A l’heure où le Samu social connaît une crise institutionnelle sans précédent, une étude ethnographique observe, sur le terrain, son fonctionnementet les réalisations de son projet moral et politique.

Menacé en interne par les grèves de 2010, fragilisé par la démission de son président Xavier Emmanuelli en juillet 2011, le Samu Social, qui est financé à 80 % par les pouvoirs publics, voit son budget diminué de 25 %. Depuis la mobilisation des Enfants de Don Quichotte en 2006, les politiques publiques privilégient l’insertion par le logement (Logement d’abord) au détriment de l’hébergement. Ce qui oblige aujourd’hui le Samu social à justifier sa position d’acteur social de premier plan, ainsi qu'à se transformer.
 

Une enquête ethnographique, morale et politique
Le travail de Daniel Cefaïet Edouard Gardella s’écarte du débat médiatique, et refuse d’être une apologie ou une condamnation. Il est, avant toute chose, une enquête de terrain qui vient répertorier, notifier, codifier et comprendre les enjeux des politiques d’assistance et la façon dont ses acteurs la pratiquent et la réfléchissent. Montrer les forces et les limites d’un dispositif en restituant une moralité en actes ; ne surtout pas dégager un ensemble de directives normatives ; ne pas réduire l’urgence sociale et ses enjeux à une seule question ; tel sont les paris ambitieux et réussis de ce livre qui propose une pensée dense et nuancée.
A l’aide de comptes rendus téléphoniques, de rencontres en face à face avec les personnes en difficulté et les équipes mobiles, les auteurs pratiquent une analyse discursive, une mise en perspective historique, sociale et politique, rassemblent des éléments diffus leur donnant valeur de témoignages. Par cette microanalyse du travail de rue, l’ouvrage s’efforce de serrer au plus près des activités, des actions et des interactions, de comprendre ce que les acteurs sont capables de faire et de réfléchir le caractère normatif de ce qu’ils font. Il se dégage progressivement une dimension réflexive importante dont l’éthique de la sollicitude et une pragmatique de la responsabilité deviennent les cadres incontournables de l’interprétation. Une démarche politique qui impose de s’interroger sur le type de communauté civique dans laquelle l’urgence sociale peut exister.

Les lignes de force du Samu social
Toute personne en détresse, quel que soit son statut ou son parcours, peut bénéficier de l’aide du Samu social. Cette démarche renoue avec l’esprit des droits fondamentaux et du " droit inaliénable à l’assistance ". Elle rompt avec la logique de l’aide sociale qui catégorise des types de bénéficiaires et attribue des allocations sous conditions. Par l’inconditionnalité de son aide, le Samu social (ré)institue une égalité de droits entre les citoyens. Sa spécificité est d’aller à la rencontre des personnes: les maraudes font des rondes de jour comme de nuit, transgressent l’indifférence ou l’inaction des passants, se portent directement sur le lieu de vie des sans-abris, provoquant une interaction en face à face. Interaction avec les personnes de la rue mais aussi entre les services institutionnels ou entre les situations. Le logiciel Aloah relie, par exemple, des informations entre elles, agence et codifie les situations. Une mutualisation des forces qui fait jouer expériences, disciplines et interconnaissances.
L’urgence sociale est pourvoyeur de soins, du cure mais aussi du care. Les dispositifs du Samu social soignent des plaies souvent très abimées, et il faut user de beaucoup de patience pour obtenir d’une personne son accord d’être soigné. Mais bien souvent, pour l’infirmière qui dispose d’un champ d’intervention réduit, travaille à même la rue, le soin apporté est davantage un mieux-être qu’une guérison. Une poignée de main, le passage d’une pommade ou l’aide à prendre une douche sont autant de petits gestes qui visent à réinstaurer du lien dans ce qu’il recouvre d’estime de soi, de chaleur humaine et de rapport à l’autre. Par le toucher, la reconnaissance et le don, le Samu social se positionne comme un acteur du care où l’attention portée à l’autre espère véhiculer une attention portée à soi.
Daniel Cefaï et Edouard Gardella mettent en garde sur le risque de réduire le travail du Samu social à une approche caritative. Bien sûr, un travailleur social a une attitude personnelle, empathique et se laisse parfois happer émotionnellement. Mais il s’agit pour lui de trouver la bonne distance.Le travail en équipe réduit l’investissement strictement personnel des individus, faisant de leur intervention un travail (presque) comme un autre. Nous assistons à la naissance d’une nouvelle économie morale dont les contours sont extrêmement difficiles à objectiver.
La méthode ethnographique montre comment le travail de définition et de maîtrise des situations rencontrées par les équipes mobiles ne se satisfait pas de principes à respecter, de règles à suivre ou de procédures à appliquer. Les auteurs mettent en lumière l’étendue d’une grammaire d’appréciation: approcher sans offenser, faire dire sans soutirer, proposer sans imposer, servir sans s’asservir, quitter sans délaisser. Mais en réalité, le travail est difficilement généralisable.Il relève plutôt d’un savoir jurisprudentiel et de ressources conversationnelles. L’urgence sociale requiert donc, de la part des acteurs de terrain, une intelligence situationnelle et une prudence interactionnelle qui proviennent de la seule expérience.

L’ambivalence du geste d’urgence
Les auteurs s’interrogent sur l’ambivalence du geste contre la pauvreté qui s’inscrit dans un contexte hautement normatif. Il ne s’agit nullement, ici, de céder aux critiques des politiques de lutte contre la pauvreté, il s’agit de decrypter un ensemble de mouvements qui sont parfois reçus à l’inverse de leur direction première.
Beaucoup de personnes en difficulté, démunies du strict nécessaire, repoussent ceux qui les approchent pour leur offrir assistance.Soit parce qu’elles se méfient, soit parce qu’elles exercent tout simplement leur dernier pouvoir : leur libre-arbitre.Toute la démarche du Samu social est fondée sur le consentement des bénéficiaires. Les équipes mobiles se sentent souvent tiraillées entre laisser décider en toute autonomie ou aider des personnes dont l’aptitude à choisir est parfois affectée. Pour retrouver un peu d’autonomie, il faut parfois accepter d’en perdre. Le retour à la liberté, nous explique les auteurs, passe alors par le détour de l’enferment " consenti " avec toutes les ambiguïtés de l’expression. Refuser d’être inclus, c’est rejeter la définition de soi comme exclu, c’est inverser le stigmate. Le don d’urgence, en croyant réintégrer dans la société, peut, par un effet pervers mettre à l’écart. En ciblant les personnes à la rue par des politiques spécifiques, l’urgence fait sentir et apparaître leur distance voire leur désappartenance au corps social. Avec le risque de s’abîmer dans une charité perçue comme dépréciatrice.
Le traitement des personnes sans-abris, tout en se mettant à l’écoute et en se montrant attentionné, ne serait-il pas au bout du compte au service de l’instauration d’une société de contrôle ? Ne se joue-t-il pas, ici, la nécessité de maitriser des flux de sans-abris, en douceur, sans enfermer ni punir, transformant l’altruisme institutionnel en économie morale qui n’est jamais que politique ?Le travailleur du Samu social se doit d’être extrêmement vigilant pour cerner les motivations de l’appelant du 115 qui peut parfois dénoter une forme d’interpellation de l’institution comme " nettoyage " de l’espace public. Les politiques du care, du don, de la proximité ou de la reconnaissance contiennent effectivement de nouvelles technologies du contrôle adossées à un nouveau champ discursif de l’action publique.

L’urgence sociale en question
Faut-il résoudre ou réguler la grande pauvreté ? Le risque d’apporter des couvertures, de la nourriture ou des duvets serait-il une façon de chroniciser l’urgence ? Le Samu social ne fait-il qu’installer les usagers dans un " transitoire " qui n’en finit plus de perdurer, les fixant plutôt que les aidant à s’en sortir ? Le traitement de l’exclusion par l’urgence n’est-il pas un moyen de gérer la question de la pauvreté à moindre frais ?
Les questions qui surgissent sont nombreuses. Les auteurs se gardent bien d’y répondre automatiquement, revenant systématiquement au terrain pour faire émergerles faits :la temporalité de l’urgence sociale relève tantôt du dépannage ponctuel tantôt du suivi des habitués et fait le plus souvent office de filet de sécurité complémentaire des institutions. L’urgence sociale reste impuissante à réintégrer les personnes sans abris car cela n’est pas sa mission. L’urgence sociale est une action immédiate qui répond à des besoins fondamentaux.
A la lecture de ce livre, la question ne paraît pas tant être celle de la légitimité ou de la défaillance de l’urgence sociale mais plutôt celle de sa réarticulationavec les politiques sociales dont l’une des missions principales, rappelons-le, est de traiter la question sociale en amont de l’urgence