Dans un foisonnant essai consacré aux effets collatéraux d’Internet sur l’intelligence et le cerveau humains, Nicholas Carr pose les questions-clefs de la Société numérique planétaire dans laquelle nous entrons.

Internet rend-il bête ? Ainsi posée, la question est à peine digne d’un micro-trottoir. En couverture d’un livre, elle fait craindre le pire... Une chose est certaine, ce titre ne rend pas hommage aux trois cents pages de visionnaire perspicacité qui suivent. Pour ne rien arranger, le sous-titre ("Réapprendre à lire et à penser dans un monde fragmenté") peut, à l'inverse, faire redouter la migraine du pensum. Il n’en est rien. Ni simpliste ni pédant, mais porté, soutenu de bout en bout par une incessante volonté de comprendre et d’expliquer l’incidence d’Internet sur l’intelligence humaine, voilà au contraire un de ces livres dont on se dit, en les refermant, qu’on l’a échappé belle en se décidant tout de même à l’acheter.

Maintenant, de quoi s'agit-il ? En quelques mots : du devenir de notre cerveau, notre pensée, notre mémoire. Pas moins. Et comme souvent, tout est parti de rien, ou presque. Au fil du temps, l'auteur, Nicholas Carr   , journaliste, blogueur dédié aux nouvelles technologies, collaborateur du New York Times autant que du Guardian et du Wall Street Journal, s'est aperçu que quelque chose ne tournait plus tout à fait rond dans sa vie intellectuelle quotidienne. Il n’était plus, ne se sentait plus être exactement celui qu'il était "avant". Symptôme trompeusement anodin de ce changement : il n'arrivait plus à réfléchir comme autrefois. Fatigue passagère ? Dépression ? Rien de tout ça, non, mais plus simplement, confie Nicholas Carr : "Depuis ces dernières années j'ai le sentiment désagréable que quelqu'un, ou quelque chose, bricole avec mon cerveau, réorganisant la circuiterie nerveuse et reprogrammant la mémoire. Mon esprit ne s'en va pas - pour autant que je puisse le dire -, mais il change. Je ne pense plus comme naguère. C'est quand je lis que je le sens le plus fortement. Auparavant, je trouvais facile de me plonger dans un livre ou dans un long article (…) Ce n'est plus que rarement le cas. Maintenant ma concentration se met à dériver au bout d'une page ou deux. Je deviens nerveux, je perds le fil (...) La lecture en profondeur qui venait naturellement est devenue une lutte."

"Auparavant", c’est-à-dire il n'y a pas dix ou quinze ans, quand le Web était encore balbutiant, quand le Réseau des réseaux n'était qu'embryonnaire, quand on achetait - et lisait ! - encore des journaux, des disques, des films, quand les téléphones mobiles n'étaient pas encore smart. Bref, c’était avant la Grande Fragmentation consécutive à l’Explosion Numérique, quand les contenus informatifs ou culturels étaient encore linéaires, identifiables, "consommables" dans la durée. Quand il y avait un "début" et une "fin" à toute chose, aux articles de presse, aux livres...

Aucun doute, penserez-vous, avec ce délire parano-Philip-K.Dickien ("quelqu'un" ou "quelque chose bricole" dans mon cerveau), ce Nicholas Carr rafle la pole position pour la course au titre de "Vieux con" anti-Internet qui n’a rien compris à l'insoutenable bonheur d'être connecté. Sauf que… L'auteur en question est tout sauf un débutant réactionnaire et timoré question nouvelles technologies, et il faudrait être de mauvaise foi pour ne pas admettre que le constat qu'il fait concerne chacun de nous. Carr met ici le doigt sur ce qui sera certainement une des "questions de société Numérique"les plus préoccupantes des prochaines années. Soit, en trois mouvements : "Comment change notre façon de lire ? Comment change notre façon d'écrire ? Comment change notre façon de penser ?". 

Nous n'en sommes pas encore conscients, entreprend-il de démontrer, mais il y a un prix neurologique à payer pour notre fréquentation de plus en plus addictive du libre-service planétaire qu’est le Web. Un tribut à verser pour cette immersion digitale universelle, ces flux et banques de données où s’ébat - sans jamais se rassasier - notre gourmandise d'informations toujours plus fraîches et diversifiées… Ce diagnostic, Carr a l’habileté de ne pas l’asséner en morigénant et culpabilisant son lecteur. De là un essai aussi incisif que préventivement alarmiste.

Retraçant, dans une première moitié du livre, l’histoire des technologies intellectuelles (invention de l'imprimerie, cartographie, naissance des journaux, de la radio, de la télévision, etc.) qui sont apparues en apportant toujours plus de contenu(s), de rapidité, de capacité de stockage des informations, Nicholas Carr rappelle comment toutes ces innovations ont été accompagnées de modifications sensibles du comportement du cerveau humain. Pédagogue, il insiste sur la "plasticité neuronale", revient sur le génie adaptatif de notre esprit, retrace comment l’activité cérébrale varie selon que nous lisons sur écran ou sur papier, comment se développent des aires nouvelles pour "traiter" de nouveaux contenus ou types de signaux (sonores, écrits, audio-visuels…). Jusqu'à présent, souligne-t-il, nous nous adaptions à une succession de médias (presse, radio, télé...) nous délivrant chacun de l'information "linéaire". Ces médias étaient encore localisables (dans l’espace géographique comme dans le temps) et "à sens unique" puisqu'il n'était pas possible de "dialoguer"avec eux (courriers de lecteurs mis à part, pour faire court).

Mais voilà que d'un seul coup, en une fraction de seconde - à l'échelle de l'histoire de l’humanité - nous sommes à la fois confrontés (à) et séduits (par) un Hypermédia universel englobant, absorbant, reconfigurant tous les autres, et devenant un "interlocuteur" virtuel avec lequel nous "dialoguons". Une entité hybride que nous interrogeons et sollicitons quotidiennement des dizaines ou des centaines de fois.

Contrepartie de l'accès instantané à toutes les informations, à toutes les images, l'être humain voit (ou plutôt ne voit pas) s'amenuiser sa capacité d'attention, s'étioler son aptitude à la "lecture profonde", à la réflexion, à la rêverie, sollicité qu'il est en permanence sur la Toile par d'incessants "nouveaux stimuli" (hyperliens, vidéos, publicités) qui aiguisent constamment son appétit de nouveauté. "Les vielles technologies perdent leur puissance économique et culturelle, observe Nicholas Carr. Elles deviennent les culs-de-sac du progrès. (…) Voilà pourquoi l'avenir du savoir et de la culture n'est plus dans les livres, les journaux, les programmes de télévision ou de radio, les disques ou les CD. Il est dans les fichiers numériques qu’expédie notre média universel à la vitesse de la lumière." Cette dépendance grandissante et comme irréversible à l’égard d'Internet est (sera) à l'origine d'une des plus grandes mutations de l'esprit humain.

Se situant dans le droit le fil des travaux de McLuhan sur "la dissolution de l'esprit linéaire", il rappelle que "chaque fois qu'apparaît un nouveau média, les gens deviennent naturellement prisonniers de l'information - du contenu - qu’il livre." Ce qui pouvait sembler n’être qu'une formule attrape-tout du chercheur canadien il y a cinquante ans (son fameux : "Le medium c’est le message.") est aujourd'hui une réalité, dit Carr, qui reprend le flambeau et enfonce le clou en affirmant : "Neurologiquement parlant, nous devenons ce que nous pensons." Autrement dit, là où le livre et la "lecture profonde" nous enrichissaient, la fréquentation de l’hypermédia Internet nous affaiblit, nous distrait en "éparpillant"  notre concentration sur des choses le plus souvent sans intérêt autre que, justement, de nous distraire. Là où le savoir se travaillait et se consolidait, le Net nous prive peu à peu de la faculté de faire le "tri des informations pertinentes". Ordinateurs, livres électroniques, tablettes et smartphones sont des outils aussi merveilleux que potentiellement dangereux en ce qu’ils menacent (par la "délinéarisation" des contenus) la notion même "d’oeuvre  finie".

"Pour presque tout le monde, l’idée que nous sommes d'une façon ou d'une autre contrôlés par nos outils est une abomination." Et pourtant, développe Carr, nous y sommes, nous y voilà à ce fameux carrefour métaphysique et physiologique pronostiqué par plus d’un auteur de science-fiction. Dans l’immensité des informations constamment numérisées, dupliquées, stockées... qui va décider (l’homme ou la machine ?) de ce qu’il est pertinent, utile, indispensable de préserver ? A grands traits, sa thèse est la suivante : nous sommes en train d’abdiquer, de renoncer à notre intelligence et à notre mémoire en échange d’injections quotidiennes de "doses" d'infos qui atrophient jusqu’aux notions d’empathie et de compassion qui fondent notre humanité. Elle en fera sûrement bondir plus d'un, cette thèse. A ceci près qu'elle s'appuie sur une série d'études et d’expériences scientifiques dont il ressort, effectivement, qu’il y a de quoi s’interroger et s'inquiéter sur les effets collatéraux d’Internet. En particulier sur tout ce qui touche aux processus cognitifs et à la mémorisation.

Au minimum, décrit Carr, "quand nous nous connectons en ligne, nous entrons dans un environnement qui favorise la lecture en diagonale, la pensée hâtive et distraite, et l'apprentissage superficiel...". Mais ce n'est pas tout, plus loin : 'L'interactivité du Net (…) fait aussi de nous des rats de laboratoires qui appuient sans arrêt sur des leviers pour recevoir de minuscules croquettes d'aliments sociaux ou intellectuels. (…) Notre cerveau devient une simple unité de traitement de signaux." Conclusion : "Plus nous sautons de lien en lien, moins nous réfléchissons. (...)  Les études continuent à montrer que les gens qui pratiquent la lecture linéaire comprennent mieux, se souviennent mieux et apprennent mieux que ceux qui lisent des textes farcis de liens." Amen. La messe électronique est dite.

Enfin presque, parce que Nicholas Carr n'en reste pas là et consacre un chapitre aux divinités nouvelles que sont, selon lui,   les algorithmes toujours plus puissants des moteurs de recherche. Au premier rang desquels ceux de Google, diabolique "Saint-Siège d'Internet" où domine, à des fins strictement "publicitaires", la religion d'un néo-taylorisme numérique ("Ce qu'a fait Taylor pour le travail à la main, Google le fait pour le travail de l'esprit", déplore-t-il).  La foi "messianique" de Google dans la division des tâches à l'écran (le multi-tasking), et la recherche de moteurs du même nom de plus en plus efficaces pour aller au devant de nos désirs, ne peuvent s’opérer qu’au prix d’une aliénation progressive. En réaction, l’auteur semble opter, métaphoriquement, pour une déconnection préventive, un débranchement général salutaire.

C’est ainsi qu’il façonne, ouvre et ferme son essai en faisant référence à la mythique scène de 2001 L'Odyssée de L'Espace, quand l’astronaute entreprend de tuer-déconnecter HAL, l'inquiétant ordinateur aux commandes du vaisseau et que celui-ci le supplie, avec des accents d’humanité dans sa voix de synthèse, de n'en rien faire. Souvenez-vous, au fil de l'extinction de ses "mémoires", HAL soupire qu'il "a peur", qu’il sent son "esprit s’en aller". Si nous ne voulons pas, avertit Carr, faire d’Internet le HAL planétaire de demain, et devoir un jour en venir à cette extrémité il faut an-ti-ci-per, penser autrement notre rapport à cette "technologie de l’oubli" qu’est "la Toile".

Et d’avertir en conclusion, à rebours des clichés annonçant le règne futur d’une "Intelligence Artificielle", que celle-ci n’aura peut-être pas même à faire l’effort de s’imposer puisque, dit-il : "Quand nous en sommes au point de nous en remettre à l'ordinateur pour connaître le monde, c’est notre propre intelligence qui se nivelle en intelligence artificielle." Rien que pour la vertigineuse provocation de ce renversement de perspective, il faut lire Internet rend-il Bête ?