La présence de fluides dans la peinture du XVIIe siècle méritait une analyse mettant en jeu non seulement les fluides mais aussi les regards à porter sur eux.  

* Cet ouvrage a été publié avec l’aide du Centre national du livre.

 

Un lieu commun des commentaires sur l'art contemporain veut que ce dernier ait fait surgir (ex nihilo) sur la scène de l'art le sang, le sperme et la merde. On connaît la Merda d'artiste de Piero Manzoni, mais aussi le travail sur le sang de Gina Pane ou de Michel Journiac, et pourquoi pas l'usage des fluides divers dans les œuvres de Fabrice Hyber. À leur côté, nombreux sont les artistes qui ont mis en scène urine, sperme et autres liquides, il n'est que de se souvenir du Piss Christ de Andréa Serrano (1987). Évidemment, les intentions des uns et des autres sont différentes. Entre le geste iconoclaste et la réflexion sur la dispensation de la vie humaine, la distance est grande. Et ce n'est pas parce que le XXe siècle a eu longtemps la réputation d'être le ”siècle des fluides” (!) qu'il faut oublier qu'ils ont servi surtout à manifester le mouvant, le temps et la matière.

Non seulement ce propos est insuffisant, car il fait l'impasse sur la différence entre les flux et les fluides, mais encore, il interdit un peu vite de travailler sur la notion de fluide dans d'autres cadres historiques. Nul n'ignore d'ailleurs qu'il existe chez Blaise Pascal une dynamique des fluides dont l'importance est telle qu'elle permet de soutenir la foi en Dieu.

Et justement, parlons du XVIIe siècle. La représentation picturale des différents fluides corporels – larmes, sang, lait, bave, excréments, sperme ou sueur – y est plus abondante qu'on ne le croit habituellement. On pourrait même affirmer qu'il suffit de regarder, si l'on était persuadé que l'on y voit toujours quelque chose. Mais cela ne ferait que renforcer l'idée suggérée ci-dessus d'un aveuglement de notre époque sur sa propre historicité.

Ce n'est pourtant pas ce que l'auteur de cet ouvrage envisage d'analyser. Il ne cherche pas à montrer ce que nous n'avons pas vu. Il prend ces fluides pour objet, afin de comprendre à la fois leur statut dans la peinture, le mode de représentation engagé et les significations imposées. Il laisse à Pline le soin de s'inquiéter de la manière de peindre ces fluides, lequel raconte l'origine de la fameuse écume du chien haletant du trop minutieux Protogenes. Fluide organique complexe et instable, dont l'impossible représentation fut finalement réalisée non par les moyens communs du peintre, mais par la fortune d'un jet furieux d'une éponge sur la toile, laquelle a peint l'écume sans difficulté.

Ce qui intéresse l'auteur finalement, c'est de travailler, dans la peinture figurative classique, aux limites de la mimésis. S'agissant de corps n'ayant ni forme ni extrémités précises ou définies, comme le suggère Léonard de Vinci, avec les fluides, nous nous trouvons à la fois devant une difficulté technique et devant une question métaphysique, celle de la matière organique s'écoulant, celle de l'intériorité des corps, mais aussi celle de la trajectoire des fluides sortant des corps. Combien de précautions ne faut-il pas prendre pour saisir la discrétion des fluides dissimulés dans le corps ? ; mais combien en faut-il encore pour briser l'interdit représentatif de ces objets que sont le sperme et l'excrément ?

Et pourtant, à regarder les tableaux de près, il existe de nombreuses représentations de ces fluides. Philippe de Champaigne, mais aussi Claude Le Lorrain ne se privent pas d'en dessiner et peindre. Ils confrontent la perspective, qui est apte à se saisir avec brio des corps réguliers et des ombres portées, avec le cas des fluides jouant de formes irrégulières, instables, impropres à la description.

Ainsi en va-t-il du Christ mort couché sur son linceul (1650) de Champaigne où la présence de fluides sanguins et aqueux transforme la lecture du tableau en introduisant une perspective spirituelle. La plaie offerte au regard du spectateur impose un mode de perception particulier : l'hyper-proximité, mais aussi la traversée visuelle vers un au-delà de la surface peinte. Comme le souligne l'auteur, ”le spectateur dévot est supposé atteindre, via le sang et les plaies représentées du Christ, l'intériorité du corps du Sauveur et une forme d'union avec la divinité”. Comment ne pas sentir ce tableau basculer du visible à l'haptique, de par sa dimension tactile ? Le dispositif scénique donne lieu à proximité et attention de la part du spectateur. Les personnages habituels des descentes de croix sont exclus. L'allongement presque entier du corps du Christ est patent. Le resserrement sur la personne du Christ est devenu essentiel. L'isolement du Christ ne vient pas seulement signifier la solitude et l'abandon du personnage, mais livrer ce corps à la méditation privilégiée du spectateur, si possible dévot (à l'époque : nous sommes en milieu janséniste). Et l'auteur de s'enthousiasmer : ”Comment comprendre cette performance extrême de la peinture, performance d'où résulte son extraordinaire pouvoir de fascination ?”. Au passage, l'auteur reconstitue autant que possible les déplacements de cette œuvre dans les lieux qu'elle a occupés qui valent autant de réinterprétations.

Examinant la Danaé de Jacques Blanchard, l'auteur montre la fonction de la pluie de matière dorée qui traverse le tableau. Elle s'assimile à la semence divine. Elle sert les desseins d'une triple généalogie imposée par l'histoire de Danaé : divine, humaine et artistique. Grâce à son analyse, l'auteur dessine une politique du sperme. Ce dernier n'est guère valorisé, à l'époque, sauf dans la littérature et sans doute la littérature érotique (le foutre). Dans le domaine pictural, une représentation du sperme est interdite, voire inimaginable sous ces formes. Si la peinture mythologique des amours des dieux devient, à la Renaissance, le lieu privilégié de la représentation érotique voire pornographique, en aucun cas, semble-t-il, un imaginaire du sperme pouvait y trouver un espace libre et explicite pour son développement. Pourtant, la Danaé ouvre cette voie. Quant à Claude Le Lorrain, revendiquant comme on sait une forme de matérialisme, il ne déteste pas s'intéresser à des thématiques scatologiques.

Interprétant une œuvre de Nicolas Mignard, portant sur saint Bernard, l'auteur nous rappelle que ce saint, dans une lecture du Cantique des cantiques, fait abonder les métaphores liquides : larmes, sang, eau, feu, flux de lumière, rosée, huile et parfums. Ces métaphores, sur lesquelles les commentaires font souvent l'impasse, sont cependant essentielles. Elles servent toutes à évoquer le rapport intime et unitif de l'âme du chrétien et de Dieu. Lancé sur sa propre trajectoire, l'auteur n'oublie pas, alors, de dessiner un parallèle entre la lactation de saint Bernard et le sang de la plaie du Christ, associant ainsi plusieurs représentation. Il est vrai que la double offrande du sang ou du lait est aussi le sujet d'un des tableaux de Rubens, montrant, d'après un récit apocryphe, saint Augustin, cette fois, hésitant entre le sang de la plaie du Christ et le lait du sein de la vierge. Rubens, par ailleurs, est un grand habitué des scènes de lactation, dont l'une se trouve notamment dans La Création de la voie lactée.

Le cas des larmes est un peu différent. Leur statut à l'époque est complexe. Refoulées au XVIIe siècle lorsqu'elles sont l'expression des passions humaines, ou de la mélancolie, elles sont au contraire intensément valorisées en tant que signes du dégoût de la vie terrestre et manifestation de la componction, de la contrition, de la pénitence, mais aussi de la compassion et de la miséricorde à l'égard des pécheurs. Elles peuvent valoir aussi comme participation aux souffrances et au sacrifice du Christ. De ce fait, elles changent de statut. Elles ont alors le pouvoir d'obtenir la miséricorde divine, de purifier le cœur du fidèle. Enfin, elles sont surtout l'attribut de David, du Christ, de saint Pierre ou de saint Jérôme. Pascal, à la même époque, transmue les larmes en “larmes de joie” au contact de la présence de Dieu.

Élargissant le débat, l'auteur tente de relier ce statut des fluides aux théories philosophiques. Il remarque que l'antique ensemble des théories humorales issu des textes d'Aristote, de Galien et d'Hippocrate continue, malgré la variété des opinions nouvelles (Harvey, van Helmont, Descartes), d'inspirer les croyances communes des XVIe et XVIIe siècles. L'idée est alors partagée par les artistes de l'existence de quatre humeurs (et couleurs) fondamentales : le sang (rouge), le phlegme (blanc), la bile jaune ou la bile noire (pour la mélancolie).

L'iconographie de l'ouvrage en réjouira plus d'un. Elle permet de suivre les démonstrations de l'auteur avec précision. Une partie des clichés est de l'auteur pour lequel on indiquera qu'il est professeur à l'université de Rouen, enseignant l'histoire et la théorie de l'art et de l'architecture.

Et pour terminer une remarque de peu d'importance au vu de ce que cet ouvrage nous apprend : la conclusion est sans doute un peu brouillonne qui nous fait part plus exactement des supports théoriques actuels de l'auteur (Henri Bergson, Gilles Deleuze, jusqu'à citer Zygmunt Bauman et Arjun Appadurai), mais tout cela en vrac. Il n'est, par ailleurs, pas tout à fait certain que l'on puisse affirmer, voir noter liminaire, un statut subsidiaire des fluides à l'époque moderne. En revanche, une autre signification, certainement.