Un carton détrempé à quelques mètres de la vitre défoncée d’un coffee shop indique : "On est désolé, ceci ne nous représente pas." En dessous, quelqu’un a écrit : "Parle pour toi." Les dégâts sont le résultat d’une nuit d’affrontements entre anarchistes et forces de police, à Oakland. Ils traduisent l’ambiguïté de la plupart des mouvements d’indignés qui se sont levés depuis plusieurs mois à travers le monde : la volonté de transformation est unanime, les moyens pour y parvenir ne le sont pas. Ceux qui ont rendu visite aux indignés de l’Esplanade de La Défense à Paris savent que cette ambiguïté se double d’une problématique bien connue du mouvement anarchiste : dès lors que l’on choisit le consensus comme mode de décision démocratique, comment faire progresser un mouvement au-delà de ses dissensions minoritaires ?

Ces difficultés inhérentes à la naissance de mouvements sociaux sont remarquablement racontées par Mattathias Schwartz dans le contexte américain d’Occupy Wall Street, dans un reportage pour le New Yorker. Il y décrit l’histoire des origines du mouvement dans le giron du magazine bimensuel anarchiste Adbusters. Fondé par Kalle Lasn, un intellectuel libertaire de soixante-neuf ans qui vit à Vancouver, Adbusters dénonce depuis 1989 le monde apocalyptique que prépare la société de consommation. En juin dernier, après des échanges nourris entre Lasn et Micah White, senior editor basé à Berkeley, la newsletter du magazine annonce à ses abonnés que "les Etats-Unis ont besoin de leur propre Tahrir". White propose alors à Lasn d’acheter le nom de domaine OccupyWallStreet.Org. Les compères planifient une journée d’action symbolique contre le haut lieu de la finance mondiale. Ils arrêtent la date au 17 septembre, Lasn étant convaincu qu’il faut profiter de la conjoncture politique actuelle. Le 13 juillet, ils envoient un email de synthèse stratégique à tous les abonnés de la revue. Twitter et Facebook aidant, le message se propage à toute vitesse. Le lendemain, Justine Tunney lance depuis Philadelphie le site OccupyWallSt.Org, qui servira de quartier général au mouvement. White prend contact avec un groupe existant d’anarchistes new-yorkais, les New Yorkers Against Budget Cuts (N.Y.A.B.C.) et ils décident d’unir leurs forces en vue du 17 septembre. Après une grande réunion d’organisation le 2 août, le centre de gravité du mouvement se déplace à New York. Petit à petit, les rassemblements réguliers qui se tiennent à Bowling Green laissent place à un véritable campement, alimenté grâce à des dons s’élevant à 450 000 dollars. Pendant près de deux mois, des centaines de personnes s’y retrouvent chaque après-midi, par faim, par fascination pour les caméras ou par désir de méditer la fin du capitalisme.

Trois jours après le rassemblement du 17 septembre qui réunit près de 1000 personnes, Kalle Lasn et Micah White rédigent un manifeste qu’ils envoient à Marisa Holmes, figure clé du mouvement new-yorkais. Elle les remercie tout en expliquant que l’assemblée est en train de rédiger son propre texte au même moment. Kalle Lasn et Micah White ont joué leur rôle, le mouvement est lancé, il ne leur appartient plus. Mi-novembre, alors qu’une fiche Wikipedia venait d’être créée à son nom, Micah White demande sa suppression. Le motif ? "Cette personne n’est pas remarquable." ("Person is non-notable").

 

* Mattathias Schwartz, "Pre-occupied. The origins and future of Occupy Wall Street”, New Yorker, 28 novembre 2011.