Le best-seller jamais égalé d'Alex Ross méritait bien deux recensions.

* Après une première recension par Frédéric Ménager-Aranyi, voici l'avis de Karol Beffa sur l'ouvrage culte d'Alex Ross.

 

Longtemps, dénicher en français un ouvrage musicologique équilibré sur le XXe siècle relevait de la gageure. Il existait bien, chez Fayard Brève Histoire de la musique moderne, de Paul Griffiths, mais c’était à peu près tout. Cette traduction française du best-seller d’Alex Ross, The Rest is Noise   , paru aux États-Unis en 2008, vient donc combler une lacune. Avec un sens de la narration digne des meilleurs thrillers, Alex Ross, dresse un panorama saisissant de la diversité des courants depuis ce qui lui paraît être l’un des actes fondateurs du XXe siècle en musique, la première de Salomé   , qui comptait parmi ses spectateurs Puccini, Schoenberg, Berg et, très probablement… le jeune Hitler. Il nous conduit de la Vienne d’avant la première guerre mondiale au New York des années 1960 et 1970, en passant par le Paris des années 1920, l’Allemagne nazie, l’Union soviétique, etc. Au passage, Ross s’interroge sur la culture de masse, l’incidence des évolutions technologiques sur l’art savant, l’évolution du statut du compositeur, la question du rapport entre musique et politique   , ce qui fait qu’on a moins affaire à une histoire de la musique au XXe siècle qu’à une histoire du XXe siècle en musique   .

The Rest is noise, soit "le reste n’est que bruit". Le titre anglais était si bien trouvé que l’éditeur français a préféré le conserver tel quel. Il renvoie certes à la musique, sous toutes ses formes (notamment celle des futuristes italiens, regroupés autour de Russolo), mais également à l’écho rencontré par certaines créations auprès du public : scandale du Sacre du Printemps, au Théâtre des Champs Elysées, en 1913, renouvelé quelque quarante ans plus tard avec la création de Déserts, de Varèse (1954) ; vacarme, à une autre échelle, lors la création de Four Organs, de Steve Reich, en 1970. Là où les manuels habituels ne retiennent de la musique du premier XXe siècle que six noms – Debussy, Stravinski, Bartok, les trois Viennois, Varèse… et c’est tout –, Alex Ross, à côté des autoroutes, reconnaît l’intérêt des chemins de traverse : il discute de la situation de la musique au début du siècle, avec d’un côté l’Allemagne, pétrie d'abstraction et d'idéaux élevés, de l’autre, une musique plus éclectique (Ravel et Janacek, par exemple), et plus perméable aux influences des musiques populaires ; il parle longuement de Kurt Weill et de la musique du Troisième Reich ; il consacre un chapitre entier à Britten et à Sibelius (remarquant au passage que ce dernier a sans doute eu plus d’influences sur les jeunes compositeurs d’aujourd’hui que Schoenberg) ; il définit les interactions entre musique savante et musique populaire via Duke Ellington, Coltrane, les compositeurs minimalistes et les groupes de rock des années 1960 et 1970 ; enfin, il interroge la mythologie de l’avant-gardisme et de la modernité, se méfiant des raccourcis adorniens qui jugent l’histoire de la culture européenne à l’aune la seule Trinité viennoise, et voient dans la dissonance le nec plus ultra de la nouveauté.

Le fil directeur de ce livre éminemment polyphonique, c’est le Doctor Faustus de Thomas Mann, auquel il est fait référence ici et là, comme pour un leitmotif. Et comme Ross sait faire parler la musique (il est, à cet égard, servi par une excellente traduction), comme il a un vrai talent de conteur quand il dresse ses portraits saisissants, on ne peut être que pris par sa narration : l’époque du New Deal, quand Roosevelt pensait pouvoir réaliser l’utopie d’une musique pour tous (opérations portes ouvertes à l’opéra de Boston en 1935) ; la fin tragi-comique, en 1945, de Webern, tué par une sentinelle américaine ivre à Mittersill, près de Salzbourg, alors qu'il sortait fumer un cigare sur une terrasse après le couvre-feu ; les atermoiements de Staline prétendant vouloir arbitrer entre Prokofiev et Chostakovitch. S’agissant de musique et de politique, les pages les plus savoureuses sont qui détaillent, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le soutien, par la CIA, de l’avant-garde artistique européenne. Le festival de Darmstadt, symbole de l’atonalisme le plus intransigeant, a ainsi été largement financé par la CIA par l’intermédiaire de son Congress For Cultural Freedom, et au nom de la “réorientation” de la musique allemande.

Pour le reste, il n’hésite pas à écrire une histoire engagée, à faire partager ses goûts (et ses dégoûts : on comprend que la musique de Boulez n’est pas sa tasse de thé). On pourra s’étonner des parallèles entre Messiaen et le jazz (qu’il détestait), regretter que Ross, pourtant peu suspect de myopie intellectuelle, soit aussi dupe des pitreries musicales de Morton Feldman, qu’il ne cite pas les Études pour piano dans les belles pages qu’il consacre à Ligeti, que l’unique mention de Dutilleux soit erronée : sa Première Symphonie a beau être tonale au sens large, elle n’est pas "écrite dans un langage chaleureusement diatonique" . Surtout, alors que pour les compositeurs américains, de Ives à Adams, les analyses sont exhaustives, bien des compositeurs européens sont à peine mentionnés : Ibert, Malipiero, Franck Martin, Martinu, Rota, Roussel, Florent Schmitt, par exemple – et les mentions des jeunes compositeurs européens sont presque inexistantes. A ce jour, en français, son ouvrage offre néanmoins la vision synthétique la plus pertinente de l'évolution des courants musicaux au XXe siècle