Alors que l'élection présidentielle réactive l'agenda sécuritaire, l’anthropologue Didier Fassin dresse un portrait suffocant d’une brigade anti-criminalité (BAC) en banlieue parisienne, qu'il a pu accompagner au quotidien pendant quinze mois.

Alors qu'un collectif contre le contrôle au faciès vient de voir le jour, l’anthropologue Didier Fassin dresse un tableau peu reluisant des activités quotidiennes d’une brigade anti-criminalité (BAC) en banlieue parisienne. Dans La force de l'ordre, paru ce mois-ci, l’anthropologue relate les anecdotes significatives qu’il a pu observer tout au long d’une observation ethnographique menée pendant quinze mois aux côtés d’un équipage de la BAC en zone urbaine sensible (ZUS). Il a ainsi eu la chance de pouvoir contourner l’habituelle censure exercée par le ministère de l’Intérieur contre toute enquête extérieure. La “BAC”, c’est cette police banalisée, spécialisée dans le flagrant délit, connue principalement pour ses méthodes musclées.

Une méthodologie originale

Plutôt que de se placer du côté des dominés - les habitants des quartiers défavorisés - comme nous y avait habitué la sociologie issue de l’École de Chicago, l’anthropologue a choisi de se placer cette fois du côté des dominants : les policiers. Une posture féconde qui, en exhibant les mécanismes subjectifs, institutionnels et idéologiques qui conditionnent les pratiques interactives des dominants, permet finalement de mieux comprendre le point de vue des dominés eux-mêmes.
Un parti pris méthodologique complété par une écriture nerveuse privilégiant la narration : en nous proposant la description de multiples scènes concrètes, Didier Fassin illustre ses analyses d’exemples significatifs rencontrés lors des diverses missions de terrain effectuées par l’équipage de la BAC auquel il a été associé.

Banalité, ennui et frustration

Pour commencer, Didier Fassin prend soin de déconstruire une contre-vérité : statistiquement, il est faux de prétendre, ainsi que gauche et droite n’ont cessé de le faire ces dernières années, que la délinquance est plus fréquente dans les ZUS qu’ailleurs   . Cette donnée, loin d’être anecdotique, explique le premier travers observé par l’anthropologue : loin d’être haletant, le quotidien des policiers de la BAC se caractérise avant tout par un ennui diffus. Le quotidien des policiers de la BAC s’avère en effet des plus banal : les rondes véhiculées se succèdent les unes aux autres dans une tranquille indolence.

Il est quasiment impossible de constater un flagrant délit : être au bon moment au bon endroit relève “d’un coup de bol de chez bol” (p. 103) explique un politicier. Durant son enquête, Didier Fassin a donc pu vérifier la validité de cette observation de Carl Klockars : “Faire patrouiller la police en voiture pour lutter contre le crime est à peu près aussi absurde que de faire patrouiller les pompiers dans leur véhicule pour combattre le feu” (p. 97). D’emblée, la mission assignée à la BAC semble donc vouée à l’échec.

Source de frustration, cette situation engendre des déviances multiples. Didier Fassin observe d’abord qu’à la moindre alerte, des moyens de coercition complètement “disproportionnés et injustifiés” (p. 185) sont mis en mouvement, au détriment parfois de la sécurité des policiers eux-mêmes : Didier Fassin nous décrit une scène édifiante où des policiers en sont venus à se tirer dessus entre eux, après avoir saturé l’espace de gaz lacrymogènes, parce qu’ils étaient la cible de jets de pierre. Un processus de “ para militarisation “ (p. 265) serait ainsi en cours dans la police française.

La pression du chiffre

À la frustration s’ajoute la pression du chiffre   chaque mois, instaurée par la “culture du résultat” mise en œuvre par Nicolas Sarkozy dès son arrivée place Beauveau, en 2002. Pour concilier obligations statistiques et banalité quotidienne, les policiers semblent avoir adopté deux tactiques. La première, c’est l’usage de l’humiliation (les injures), du harcèlement (les contrôles “préventifs” d’identité plusieurs fois par jour) et de la violence (fouille au sol, etc) pour provoquer l’escalade pouvant déboucher sur les fameux délits “d’outrage et rébellion”, lesquels procurent ainsi aux policiers des motifs d’interpellations qui sont autant d’affaires simultanément résolues. Les policiers semblent ainsi provoquer eux-mêmes les problèmes qu’ils sont censés résoudre.   ) Par rétroaction, ils justifient les interventions sans fondements préalables dont ils se rendent coupables chaque jour, comme les contrôles au faciès. La seconde : se reconvertir dans l’arrestation de “shiteux” et de “sans-papiers”. Autant de missions subalternes éloignées de leur cœur de métier, simples variables d'ajustement qui suscitent l’amertume des personnels et génèrent des réflexes discutables, comme le “contrôle ciblé sur les jeunes des cités et les gens du voyage” (p. 101).

Logique du recrutement

Mais ce désœuvrement et cette pression du chiffre n’expliquent pas à eux seuls les comportements agressifs des policiers la BAC en banlieue, dont certains membres arborent fièrement des écussons dessinés de barres d’immeubles prises dans le viseur d’un fusil ou dans une toile d’araignée : la logique du recrutement est aussi en cause. Celle-ci s’effectue en effet sur une sorte de cooptation dont la propension au racisme et à la violence semble être le thermomètre. Esprit de clan, de bande, sédimentation longue des personnels, tels sont les travers qui affecteraient la composition des équipes de la BAC, qu'un responsable de Service d'ordre public qualifie lui-même de “meute” (p. 90).

Résultat : composée essentiellement de blancs originaires de province, la BAC ne reflète pas la mixité sociale inhérente au milieu dans lequel elle intervient. Un facteur qui favorise l’opposition, l’affrontement au détriment de l’échange, de la compréhension et de l’empathie.   ) À la lecture de ce livre, on comprend donc mieux l’ampleur de la fracture qui opposent les habitants des quartiers difficiles à leur police : craints plus que respectés, faire la loi plutôt que de l'appliquer, les gardiens de la paix semblent être devenus des gardiens de la guerre.

Racisme ordinaire

Didier Fassin observe alors qu'une sorte de racisme ordinaire domine l'ensemble des réflexes et des pratiques qui tissent le quotidien de la BAC, au point de leur donner leur cohérence. D'après l'anthropologue, les policiers de la BAC souscrivent dans leur ensemble aux images mythologiques instrumentalisées dans les discours politiques, considèrent les cités comme des “territoires ennemis”, des “jungles” peuplées de races inférieures, des “sauvages”, adhèrent - ouvertement pour la plupart - au programme sémiologique du Front National. 732, l'année où Charles Martel stoppa les arabes, à Poitiers : un chiffre arboré fièrement par les policiers sur leur T-shirts. Pour Didier Fassin, la situation politique des banlieues doit être subséquemment qualifiée de “postcoloniale” : il s'agit pour l’anthropologue d'une configuration des rapports sociaux qui a “ formellement rompu avec le passé colonial mais qui en conserve la trace au présent” (p. 88).

Substituer l’ordre social à l’ordre public

À quoi sert alors la BAC ? Pour Didier Fassin, son rôle est d’abord d’imprimer un ordre social discriminant : “le contrôle d'identité est un pur rapport de force qui fonctionne comme un rappel à l'ordre - non pas à l'ordre public, qui n'est pas menacé, mais à l'ordre social” (p. 144). Un ordre articulé principalement sur l'inégalité (entre le policier et le jeune “bâtard”) et l'injustice (au regard de la loi et de la dignité). C'est avant tout une procédure d’assujettissement destinée à circonscrire la place réservée aux jeunes de banlieue dans la hiérarchie sociale : “La répétition des mêmes expériences dans une routine mortifiante est une véritable éducation physique au cours de laquelle on intériorise sa place sociale. L'habitude de l'humiliation doit produire l'habitus de l'humilité.” Une humilité factice et dégradante, sans issue possible..

Violence morale

La violence physique se double alors d'une violence morale et génère un climat de vendetta généralisé : les punitions diverses que font subir les policiers aux populations défavorisées procèderaient bien plus de la vengeance que de la justice ou de la pédagogie. Incapables de remplir leur mission et perclus de préjugés, les policiers auraient prit l'habitude, lorsqu'ils arrivent trop tard sur une scène de délit, de se “venger” sur le premier venu. Résultat : bavures en série et dissémination d'un climat de représailles dans les cités.
Pour Didier Fassin, l'économie morale du policier de la BAC subirait donc comme une sorte de retournement : “dans le prolongement des analyses d'Adam Smith, on qualifie généralement de sentiment moral les affects associés à des valeurs, comme la compassion que l'on éprouve à la vue d'un être souffrant. À l'inverse, il faudrait plutôt parler ici d'une forme de ressentiment moral” (p. 301)

Responsabilités politiques

Plus que d’accuser simplement les membres de la BAC pour ces conduites inacceptables, souvent mêlées de cruauté” et d’une mauvaise foi flagrante, Didier Fassin adopte une posture compréhensive plus large : d'après lui ces comportements déviants sont le produit d’un climat sécuritaire artificiel, instrumentalisé par le pouvoir politique à des fins bassement électorales.

Qui est responsable de cette situation ? Nicolas Sarkozy, ne peut-on s'empêcher de lire en creux. Le président de la République arrive au ministère de l'Intérieur en 2002. Il s'empresse alors de supprimer la police de proximité et instaure “la culture du résultat”, redéfinissant complètement la rationalité du métier, ses réflexes, ses pratiques et son esprit. Dans cette démarche paradigmatique, notons la création de la procédure de “comparution immédiate” en 2007, peu après son élection à la présidence de la République : plutôt que de soumettre les pratiques de la police de façon plus rigoureuse aux lois de la République, on fait la loi de la République de façon à ce qu'elle corresponde mieux aux pratiques de la police” (p. 322) observe Didier Fassin.
Modifiant la pratique, Nicolas Sarkozy prend soin de redéfinir également la symbolique qui entoure et imprègne le métier de la BAC : il créé un climat sécuritaire spécieux (lequel semble une nouvelle fois gagner du terrain à l'approche des présidentielles qui auront lieu en 2012) s'appuyant sur une “inflation du discours sécuritaire” : célébration de l'identité nationale, stigmatisation de l'immigration, instrumentalisation des faits divers, diabolisation de l'islam, question du vote des étrangers… En 2005, Nicolas Sarkozy, en déplacement dans la banlieue d'Argenteuil, promet de débarrasser la France de la “racaille”, de la “nettoyer” au “Karcher” et amorce le déversement d'une véritable rhétorique de la guerre dans sa conquête de l'espace public. Le 28 mars 2007, la veille de son élection présidentielle, des “ émeutes” ont lieu à la Gare du Nord : l'agenda sécuritaire, comme l'observe Emmanuel Todd (cf. Après la démocratie, 2008), supplante alors l'agenda économique.

Notons que sous la présidence de Nicolas Sarkozy, le nombre de lois destinées à durcir la politique répressive du gouvernement aura connu une augmentation exponentielle : un véritable “populisme pénal” (27 lois pénales depuis 2002) semble à l'œuvre, dont l’instrumentalisation récente du meurtre de la jeune Agnès nous donne un exemple supplémentaire (voir ici).

Policiarisation de la société

Ainsi, d'après Didier Fassin, “pour répondre à des préoccupations et des peurs faiblement corroborées par les données objectives de la délinquance, mais attisées par des responsables politiques en quêtes de légitimité et accréditées par des médias friands de faits-divers, une stratégie répressive a été mise place. Cette stratégie s'appuie sur un redéploiement des forces de l'ordre, c'est-à-dire à la fois le renforcement de leur effectif dans les banlieues et surtout le recentrement de leurs missions sur une version répressive, plutôt que préventive, de la sécurité publique, notamment dans les ZUS. La police des quartiers repose sur une présence constante, visible et souvent oppressante par les habitants au nom de la prévention de la délinquance qui n'est pourtant pas plus forte qu'ailleurs” (p. 86). Ce faisant, “la politique des cités devient une politique de la guerre” (p. 71). Elle interdit la possibilité d'une société, s'articule au gouvernement par la division pratiqué par le pouvoir sarkozyste. À l'État social, subsumer l'État sécuritaire. Tout se passe alors comme si la soit disant sécurité des uns devait se payer par l'insécurité des autres, insécurité de l'arbitraire, insécurité d'être traité en inégal, insécurité d'être traité hors-la-loi : agressés gratuitement par l'État, les jeunes de banlieues vivent un cauchemar kafkaïen.

“Bien plus que ce n'était le cas une décennie plus tôt, les forces de l'ordre sont utilisées par les autorités pour les légitimer, fût-ce au prix d'une falsification des faits et d'un dévoiement des missions de la police” (p. 276) nous prévient Didier Fassin, qui observe deux conséquences inquiétantes : la paramilitarisation de la BAC et la policiarisation de la politique. Ces phénomènes sont lourds de conséquences pour l'équilibre démocratique.

Déséquilibres démocratiques

Un équilibre d'abord mis à mal par le divorce consommé entre l'institution policière et l’institution judiciaire : intervenant souvent dans l'illégalité, la police est rarement suivie par la justice, clémente avec les accusés qui lui sont présentés. Les policiers ont subséquemment prit l'habitude de se faire justice eux-mêmes. La politique sécuritaire, en plus de mettre à mal l'institution policière, a donc pour effet complémentaire de prendre l'institution judiciaire à défaut. Cette désarticulation tend à générer alors un état d'exception permanent distribué en zones de non-droits où la liberté individuelle, postulat premier de la notion de démocratie, se trouve niée.

Didier Fassin souligne ensuite que la répression sécuritaire est aujourd'hui devenue un mode de gouvernement ethnique des minorités fonctionnant comme une politique ségrégative d'aggravation des inégalités. Or, l'inégalité devant la loi que suppose l'inégalité devant le traitement policier annihile toute possibilité du vivre-ensemble : “qu'en raison de leur lieu de résidence, de leur couleur de peau, de leurs origines supposées et de leur appartenance sociale, des individus soient traités comme des délinquants présumés, justifiant des pratiques humiliantes, constitue une atteinte à la dignité qui affecte la possibilité même du vivre-ensemble” (p. 330), conclut Didier Fassin.

Et de poser quelques questions préoccupantes : “comment, dans une période de croissance économique presque continue, a-t-on pu laisser s'accroître les inégalités au point que les valeurs des vies en sont affectées et que certaines existences peuvent être impunément maltraitées ? Comment, dans un pays défendant si ardemment les principes républicains, les formes de ségrégation et de discrimination à l'encontre de certains ont pu se développer ainsi, faisant des habitants de certains quartiers des citoyens qui ne sont plus protégés par le droit ? ” (p. 340).

Limite monographique

Didier Fassin aurait voulu compléter son enquête par des observations sur d’autres équipages de la BAC. Las, le ministère de l’Intérieur s’y est opposé. Le chercheur laisse entendre que des ordres venus de l'Élysée seraient à l'origine de cette entrave à la raison publique. Ce contretemps explique les lacunes évidentes du livre : les constats dressés à partir du comportement d’un équipage particulier de la BAC sont-ils vraiment symptomatiques et généralisables ? Non, s’empressent de répondre les quelques intéressés l'ayant lu : cet équipage marginal relèverait plus du sketch que de la réalité. Aucun d’entre eux n’ose cependant remettre en cause la réalité de la déchirure entre la police et les habitants des quartiers décrite par l’anthropologue. Une fracture délibérée. Et dangereuse.