Marc Deluzet anime l’Observatoire social international, un think tank qui travaille sur les conséquences sociales de la mondialisation. Il expose dans cet entretien son approche du travail, des relations sociales et du monde de l’entreprise.

Nonfiction.fr- La question du travail est souvent abordée, parfois trop, sous l’angle du stress et du malaise au travail. Sans doute est-ce une manière de s’intéresser au travail, qui a été trop dévalorisé, mais doit-on, et comment, dépasser la thématique du stress au travail ?

Marc Deluzet- La thématique du stress au travail a progressivement émergé en Europe à partir de 1989, quand une directive européenne a inscrit le stress dans le domaine juridique de la santé et de la sécurité au travail. Peu après, les partenaires sociaux ont conclu en 2004 un accord-cadre européen volontaire, transcrit en droit français par l’accord interprofessionnel national de 2008.

Passer à une nouvelle étape est indispensable. En effet, les événements dramatiques qui se sont produits chez Renault, puis chez France Télécom, ont révélé l’extrême importance des nouveaux enjeux liés aux conditions de travail. Mais en creux, ils ont souligné également la lenteur avec laquelle le dialogue social s’en est saisi en France pour y apporter des solutions. En outre, le thème de la souffrance au travail a concentré l’attention des acteurs sur les conséquences, comme s’il s’agissait de définir une nouvelle classe de maladies professionnelles qui menacerait les salariés les plus fragiles et qui justifierait la mise en œuvre de solutions individuelles relevant du soutien psychologique.

Le plan d’urgence décrété par Xavier Darcos en octobre 2009 a précipitamment enclenché la négociation de nombreux accords sur les risques psychosociaux qui s’inscrivaient généralement dans cette logique individuelle un peu fataliste. Le bilan présenté au Conseil d’Orientation des Conditions de Travail, un an et demi plus tard, en avril 2011, a montré les limites de ces accords, qui portaient davantage sur la méthode que sur le fond. Il a souligné l’ampleur des changements à opérer pour leur application, en matière d’instances de pilotage, de pluridisciplinarité et de participation des salariés. En fait, la survalorisation des aspects psychologiques et individuels a minoré des causes plus collectives, liées aux organisations du travail et aux pratiques managériales d’une culture de résultats.

Dans ce contexte, il est utile de voir les choses autrement. Les travaux menés par l’Observatoire Social International (OSI), dont je suis le délégué général, nous ont amenés à rendre public le 7 avril 2010 un "engagement en faveur du bien-être au travail et du droit universel à la santé", qui propose une autre approche.

Elle repose sur trois convictions. Premièrement, les démarches de bien-être au travail donnent sens et valeur à l’activité professionnelle. Il est possible d’agir pour que le travail soit moins une source d’inégalités sociales, et davantage un lieu de progrès, d’épanouissement individuel et collectif. Deuxièmement, en humanisant l’entreprise, en assurant que le respect des personnes est au centre de ses préoccupations et de son organisation, ces démarches accroissent l’efficacité des salariés et la performance de l’entreprise. Troisièmement, elles prennent en compte la globalité des personnes et relient les enjeux de santé au travail et ceux de santé publique.

Nonfiction.fr- Votre démarche conduit à une conception assez neuve de la notion de social. Ce ne serait plus un ensemble de garanties statutaires mais davantage un investissement mettant en jeu l’entreprise et chacun de ses salariés ?

Marc Deluzet- Cette perspective s’accompagne en effet d’une profonde transformation de l’idée même du social.
D’une part, celui-ci ne correspond plus simplement à des avantages redistribués et financés par une part prélevée sur les profits. Il est de plus en plus un investissement préalable à la production de richesses et essentiel à la qualité de la performance. La formation, par exemple, constitue un investissement du salarié lui-même et de l’entreprise. Il s’agit d’un renversement : le social est un investissement, pas un coût.

D’autre part, le social suppose de plus en plus l’exercice individuel d’un droit collectif et dépend donc autant de la motivation des personnes que de leur statut. Le bénéfice du droit individuel de formation ou d’une dynamique de bien-être au travail suppose une participation active de chaque individu. En d’autres termes, l’efficacité du social relève d’une synergie entre l’engagement individuel des salariés et les moyens collectifs mis à disposition par l’entreprise. Nous ne sommes plus dans la logique d’un bien arraché à l’autre partie mais dans la mise en œuvre d’une action conjointe.

De plus en plus, le social s’utilise, s’échange, se consomme, sans forcément se distribuer financièrement. La notion même de performance sociale évolue pour l’entreprise. Celle-ci est de plus en plus liée aux réponses qu’elle apporte aux besoins sociaux et humains dans les sociétés et les territoires dans lesquels elle exerce ses activités. A travers les partenariats public-privé, à travers la façon dont elle conçoit ses missions, l’entreprise contribue ou ne contribue pas à la réalisation de politiques d’intérêt général et à un mode de développement plus humain. Lorsqu’elle y parvient, ou lorsqu’elle choisit d’en faire un axe stratégique de développement, il est bien évident qu’elle dispose alors d’un levier de compétitivité et de performance supérieur à sa concurrence. Les politiques de développement humain ne constituent pas une option mais un impératif dans la compétition mondiale.

Nonfiction.fr- Le responsable de l’Observatoire Social International (OSI) que vous êtes plaide ainsi pour la notion de Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) et pour des politiques associées, menées dans le cadre de la mondialisation. Pensez-vous que dans les crises que nous vivons, ces concepts sont encore pertinents et peuvent devenir les grands enjeux pour l’avenir de nos économies européennes ?

Marc Deluzet- La société exige depuis plusieurs années que l’entreprise prenne en compte des intérêts plus larges que ceux de ses seuls actionnaires. Un mouvement global s’est engagé qui interroge effectivement le projet de l’entreprise, ses valeurs et la façon dont elle contribue à la création des richesses et de biens collectifs utiles à tous, dans la perspective du développement durable. Surtout, à travers le concept de Responsabilité Sociale de l’Entreprise (RSE), ce mouvement exige que l’entreprise prenne en compte dans ses fonctionnements les conséquences de ses activités sur ses différentes parties prenantes et sur l’ensemble de la société. Dans sa dernière communication datée du 25 octobre 2011, la commission vient d’ailleurs de retenir cette conception de la RSE. L’entreprise est soumise à une exigence de responsabilité globale à laquelle elle est tenue de répondre par la mise en place de politiques dédiées.

Au-delà des aspects éthiques, sociaux et finalement humains qui répondent à la crise de sens dans notre société, la RSE porte deux ambitions pour l’entreprise : être un lieu d’épanouissement et d’émancipation pour les femmes et les hommes qui y travaillent, contribuer à la poursuite de l’intérêt général en répondant aux besoins sociaux. Ses deux ambitions constituent les ressorts d’une performance globale accrue et permettent de relever le défi de compétitivité internationale auquel nous sommes confrontés. En y étant fidèle, l’entreprise s’affirme comme un espace de performance à double titre : sa propre compétitivité lui permet de développer son projet d’entreprise ; sa contribution à la créativité, à l’efficacité et à l’efficience de la société aide la France et l’Europe à sortir par le haut de la convergence des crises, économique, financière, sociale et écologique.
Ainsi, les enjeux environnementaux et écologiques mondiaux, la réduction de la pauvreté et la lutte contre les inégalités planétaires sont le nouveau cadre dans lequel doit être pensé la compétitivité des entreprises et celle de notre économie : nouvelles filières industrielles "vertes", prise en compte des besoins des populations pauvres, … La promotion de la diversité, la lutte contre les discriminations, les solidarités intergénérationnelles contribuent à la compétitivité de l’entreprise, à sa capacité d’innover, d’entreprendre et de transmettre ses savoirs-faire.

En somme, il faut faire de l’entreprise un lieu d’épanouissement. Ce récit positif sur le monde du travail est important, il faut favoriser les politiques qui rendent attractives les entreprises et accroissent leurs chances d’attirer les meilleurs talents. Par exemple, Google, souvent cité, a fait le choix de méthodes de management "atypiques" car favorisant la liberté, la détente, la convivialité, le bien-être, voire le jeu, comme sources de créativité et de productivité.

Cet épanouissement implique la participation des salariés, tant à l’organisation quotidienne de l’entreprise, qu’à la définition à plus long terme de ses orientations stratégiques et du sens de son action. Il exige une avancée de la démocratie économique et sociale, la possibilité d’avoir un droit d’initiative et de participation à l’organisation du travail.

Certes, la logique de développement durable et de responsabilité sociétale peut sembler se heurter à la loi de la concurrence internationale et à la logique du profit. En fait, la mécanique qui se met en place constitue un mode de croissance plus compétitif à long terme, et donc plus profitable également. Il est aujourd’hui possible de montrer que la prise en compte du social et de l’environnement est facteur de compétitivité et de rentabilité à long terme du point de vue des différentes parties prenantes de l’entreprise (actionnaires, salariés, parties prenantes extérieures). Tel est le sens de la montée en puissance des démarches engagées en matière d’Investissement Socialement Responsable (ISR), avec le soutien d’agences de notation extra-financières ou la mise en place de nouveaux leviers comme le Comité Intersyndical de l’Epargne Salariale (CIES). Dans ce contexte, la responsabilité des politiques publiques est de réduire au maximum les coûts de mise en œuvre de la RSE qui alourdissent, dans un premier temps, les charges des entreprises qui s’y engagent.

Nonfiction.fr- En dehors de vos responsabilités à l’OSI, vous avez un fort engagement social et politique. Depuis quelques temps maintenant, vous codirigez avec Jacky Bontems un cercle de réflexion sur l’entreprise et le social pour François Hollande. Très récemment, vous avez créé l’“Institut Erasme”, afin de diffuser des propositions et des analyses à la frontière entre la réflexion politique, la vie des entreprises et l’engagement associatif. Quel contenu singulier voulez-vous produire et pourquoi a-t-on besoin en France d’une telle expertise, in fine assez différente de toute la masse des think tanks et autres fondations de ce type ?

Marc Deluzet- Avec l’Institut Erasme, nous prenons une initiative qui est au carrefour du social et du politique. L’imbrication des crises multiples explique la complexité des défis qui sont posés aux sociétés humaines et à la communauté internationale. En ce début de XXIe siècle, il serait ridicule d’imaginer un expert, aussi vertueux et intelligent soit-il, en capacité de maîtriser à lui seul les réactions en chaîne pour proposer les bonnes solutions. De même, aucune institution, fût-ce l’Etat lui-même, n’est en situation de conduire seule les changements exigés par les transformations du monde. L’action politique ne peut plus reposer sur la seule expertise académique et administrative pour définir les mesures à prendre.

En revanche, nous pensons que cette complexité impose de faire confiance aux acteurs sociaux et aux corps intermédiaires. Trois valeurs, complémentaires au savoir et à l’impartialité, sont aujourd’hui nécessaires pour appuyer la réflexion et l’action politique : l’autonomie et la diversité des acteurs, la coopération et le débat entre eux, la priorité accordée au sens des actions et des mesures urgentes à prendre. A côté de l’expertise classique, nous souhaitons valoriser et légitimer les compétences de ceux qui agissent au sein de ce qu’on appelle la société civile : partenaires sociaux, mouvements associatifs, responsables ou dirigeants d’entreprise…

La prise en compte des différents intérêts et des jeux d’acteurs est souvent mise en cause, au motif qu’ils ne seraient que des intérêts particuliers. Toutefois, dans le monde vers lequel nous allons, la poursuite de l’intérêt général ne peut plus être menée par la déclinaison descendante de principes généraux définis à partir d’une position en surplomb. De plus en plus, l’intérêt général résulte d’une synthèse des intérêts contradictoires, qui acceptent d’entrer en coopération créatrice. Cette coopération conduit alors à s’accorder sur le but des actions à mener, c'est-à-dire sur un sens commun.
C’est pourquoi nous voulons valoriser l’expertise et la compétence des membres de la société civile. Nous souhaitons favoriser le débat entre eux pour dégager un sens commun, source d’une volonté générale régénérée et d’un projet politique mobilisateur.

C’est pourquoi les prises de position de François Hollande en faveur d’un approfondissement de notre démocratie sociale nous semblent pertinentes, modernes et mobilisatrices. Nous nous inscrirons dans cette perspective en faisant des propositions dans trois domaines qui nous semblent essentiels : travailler mieux, en donnant un droit d’intervention pour tous les salariés sur leur lieu de travail quotidien afin de transformer l’organisation et les conditions concrètes de leur travail ; travailler tous, en inscrivant le contrat de génération dans une politique de l’emploi globale, érigée en priorité nationale et mobilisant l’ensemble des énergies du pays ; transformer l’entreprise en réformant sa gouvernance et en faisant de la responsabilité sociale le socle d’une compétitivité internationale qui allie efficacité et progrès humain
 

* Propos recueillis par David Chopin. Cet article est accompagné d'un disclaimer. Pour en prendre connaissance, veuillez cliquer sur le footer ci-dessous.