’un pari "dans le cadre d’une histoire qui ne peut être que “virtuelle” dans la mesure où l’opacité du passé est telle qu’il n’y a que du possible dans l’effort de compréhension des intériorités."  

C’est très précisément cette ambition de pénétrer les imaginaires renaissants qui paraît avoir rendu possible la lecture que fait Denis Crouzet des prophéties nostradamiennes. C’est parce que ses travaux antérieurs lui ont permis de comprendre avec une finesse remarquable la culture renaissante, ses méandres, ses nuances et ses variations, et c’est parce que son objectif est d’appréhender "les systèmes signifiants dans la dépendance desquels les individus ont pu être tentés de s’investir dans l’histoire de s’efforcer de maîtriser le flux de l’histoire, de tenter de faire de l’histoire leur histoire"   plutôt que les détails d’une biographie, qu’il a pu briser la tentation de continuer à faire de Nostradamus un auteur cherchant à délivrer un savoir clair et univoque, aisément compréhensible, sur l’avenir, qu’il a pu voir dans chaque quatrain de l’astrologue autre chose qu’une "coquille de noix, qui pouvait être brisée et ouverte"   .
Il ne faut donc pas espérer trouver chez Nostradamus l’annonce de la prochaine grande crue qui frappera Paris, inutile aussi de chercher lequel de ses quatrains avait prédit la catastrophe nucléaire qui a frappé le Japon au printemps 2011 et force est de constater que 3797 n’est pas l’année qui verra la fin des Temps. Ou probablement pas… Si Nostradamus accumule les images de mort et de destruction, s’il y a chez lui une récurrence eschatologique c’est parce que la peur tire les hommes de leur oubli de Dieu : l’objectif est de réveiller les âmes contre le péché pour les ramener vers la Parole divine. Les Prophéties seraient donc comme un catalogue du mal et du malheur, Nostradamus y construisant une logique de la répétition, de l’accumulation eschatologique. Mais l’accumulation des quatrains terrifiants doit aboutir finalement à un savoir unique, à une seule et unique vérité, la prégnance du mal sur terre et le seul recours possible à la toute-puissance divine. L’eschatologie comme médecine des âmes…

Éveil de la conscience de l’esprit impuissant

Avec une érudition d’une grande finesse et grâce à des emprunts précieux à la critique littéraire   , Denis Crouzet s’attèle donc à comprendre un à un tout en même temps que dans leur globalité les quatrains de Nostradamus. Il en identifie les figures – même s’il souligne qu’elles ne sont jamais utilisées littéralement dans les Prophéties – et dégage une structure récurrente des quatrains : "d’abord, la référence plus ou moins explicite à un passé stable, qui immédiatement bascule dans le mal et dans l’horreur."   Il s’attache également à relever et à expliciter des grandes motifs, ceux du miroir   ou des merveilles par exemple   , en mettant en regard Nostradamus avec d’autres grands humanistes de son temps, Erasme d’abord, Guillaume Briçonnet et Marguerite de Navarre, Marsile Ficin et Cornelius Agrippa, et en menant une comparaison filée tout au long de l’ouvrage avec Rabelais.

A rebours des interprétations habituelles, la thèse de Denis Crouzet est donc que l’écriture nostradamienne ne cherche pas réellement à dire le futur ; de même, si elle est parfois construite autour de références au passé, celles-ci n’ont pas de visée littérale. Futur, passé, présent, tout est unifié, la temporalité est écrasée et l’objectif de l’astrologue est bien de dire le mal qui régit la vie humaine. Il faut donc pour l’historien refuser la tentation interprétative ou identificatrice : chez Nostradamus l’impuissance herméneutique du lecteur doit dire la faiblesse de l’entendement humain, l’inanité de la prétention de l’homme à construire un savoir sur le monde, puisque le seul savoir est aux mains de Dieu, l’ignorance et la fausse connaissance menant au contraire au mal. Si Nostradamus ne dit pas l’avenir, il est tout de même prophète car il dit ce qui est, la Vérité essentielle, le mal humain et la toute-puissance divine. C’est donc en toute logique que Denis Crouzet dessine la figure d’un Nostradamus insaisissable sur le plan de la foi, se situant au-delà des dogmes   : sa mise en accusation du savoir humain ne peut que déboucher sur une mise à distance des affrontements confessionnels de son temps, au cours desquels les factions exercent la violence au nom de leur certitude à détenir la vérité. Or, pour Nostradamus, la foi est innommable car Dieu est innommable pour l’homme.

Cette inutilité herméneutique, qui se double d’une syntaxe bouleversée, sans pronoms, sans conjonctions de coordination, parfois même sans verbes, construit donc une écriture cryptique, qui dit que la seule voie est la voie du non-savoir, que la seule chose à comprendre est qu’il n’y a rien à comprendre. Denis Crouzet dégage derrière cette vérité qui se révèle en s’occultant, une habitude de la logique paradoxale à la Renaissance, siècle que Michel Simonin a justement appelé "l’âge du paradoxe"   . Il y aurait aussi derrière cette écriture énigmatique les conséquences de la prise de conscience par certains humanistes comme Erasme d’une trop grande familiarité des fidèles avec la Parole de Dieu, qui se serait retournée par l’émergence de la menace schismatique. Enfin, l’obscurité de l’écriture nostradamienne aurait pour objectif, en faisant imploser le futur par la saturation des possibles et en le confrontant à la déficience du savoir humain, de rejeter le lecteur en lui-même où il pourra découvrir la Vérité, l’abandon à un Dieu d’amour, Denis Crouzet relevant que l’incitation à la réflexivité doit à la Renaissance ramener la créature au Créateur.

En définitive, Denis Crouzet débouche sur la problématique de l’émergence de la conscience au moment où se déchaînent les conflits religieux. L’appréhension de la présence généralisée du mal dans le monde et dans chaque homme amènerait à la découverte de la conscience par ce repli de l’homme en lui-même qui est le but ultime de l’écriture nostradamienne. "La pratique de l’intelligence paradoxique est telle une forme d’autonomisation de la conscience, par l’exigence d’un dédoublement toujours critique de l’être lui-même, qui apparaît devoir toujours se mirer sous le regard du Christ et de ce qui fut son refus de tout ce qui relevait des évidence établies, des certitudes et des auto-certitudes."