* Cet article initie la série d'analyses politiques écrites bimensuellement par des chroniqueurs, lancée par nonfiction.fr dans le cadre de la campagne présidentielle. 

 

On peut certes se réjouir de la fin du gouvernement Berlusconi, se rassurer en constatant que les parlements ont avalisé ces changements et se dire ainsi que la démocratie représentative est sauve. On peut au contraire crier à la dictature soft, souligner que désormais les banquiers président à la destinée des peuples, remarquer que les dirigeants choisis présentent la particularité d'avoir loué leurs services à Goldman-Sachs, enfin noter que ces derniers ont d'une manière ou d'une autre participé au désastre de la gouvernance européenne passée en tant que vice-président de la BCE pour l'un, en tant que Commissaire chargé de la concurrence pour l'autre.

Tous ces sentiments contradictoires ont leur légitimité. Mais, au-delà de ce qui est de l'ordre de la réaction pavlovienne, on constate que ce n'est pas la première fois dans l'histoire des peuples qu'un financier est appelé à la rescousse en cas de crise grave et que si l'histoire ne se répète pas, elle envoie parfois des signaux qu'il n'est pas inutile de décrypter.

En France, le passage de Necker, souhaité dans un premier temps par le peuple, n'est resté dans les mémoires que parce qu'il constitua le prologue des évènements à venir. Trop tardif selon le bénéficiaire de la charge, en dépit des contributions personnelles qu'il alla jusqu'à déposer au Trésor en des temps où domaines public et privé n'étaient pas encore aussi distincts, la nomination de Necker était le crépuscule d'un monde finissant, un monde marqué par deux formes d'archaïsme, l'un fiscal, l'autre représentatif, profondément liés l'un à l'autre.

La France de l'Ancien Régime partage avec l'Europe du XXIe siècle la profonde inadéquation de sa fiscalité au mode de production de nouvelles richesses. Comme le pays de Louis XVI demeurait prisonnier de la prédominance du foncier et des octrois intérieurs, notre Europe contemporaine s'imagine encore pouvoir taxer des stocks.

A l'heure des flux permanents et des transactions immédiates, nous cultivons notre propre archaïsme que nous ne cessons d'aggraver par aveuglement ou idéologie. A l'heure de la financiarisation, nous ne savons que, soit proposer l'accompagnement d'une histoire qui nous échappe ou le retour en arrière vers un monde qui ne reviendra pas, celui des Trente Glorieuses.

Les effets sont les mêmes que sous l'Ancien Régime : des finances publiques piteuses, un mécontentement généralisé et une montée de la violence sociale favorisent l'idée de l'arrivée au pouvoir d'un sauveur suprême compétent et consensuel. En organisant la baisse constante des prélèvements obligatoires au lieu de tenter de redéployer ceux-ci vers les activités les plus susceptibles de générer des recettes, en continuant à n'appréhender la vie des entreprises qu'en terme de comptes de résultat ou de bilan et non de flux, en n'instituant pas les taxes sur les transactions financières, nous nous sommes condamnés à l'impasse dans laquelle nous nous trouvons.

L'archaïsme fiscal n'est évidemment que la transcription d'un ordre politique inadapté et insuffisamment démocratique. La démocratie représentative ne saurait être efficace que si les représentations nationales permettent que soient représentées les diversités d'un pays. Si, évidemment les diversités d'origine ont leur place dans ce constat, elles sont totalement surdéterminées par l'absence de diversité professionnelle au sein du personnel politique. La progressive professionnalisation de la politique restreint les filières d'engagement qui se construisent de plus en plus tôt dans un parcours d'élu. Le résultat de cette évolution est la constitution de castes dont la connaissance du terrain est restreinte à la logique d'appareil. La noblesse d' Etat qui était celle des grands corps et présentait certes bien des défauts en terme de représentativité se retrouve couplée à une noblesse d'appareil qui n'est pas plus représentative, mais assurément beaucoup moins compétente techniquement. 

L'imbrication des milieux administratifs et financiers et les nombreux conflits d'intérêt qui règnent nous renvoient à nouveau à la figure de Necker. A cette distance sociologique croissante et réciproque du citoyen et de ses représentants se surajoute un éloignement du centre et de la périphérie. Suppression des corps intermédiaires sous l'absolutisme, dépérissement des Etats dans l'Union Européenne participent d'un creusement de l'espace représentatif et d'une difficulté d'identification à un destin commun autant qu'à une concentration du pouvoir déconnectée des attentes réelles.

Les nouveaux Necker de l'Union Européenne arrivent eux aussi dans une séquence historique de fin d'un modèle. Comme leur célèbre prédécesseur, ils surviennent sans doute trop tardivement et probablement ne pourront-ils pas s'inscrire davantage dans la durée, tant il leur manque ce qui fait la spécificité du politique, c'est-à-dire le maniement d'une symbolique collective. Cela veut-il dire que la Révolution se profile à l'horizon, qu'un grand soir est en vue ? Certes non, et dans des régimes démocratiques certes imparfaits mais démocratiques tout de même, l'idée de révolution n'est pas souvent la matrice de
grandes améliorations, n'en déplaise aux ravis qui souhaitent imiter Tunisiens et Egyptiens. Le fait qu'un tiers des européens souhaite un pouvoir fort le montre bien et on ne peut que trembler à l'idée que de tels évènements surviennent dans le contexte actuel de montée des extrémismes.

L'Union européenne n'échappera cependant pas à une triple révolution culturelle : la première, c'est une révolution démocratique des institutions européennes avec l'élection au suffrage universel direct du président de la commission, d'une commission procédant d'un parlement élu le même jour dans l'ensemble de l'Europe et composé de partis politiques européens. L'Union européenne doit se doter de représentations locales auprès desquelles les citoyens pourront émettre leurs doléances. La seconde, c'est une grande révolution fiscale fondée sur la taxation des flux financiers extra et intra-européens qui permettra de sortir de l'ère d'une fiscalité du travail pour rentrer dans une fiscalité de la valeur ajoutée adaptée à une économie qui n'est plus uniquement fondée sur la production. Enfin la troisième, c'est une révolution sociologique, qui passe d'abord par un renouvellement profond des pratiques politiques et une dé-professionnalisation qui s'articulerait sur une limitation des mandats dans le temps et un statut européen de l'élu qui permettrait de considérer davantage cette fonction comme une charge au service de la société dans un parcours professionnel qu'un domaine réservé. Il faut également réfléchir au moyen de corriger les dysfonctionnements de la mobilité sociale trans-générationnelle et repenser notre appréhension de la société juste, avant tout pensée comme favorisant la diversité en fonction de l'origine sociale, et par là corrigeant automatiquement les disparités en terme d'origine.

Nos nouveaux Necker ne sont évidemment pas l'avant-garde éclairée de ces profonds changements, ils sont le syndic' de faillite d'un modèle de développement économique et de représentation politique d'un autre siècle, une étape classique dans le processus historique des grands basculements. Plus que d'un monde nouveau orwellien que craignent certains, ils sont les symptômes passagers quoique préoccupants, d'une Europe en mutation qui attend son nouveau Siéyès et son nouveau Condorcet, alors que sommeillent partout de potentiels Fouché prêts à sortir de l'ombre