Dans cet essai inspirant , Françoise Choay illustre l’évolution du rapport des hommes à leur espace et livre ses inquiétudes sur l’avenir urbain.

À l’heure où l’accélération des mobilités et la "virtualisation" de la communication réduisent les contraintes de l’espace, le rôle de ce dernier dans les relations sociales comme dans les projets d’aménagement tend à être négligé. Il devient alors impératif de rappeler l’importance de l’espace et de ses valeurs, tant identitaires que symboliques, pour nos sociétés en perte de repères. Françoise Choay, théoricienne de l’urbanisme et de l’architecture, se livre à l’exercice avec justesse dans cet ouvrage composé de deux textes ; "Espacements" initialement publié en 1969 mais dont le contenu reste d’une extrême actualité, et "Patrimoine, quel enjeu de société ?" écrit 42 ans plus tard. Deux " cris d’alarme " qui sonnent l’urgence à changer nos modes de pensée.

De la ville médiévale à la ville classique, du contact au spectacle

Elle se livre dans le premier texte à une analyse diachronique de l’espace urbain français, distinguant quatre périodes à travers lesquelles lire l’évolution du rapport des hommes à leur espace de vie. Tout d'abord, l’espace de contact correspond à la ville du Moyen-âge, dans laquelle les demeures étaient accolées les unes aux autres, et les rues particulièrement étroites. Les citadins vivaient alors tous sur le mode de la proximité, "tout et tous se touchent, dans la rue, d’un édifice à l’autre"   . Bien que les maisons soient différenciées par leur aménagement ou leur façade, elles ne sont pas séparables de la rue qu’elles bordent, "le double ourlet des maisons définit le ruban de la rue et inversement"   . Ce sont des villes déchiffrables, où tout est dit à travers l’espace, "les structures économiques, sociales, épistémologiques, sont inscrites dans le sol urbain dont l’information est déchiffrable non seulement par l’œil mais au moyen de tous les sens et, en particulier de la kinesthésie dans la marche"   .  Cette ville du contact et de la proximité se prête à l’échange, au bouche à oreille et joue en ce sens un rôle important d’information, avant que l’imprimerie ne soit inventée; "la ville du Moyen Age offre un espace qui à la fois informe (et forme) immédiatement par lui-même et fait médiatement, en tant qu’instrument, coïncider les voies de la circulation et de l’information"   .

La ville de l’époque classique correspondrait alors davantage à l’espace de spectacle et d’embellissement. L’ordre vient à organiser l’espace urbain, les maisons tendent à se ressembler et à s’harmoniser et la perspective fait son apparition, permettant alors au regard de traverser l’espace urbain. Sous l’influence des mutations politiques,  technologiques et intellectuelles, "l’espace urbain perd son caractère empirique, contingent, anecdotique, différencié, pour obéir à un ordre abstrait, cadre intellectuel et cadre de parade"   . C’est le passage d’une ville construite par les habitants dans leurs routines à un paysage matérialisant l’ "idéologie du pouvoir", d’un espace qui s’appréhendait par l’ensemble des sens à un espace qui consacre l’hégémonie du regard.

De la ville moderne à la ville postmoderne, de la circulation à la connexion

L’espace de circulation constitue alors le troisième temps et correspondrait à la ville des XIX è et XXe siècles. Conscients du potentiel humain et créatif localisé dans les agglomérations grandissantes du XIXème siècle, les gestionnaires veulent faire de l’urbain un "instrument efficace de production et de consommation"   . Dans cette perspective, l’espace urbain devient pensé comme une totalité dont il faut organiser et relier les différents pôles, et non plus comme un "amas informe, un fouillis de maisons"   . C’est ce à quoi s’attèle Hausmann à Paris, avec l’élaboration des grandes percées et la construction des boulevards reliant nord et sud, est et ouest. Fini le temps des quartiers-villages, "au Paris de Balzac, fait de petites villes juxtaposées, succède le Paris métropole de Zola"   . La circulation devient alors le "sens premier de l’espace urbain"   , au détriment de la vocation informative et de la puissance sémantique de l’espace médiéval. Cette mutation apparaît sous l’influence des nouveaux moyens de communication qui réduisent les contacts directs et le "bouche à oreille " mais également parce que la dimension informative de l’espace devient obsolète dans un temps qui s’ "accélère". Autrement dit, la durée d’édification de monuments, de lieux symboles n’est plus en phase avec le rythme d’évolution de la société. Françoise Choay décrit alors cette période comme celle où les flux se substituent aux contacts de la rue médiévale, et dont Le Corbusier sera l’apôtre ; "la rue corridor à deux trottoirs, étouffée entre de hautes maisons, doit disparaître"   .  

Cette typologie évolutive des espaces de la ville se clôt donc sur l’espace actuel, l’espace de connexion. Il s’agit là de la ville post-moderne décrite par de nombreux auteurs   , d’une ville enserrée dans des espaces de circulation et de transport, où les lieux de consommation et de loisirs deviennent des expériences urbaines à part entière. C’est un espace parsemé de ces "non-lieux" sans identité et interchangeables dont parlait Marc Augé. Mais au delà d’une simple typologie morphologique des espaces urbains, l’auteure parvient avec finesse à mettre en lien ces évolutions historiques avec celle de la société et de ses mœurs, et à relever l’importance qu’a toujours eu l’attachement à l’espace pour faire société. 

Ce retour dans l’histoire de l’espace urbain permet donc d’aborder le deuxième texte avec clairvoyance. Utilisant la notion de patrimoine et insistant sur la valorisation du monument pour révéler la marchandisation du monde, elle dénonce la distanciation progressive des liens entre l’espace et la société. En effet, l’évolution de la société et les progrès de communication qui lui sont liés ont progressivement effacé la valeur mémorielle du monument, telle qu’on la connaissait au cours des siècles passés. Or la valorisation patrimoniale à l’œuvre accompagne l’émergence d’une conception purement européenne du monument historique, niant les enjeux symboliques qui le caractérisent dans d’autres espaces. La substitution progressive de la notion de patrimoine à celle de monument historique occulte les différences qui existaient entre les notions de monument et de monument historique mais également les différentes représentations du monde dont ces formes pouvaient témoigner. Cette confusion  attribue alors au patrimoine le "statut d’universel culturel, et occultant, du même coup, la fonction symbolique du monde édifié ainsi que le processus permanent d’enrichissement et de différenciation de nos cultures, comme marqueurs de l’espèce humaine"   . Par la labellisation et la muséification qui en découle, nous assistons alors clairement à une marchandisation planétaire de certains lieux symboliques ainsi qu’à un aplanissement des différences culturelles. La force de ces dynamiques témoignerait selon l’auteure d’une troisième révolution (après la révolution culturelle de la renaissance et la révolution industrielle) ; la révolution "électro-télématique", prenant appui sur le développement de l’informatique et la couverture du globe par les réseaux de transport. Malgré le ton parfois catastrophiste de ses propos, une lueur d’espoir illumine toujours la pensée de Françoise Choay, et elle relève ainsi certains exemples d’urbanistes ou d’aménageurs dont le travail résiste aux forces de la globalisation sans les renier pour autant. Il s’agit d’architectes, à l’instar de Rogelio Salmona ou Jean-Marie Billa, qui continuent à travailler le local, à donner du sens à la proximité et à l’interaction sociale.

En moins de cent pages, Françoise Choay parvient ainsi à transmettre une vision particulièrement profonde des mutations de la ville, et sur le rapport que les hommes entretiennent à l’espace. Son talent est notamment de savoir tisser des liens entre les traces et les fonctions de l’espace historique et les rapports sociaux actuels pour développer une vision globale des enjeux de l’aménagement contemporain. Si elle n’offre pas de solutions concrètes aux problématiques qu’elle soulève, l’auteure milite pour une redécouverte du territoire, cette "double et indissociable appartenance aux mondes de la nature et de la culture"   . Elle invite notamment à se tourner vers le récent manifeste territorialiste d’Alberto Magnaghi dont l’extrait suivant résume sa pensée; "sous les coulées de lave de l’urbanisation contemporaine, survit un patrimoine territorial d’une extrême richesse, prêt à une nouvelle fécondation, par des nouveaux acteurs sociaux capables d’en prendre soin comme d’un bien commun. Le processus est désormais en voie d’émergence"