Rendre les masques Maori ? Rendre les frises de l'Acropole ? Pourquoi, quand, à quel titre (juridique) et à qui ?

Le problème soulevé par l’auteur nous concerne tous, au titre de notre sens du commun et de l’universel culturels. Dans nos musées (si on laisse de côté le problème des collections privées), nous possédons, en commun, des œuvres d’art qui résultent de pillages divers, en somme d’une ou de plusieurs histoires particulières. Ces œuvres nous sont réclamées par leurs "propriétaires", en tout cas légitimes du point de vue du territoire actuel (mais là aussi, il conviendrait de penser le problème en termes d’histoire). Les rendre ? C’est certes possible, au pire juste un problème technique de transport, mais à quelles conditions ? Chacun reconnaît au cœur de cette affaire une question empreinte de droit, de morale, d’argent, de préjugés, de conservatisme et d’utopie.

L’auteur fait bien attention à démarquer sa question de celle de la restitution des biens spoliés durant la Guerre, aux victimes juives des camps d’extermination. Cet autre problème prend une forme spécifique, y compris juridiquement. Il met aussi à l’écart la question des biens culturels dispersés, voire réduits ou volés, durant un conflit armé, souvent d’ailleurs par les autochtones (cas récent de l’Irak). Ces problèmes sont importants, mais l’auteur a choisi de se contenter de les citer pour mieux les écarter et se concentrer sur un seul objet.

Cet objet, exemplifions-le. Les collections publiques contiennent de très nombreuses (l’auteur écrit "trop") œuvres pillées au gré des invasions et de la colonisation. Napoléon n’est pas le seul de nos dirigeants qui ait contribué à enrichir le Louvre et à nous permettre de voir à Paris des œuvres en provenance d’églises italiennes ou allemandes, de palais brûlés ou de collections appropriées, tous chefs-d’œuvre admirables, mais dont nous nous assurons la propriété par le biais du pillage. Le philosophe Schlegel en a été le témoin privilégié, lui qui est venu à Paris, en 1802, admirer des toiles provenant des campagnes d’Italie. Que nous ne soyons pas les seuls dans ce cas – Londres et Berlin possèdent elles aussi d’innombrables œuvres en provenance de l’étranger – ne doit pas nous soulager ou nous rassurer.

Le Parthénon était conçu autour de 115 panneaux de frise, érigés sous Périclès. 56 d’entre eux ont gagné le British Museum, et 1 le Louvre. S’y ajoutent 15 des 92 métopes de la frise dorique extérieure. Une paire de Sphinx, appelés "de Bogazkoy", figurait dans l’antique capitale hittite, Hattousa, en Anatolie. Deux campagnes de fouilles turco-allemandes, réalisées au début du XXe siècle, ont révélé ces trésors enfouis, aux côtés de quelque 10 000 tablettes cunéiformes. Les Sphinx sont restés jusqu’en 2011 au musée de Berlin. L’Egypte, enfin, a vu sa Vallée des Rois pillée. La Pierre de Rosette est toujours au British Museum. Les masques de morts Maori ont empli le musée de l’Homme (Paris), ainsi qu’un musée de Rennes. La liste est longue de ce qui est devenu, aujourd’hui, une source de problèmes internationaux.

Bien sûr, répétons-le, les histoires sont différentes à chaque fois. C’est en 1801, deux ans après avoir été nommé ambassadeur de Grande-Bretagne auprès de l’empire Ottoman, que Lord Elgin négocie l’autorisation d’exporter les œuvres de son choix, dès lors qu’il ne s’agit pas d’ouvrages défensifs ou de fortifications. Il jette alors son dévolu sur les frises ioniques de l’intérieur du Parthénon, dont l’édification décidée par Périclès, remonte au milieu du Ve siècle av. J.-C. Et certes, il dispose d’une autorisation officielle. En revanche, la présence du Zodiac de Dendérah au Louvre résulte bien d’un pillage.

Prenons cependant le problème en le renversant. Le Nigéria ou encore l’Equateur ont déjà été déboutés devant les tribunaux parisiens lorsqu’ils ont tenté de récupérer de magnifiques statues Nok ou précolombiennes.

En somme, la question est délicate. Elle est manifestement traversée par des perspectives moins aisées que celles qui croient trouver la solution du problème dans le recours aux tribunaux. Et d’ailleurs, selon quel droit ? Pouvons-nous nous appuyer, les uns et les autres, sur un traité international qui permettrait aux pays spoliés d’agir ? La Convention de l’Unesco sur ce thème, adoptée le 14 novembre 1970, à Paris, n’a pas été ratifiée par tout le monde. La France n’a accepté de la signer qu’en 1997. Mais de surcroît, ou paradoxalement, elle s’est bien gardée de ratifier la Convention dite "unidroit" sur les biens culturels volés ou illicitement exportés, adoptée en 1995, qu’elle a bel et bien signée, mais dont le processus de mise en œuvre en droit interne a été interrompu sine die en 2002. Seul ce second texte permettrait, en l’état de notre législation, une application effective de la Convention de 1970.

Il faut lire cette convention. L’auteur nous en donne un extrait (p. 36). On y mesure les avancées, mais aussi les réticences possibles des Etats.

Maintenant, quelles sont les œuvres concernées ? En dehors des réclamations des Etats qui souhaitent récupérer des œuvres, aucun bilan n’a été constitué pour la France par exemple. On sait d’ailleurs, et l’auteur le rappelle, que le ministère de la Culture, à Paris, est incapable de fournir, à l’inverse du cas précédent, la liste des ouvrages volés ou pillés en France. Non seulement il n’existe pas de chiffrage précis, mais encore il se refuse à déclarer quoi que ce soit, arguant qu’ "une divulgation intempestive des estimations pourrait de surcroît avoir un effet d’incitation au vol" ! Autant dire que le ministère n’a aucun argument à sa disposition. On se rappelle qu’il a fallu attendre un rapport récent de la Cour des comptes pour apprendre qu’il y avait eu des vols sur les objets culturels du patrimoine jusqu’à l’Elysée.

En somme, après avoir posé son problème avec précision, l’auteur l’élargit, de la question des pillages entre Etats à la question des pillages à l’intérieur de l’Etat. Pour un si petit ouvrage, on voit que le parcours est vaste. Quant à la solution du problème, toutefois, elle n’est pas clairement établie. D’autant que l’auteur ne signale pas que l’on pourrait dans beaucoup de cas restituer des biens culturels après convention sur une copie aussi parfaite que possible et exclusive pour le musée anciennement récepteur, après avoir rendu l’œuvre. Et d’autres pistes sont évidemment ouvertes qui ne seraient dommageables pour personne. Sauf, sans doute, pour l’orgueil national. Nous sommes ainsi reconduits au début de ce compte rendu. Tant que chacun n’accepte pas de procéder à l’examen de sa propre histoire et de la manière dont il fait coïncider son identité avec une histoire fantasmée, autrement que sous la bannière de la seule gloire, le problème demeurera