A une trentaine d’année de la mort de Lacan, Slavoj Zizek se lance dans un édifice théorique baroque afin de démontrer l’actualité de la psychanalyse : complexe mais passionnant.

Secouer la pensée
Si la légende raconte que la plupart des maîtres à penser sont morts au seuil du XXIème siècle et qu’il ne nous reste plus que nos yeux pour pleurer la disparition de ces grandes figures et de leurs grands systèmes, Slavoj Zizek n’en demeure pas moins l’un des théoriciens les plus prolifiques et les plus libres du panorama mondial de la philosophie contemporaine. Sans relâche, il accumule conférences et publications aux quatre coins du globe. D’un ouvrage à l’autre, il ne cesse justement de convoquer simultanément les monstres sacrés des temps passés : la psychanalyse de Lacan, le matérialisme de Marx et l’idéalisme de Hegel. A ses références théoriques, Zizek n’hésite pas à mêler le réel le plus varié de nos vies : blagues et bons mots, anecdotes personnelles et politiques mais aussi d’innombrables références littéraires et artistiques allant du plus populaire au plus pointu. Des mélanges aussi détonnant que complexes, parfois même explosifs, souvent fulgurants. On pourrait presque affirmer qu’il s’agit là de la méthode de travail de Zizek ou, tout au moins, de son style : "jouer l’art noble et la culture de masse l’un contre l’autre, c’est-à-dire les interpréter alternativement l’un à partir de l’autre"   . Bref, Zizek s’empare des plus hautes sphères de la philosophie comme des plus menus faits de nos existences (le livre Jacques Lacan à Hollywood et ailleurs s’ouvre ainsi sur le dégoût de Zizek pour ceux qui s’échangent leurs plats au restaurant chinois) pour théoriser, c’est-à-dire : les mettre en lumière l’un par l’autre sous un jour nouveau et, la plupart du temps, par un tour de force dialectique, renverser les évidences qui encadraient l’un et l’autre.
Il en découle une écriture haute en couleurs qui fait autant appel à nos souvenirs de cinéphiles qu’elle ne transmet le désir de découvrir tel ou tel auteur moins connu. Toutefois, face à un spectre de références théoriques et culturelles aussi large, le lecteur finira peut-être par s’agacer du manque de systématisme dans la progression du propos. Zizek a beau découper les six chapitres de son livre en deux versants - l’un, soi-disant, plus phénoménologique et donc plus proche d’Hollywood et l’autre situé sur un versant plus théorétique et plus proche de l’en soi de la logique des concepts lacaniens -, force est de constater que l’auteur n’est pas là pour aider son lecteur en tenant un propos linéaire sur l’œuvre théorique du grand psychanalyste français Jacques Lacan, œuvre jouissant elle-même de la sulfureuse réputation d’être ô combien obscure. Or, s’il pose six questions qui balaient à grands traits l’enseignement de Lacan (le symbolique, l’opposition homme femme, l’identité, le phallus, le père et, enfin, la différence entre réel et réalité), gageons qu’à chaque fois Zizek problématise plus qu’il ne donne de réponses univoques. Cependant, on émettrait volontiers l’hypothèse que ce flou, cette nébuleuse de savoir déployée par l’ouvrage correspond moins à une faiblesse discursive qu’elle ne signe une compréhension exacte de la façon même dont progresse un savoir orienté à la boussole de l’inconscient. Ni pédagogique, ni didactique, à l’instar des découvertes du patient sur son divan, la réflexion de Zizek procède par éclairs, par surprises, par bonds et par révélations qui donnent l’impression de toucher, de près de loin, à quelques fragments de vérité.

Séances cinémato-psychanalytiques
Mieux vaut donc faire preuve d’humilité quand on ouvre Jacques Lacan à Hollywood et ailleurs et renoncer à tout saisir : on est souvent perdu, on a même souvent l’impression de suivre l’ouragan d’une pensée qui associe en roue libre, qui connecte sans jamais trouver de point d’arrêt mais qui, malgré tout, vise assez juste dans ses tentatives multipliées de cerner l’actualité de la pensée psychanalytique.
Rappelons que Zizek est loin d’en être à ses premières armes quant à la réflexion entre psychanalyse et cinéma. Au nombre de ses ouvrages portant sur le septième art, on comptait déjà une analyse approfondie, et beaucoup plus systématique, de tous les films d’Hitchcock   , analyse récemment reprise et republiée dans une nouvelle traduction aux excellentes éditions Capricci   . Zizek nous y enseignait la psychanalyse de Lacan tout en réussissant à faire sortir chacun des longs-métrages d’Hitchcock de toute perception psychologisante et sans jamais tomber non plus dans la facilité d’étudier les évidences psycho-didactiques que le grand maître du suspens s’amusait à glisser dans ses films (qu’on pense seulement à La maison du Docteur Edward (1945), à Psychose (1960) ou à Pas de Printemps pour Marnie (1964) qui pourraient figurer comme autant de lourdes illustrations pédagogiques du champ psy).
Ainsi, une fois de plus   , on ne trouve aucune lecture applicative de la psychanalyse au cinéma dans le travail de Zizek mais, beaucoup plus, une prise en compte des spécificités du mécanisme cinématographique et de certaines de ses séquences, pour mieux comprendre les mouvements et la logique de la psyché. Si le philosophe slovène donne des interprétations originales des extraits de film qu’il convoque au cours de son propos, elles n’en restent pas moins, la plupart du temps, au service de son intérêt pour la pensée psychanalytique. Plus même, pour paraphraser son titre, on dira que, selon notre auteur, la pensée de Jacques Lacan n’est pas seulement présente sur les écrans de cinéma : on la retrouve certes "à Hollywood" mais aussi "ailleurs", voire partout! C’est bien le postulat sur lequel se fonde l’ouvrage : l’hypothèse de l’inconscient telle qu’elle est reformulée par le grand psychanalyste français dispose encore d’une efficacité suffisamment subversive que pour nous laisser envisager le monde autrement. Il s’agit donc pour Zizek de nous faire comprendre de façon concrète quelques bribes de l’enseignement de Lacan afin que nous nous emparions autrement du réel de nos vies. En dernière instance, l’enjeu de cette prise en compte de l’enseignement psychanalytique n’est pas seulement existentielle ou purement théorique mais aussi politique. Le livre de Zizek dans sa profusion d’exemples, tirés, bien sûr, du cinéma d’Hitchcock, de Chaplin, de Welles ou d’Ophuls mais aussi des opéras de Wagner, des romans noirs américains, de l’architecture de Frank O’Gehry ou du film Matrix, j’en passe et des meilleurs, ne tente pas seulement de transmettre les coordonnées fondamentales de l’enseignement lacanien mais essaye surtout de cerner la portée politique d’une approche du réel à l’aune de l’inconscient. Par touches successives, en un panachage des plus baroques, les associations de pensée commencent alors à s’égrainer selon un fil rouge tout au long du livre : celui de l’acte. Quel type d’actes pose-t-on et quel sens ont-ils sous l’éclairage de la théorie de l’inconscient ? Telle pourrait bien être la double question décisive posée par le livre de Zizek. En d’autres termes, en quoi, une vie tournée vers l’inconscient, est-elle en mesure de s’affirmer autrement grâce aux actes qu’elle ose mettre en place ?

L’Autre scène et le supplément de l’envoi
Si d’aucuns s’étonnaient face à cette insistance sur la dimension "Autre" (envisager le monde autrement, se saisir autrement du réel de nos vies, s’affirmer autrement grâce aux actes) que la théorie psychanalytique nous encouragerait à assumer, c’est que, quand Lacan relit la découverte freudienne, il le fait en fonction de l’ordre symbolique. Or Zizek a tôt fait de nous rappeler l’équivalence entre ordre symbolique et champ de l’Autre, en nous montrant qu’ "une lettre arrive toujours à sa destination"! En effet, ce que nous révèle la psychanalyse, c’est que quiconque écrit une lettre s’adresse moins à un destinataire, à "un petit autre", qu’à un "grand Autre" : quotidiennement, nous croyons adresser nos écrits, comme nos gestes, à ceux qui nous entourent, à ceux avec qui, peu ou prou, nos partageons nos vies mais, pour la psychanalyse, "une lettre atteint sa vraie destination au moment où elle est envoyée, jetée à la mer - son destinataire réel n’est en fait pas l’autre empirique qui pourrait bien la recevoir, ou pas, mais le grand Autre, l’ordre symbolique même, qui la reçoit au moment où la lettre est mise en circulation"   . Zizek rappelle ainsi que, pour Lacan, la prise en compte d’autre chose que la réalité concrète, celle de l’échange bilatéral entre le toi et le moi, s’impose afin de s’engager sur la voie de l’inconscient : la dimension de l’Autre, autre scène aussi obscure qu’une salle de cinéma disposant, pourtant, de ses lois, de sa logique et de ses productions de sens. L’intérêt de cette perspective ne réside pas tant dans le fait qu’une vérité latente resterait sous-jacente à chacun de nos faits et gestes mais, plutôt, que chacun de nos faits et gestes peuvent prendre, sur la scène de l’Autre, la dimension d’un acte symbolique en mesure de transformer l’existence : la nôtre et, peut-être aussi, celle de quelques autres. Zizek insiste ainsi à plusieurs reprises sur la notion d’identité pour montrer comment la psychanalyse ne vise pas à trouver le secret derrière la porte   , qui nous sommes vraiment, mais à pointer comment toute identité n’émerge qu’à partir de la "place que nous occupons dans le réseau symbolique intersubjectif"   . Si nos interactions et nos échanges avec les uns et les autres ne sont jamais qu’un masque, ce masque ne couvre rien, aucune cruelle vérité, il est simplement le lieu d’où s’énonce notre adresse à l’Autre.
A suivre Zizek, Lacan et le cinéma par de-là le jeu des places occupées, des rôles sempiternellement récités pour briller aux yeux de l’Autre, la psychanalyse épingle également la seule véritable finalité de cette adresse à l’Autre, la seule destination inévitable de chacune de nos lettres : la mort. Deux types de répétitions s’opposent ainsi dans l’enseignement de Lacan : d’une part, celle du jeu des places que l’on occupe au moment où l’on écrit sa lettre en pensant à tel ou tel destinataire et, d’autre part, celle de la véritable arrivée : le trauma de la mort qui excède chaque envoi. De manière limpide, Zizek affirme : "Voici comment Lacan conçoit la différence entre un signifiant et la répétition en tant que la rencontre traumatique avec le Réel : la répétition d’un signifiant répète le trait unaire symbolique, la marque à laquelle l’objet se voit réduit, et constitue ainsi l’ordre et la Loi, alors que le traumatisme vient précisément désigner l’échec réitéré à intégrer un noyau impossible du Réel"   .

Le sombre espoir de la clairvoyance
Qu’est-ce que tout cela a à voir avec le fil rouge de l’acte que nous évoquions plus haut ou même avec le cinéma ? On le comprend un peu plus aisément au moment où Zizek revoit magistralement l’œuvre de Rossellini pour montrer comment le maître du néo-réalisme italien ouvrait une brèche réelle, traumatisante, au creux de l’écran cinématographique, en reprenant au vif de l’œil de sa caméra l’excès dont doit se charger tout acte digne de ce nom. Zizek explique qu’à la place de renforcer la cohérence entre le lieu d’énonciation et l’action, les actes s’assumant en tant que tels, sont ceux qui "comme des moments de grâce troublent et illuminent le héros" :   véritables épiphanies où "la parole n’oblige plus"   , ne contraint plus à répéter mais peut ouvrir le champ symbolique à une reconstruction, à une reconfiguration encore inenvisageable.
L’acte a partie liée à la clairvoyance. Commettre authentiquement un acte, c’est être clairvoyant. C’est oser pénétrer le monde à l’aide d’une lumière en s’y engageant jusqu’à son point d’aveuglement. Or Zizek n’a de cesse de rappeler la formule lacanienne suivant laquelle le suicide est "le seul acte réussi"   . Cette expression, pour le moins ambiguë, n’exclut pas la séries des raisons psychologiques qui pousseraient à passer à l’acte, toutefois elle le considère plutôt en ce qu’il contient de terrible et foudroyante lucidité quant à l’inéluctable destinée de notre vie sur cette terre. Zizek met alors la formule lacanienne en circuit avec l’obsession centrale de la filmographie rossellinienne "celle d’un acte de liberté suicidaire, "impossible", se situant très au-delà de la portée d’un performatif"   . La funèbre dernière séquence d’Allemagne année zéro (1948), le visage au regard perdu d’Ingrid Bergman à la fin d’Europa 51 (1952) figurent parmi les éléments qui permettent à Zizek d’entreprendre une profonde réflexion post-lacanienne sur les enjeux et le sens de l’acte au regard du performatif purement linguistique   .
En effet, si le performatif consiste en un acte de langage, s’il revient à faire quelque chose par des mots, comme l’expliquait déjà Austin dans Quand dire c’est faire   , Zizek parvient à rendre tangible le fait que tout acte langagier, en mesure d’avoir des effets, n’est possible qu’à condition d’accepter le refoulement propre au champ de l’Autre. La formule performative canonique selon laquelle "la séance est ouverte" n’a de valeur, n’exerce son pouvoir, qu’à condition que l’on ait accepté, sans l’avoir thématisé pour autant, le champ de l’Autre, le règne du symbolique. Le génie de Zizek est de nous transmettre ce point difficile en ayant recours… à la célèbre histoire d’Hans Christiansen Les habits neufs de l’empereur ! "Tout le monde sait que l’empereur n’a pas d’habits, et chacun sait que tout le monde le sait - pourquoi, alors, une simple exclamation d’un enfant, dans la foule, s’écriant "l‘empereur n’a pas d’habits du tout !" fait-elle exploser en entier le réseau constitué des relations subjectives ? En d’autres termes : si chacun le savait, qui l’ignorait ? La réponse lacanienne est évidemment la suivante : le grand Autre (au sens du champ de la connaissance socialement reconnue)"   . Il en découle la condition de fonctionnement du performatif : pour que "l’énonciation elle-même provoque le nouvel état chose, (…) le prix à payer pour "cette magie du verbe", c’est son "refoulé""   .
Du coup, de deux choses l’une : soit l’on s’inscrit dans le choix forcé de la scène de l’Autre pour y inscrire ses propres jeux de langage, soit l’on souhaite commettre un acte complètement libre sans consentir au refoulement propre au symbolique et l’on n’a pas d’autre choix que le suicide ou la folie. "Le "fou" (le psychotique) est le sujet qui a refusé de tomber dans le piège du choix forcé"   . Alors quoi faire : se tuer, délirer ou se taire ? Ou l’alternative éthique proposée par la psychanalyse selon Zizek confine-t-elle au terrorisme ? Elle semble, en tous cas, encline à, comme le veut une autre célèbre formule lacanienne, "ne pas céder sur son désir" et assumer ses actes au point, s’il le faut, de rompre avec sa propre communauté.A plusieurs reprises, Zizek n’hésite pas à emboiter le pas d’Antigone, l’héroïne tragique dont le "non!" face à la loi des hommes lui valut d’être emmurée vive mais lui valut aussi de redessiner la possibilité d’être radicalement libre. A lire Zizek, pour inenvisageable que cela puisse sembler, prendre le risque d’actes in-sensés pourrait constituer une piste pour redonner sens à nos sociétés post-modernes. Sociétés que Zizek n’hésite pas à caractériser comme celles du sujet à la "Edward aux mains d’argent", personnage du film éponyme de Tim Burton (1990) : "monstre à la Frankenstein raté, avorté, aux mains pareilles à des ciseaux, (…) un sujet mélancolique condamné à rester pur regard puisqu’il sait que toucher l’être aimé, c’est lui causer l’insupportable douleur"   .
Défier le bon sens et les automatismes de la consommation outrancière, aller au-delà du choix forcé pour goûter à l’extrémisme d’un acte, prendre en compte le réel du traumatisme qui habite nos cœurs pourraient constituer une série de balises capables de nous aider à repenser un nouvel équilibre du monde. En d’autres termes, il s’agirait de jouer la carte du hors sens contre le bon sens, de ne pas craindre de s’avancer vers le vide qui anime le sujet post-moderne. Alors que ce sujet ne cesse aujourd’hui de mettre à distance sa propre vacuité en s’enfermant dans des certitudes mercantiles, il s’agirait de faire de ce vide une arme nouvelle.
L’actualité de l’éclairage psychanalytique ne correspond en aucun cas à une invite à faire tout et n’importe quoi, à s’affairer dans toutes les directions sans réfléchir, mais, au contraire, à un appel à la plus grande rigueur et à un refus de tout fatalisme vis-à-vis de l’ordre établi et de l’état du monde. Comme le résume brillamment Zizek, relisant Brecht cette fois, :  "Le "Oui" à l’éthique, porté à son paroxysme, nous contraint tôt ou tard à adopter un autre Oui, plus radical encore, un Oui qui fait se dérober le sol sous nos pieds"   . L’acte éclipse alors les universalismes et les défaitismes blasés pour que renaisse un espoir, des constructions à venir.
Contributions riches et complexes que celles de Zizek, tournées non pas sur un affairisme sans vergogne ou un activisme désespéré mais sur une éthique et une politique orientées par la boussole analytique toute prête à mettre le cap vers des pans inédits d’expérimentations afin de revisiter le contemporain. Pour Zizek, comme pour la psychanalyse depuis Freud, on n’agit pas sans les mots et l’ombre qui ne les quitte jamais. Pas d’acte sans dire et pas de dire analytique sans acte en mesure de changer la donne de l’être. Alors, osons ce dernier retournement avec notre philosophe : "Assez d’actes creux, il est temps de passer des actes aux paroles! C’est dire que toute l’activité se situe dans un horizon de signification qui seul la rend possible, de telle sorte qu’en disant la parole vraie qui vient introduire une rupture dans ce fond symbolique, nous ne pouvons continuer à agir de la même façon qu’auparavant".