Alors que les démocrates sont en position de gagner la présidentielle de novembre 2008, les "nouveaux penseurs" affluent pour marquer une rupture ferme avec l'administration précédente.

Aux Etats-Unis, à en croire les récentes campagnes présidentielles, les valeurs sociales et politiques sont exclusivement républicaines. Aux républicains le monopole du patriotisme et de la morale; aux démocrates le monopole du "libéralisme" dispendieux et de l’internationalisme mou. Mais pourquoi des "valeurs" seraient-elles plus de droite que de gauche? Ni républicaines, ni démocrates, les valeurs dont essaient de s’emparer bon nombre d’hommes politiques de l’autre côté de l’Atlantique sont bipartisanes et, avant tout, américaines. Ce sont ces bannières qui unissent les Américains et ont cimenté le socle commun du pays à travers les siècles, mais la réputation internationale des Etats-Unis s’est grandement affaiblie ces dernières années car la politique étrangère a perdu de vue ces préceptes qui font la richesse américaine - voici la thèse centrale du nouveau livre d’Anne-Marie Slaughter, The idea that is America.

Doyenne universitaire de la prestigieuse Woodrow Wilson School of Public and International Affairs, l’école de relations internationales de l’université de Princeton, Anne-Marie Slaughter essaie de faire sortir ces "valeurs" de leur ghetto républicain et de les réinsérer dans un héritage collectif et bipartisan. Spécialiste de droit international, intellectuelle publique renommée et voix influente dans les cercles démocrates et "libéraux", A-M. Slaughter soutient que plus que l'armée, la richesse et le territoire, ce sont les idéaux qui sont la plus grande force des Etats-Unis. Pour l'auteur, les Etats-Unis se définissent par sept préceptes fondamentaux dont chacun fait l’objet d’un chapitre: Liberté, Démocratie, Égalité, Justice, Tolérance, Humilité et Foi. Ils sont tous étayés par des preuves historiques et de nombreuses citations, mais, et on peut le regretter, ni par des sondages d’opinion, ni par des entretiens individuels. On peut aussi se demander pourquoi l’humilité figure au même plan que la liberté et la démocratie – est-ce vraiment historiquement une des valeurs qui a contribué à définir l’Amérique?

Aucune de ces acceptations n’est particulièrement américaine en soi, et bien d’autres nations aussi ont forgé leur identité nationale sur un ensemble de principes fondamentaux, Anne-Marie Slaughter le reconnait. Mais ces valeurs sont particulièrement importantes dans la définition de l’identité américaine à cause de l’absence d’une ethnie, d’une croyance, ou d’une origine communes. Pour A-M. Slaughter, être patriote aux Etats-Unis ce n’est pas seulement vouer un amour au pays lui-même mais vouer avant tout un amour aux valeurs que défend ce pays. D’où la question centrale posée tout au long de cet ouvrage: comment les Etats-Unis peuvent-ils défendre leurs idéaux dans le monde tout en restant cohérents avec eux? Par exemple, comment promouvoir avec succès la démocratie sans l’imposer par la force? Le livre est un réquisitoire contre la politique étrangère de l’administration Bush avec des mots parfois forts: A-M. Slaughter parle d’un pays qu’elle "ne reconnait plus", dit se réveiller au milieu d’un cauchemar et déplore la banqueroute morale des Etats-Unis. "Le pays que je connais que j’aime", écrit-elle, "est un pays dont le drapeau flotte côte-à-côte avec ceux d’autres nations, pas au-dessus. C’est un pays qui n’a pas besoin de rabâcher qu’il est la plus grande puissance dans l’histoire du monde. C’est un pays qui accepte les contraintes et la règle du droit afin de pouvoir contraindre les autres". 

La règle du droit, et en particulier du droit international, est centrale dans la pensée de A-M. Slaughter et, plus généralement, dans celle de tous ceux qui, comme elle, se définissent comme des partisans du "libéralisme international". Les Etats-Unis doivent accepter de se soumettre aux mêmes règles et de participer aux mêmes institutions internationales que les autres pays du monde, et ils ne pourront gagner la fameuse "guerre contre la terreur" qu’en laissant leurs valeurs fondamentales, et non leurs intérêts immédiats, guider leurs actions internationales. Par sa défense  des valeurs américaines et un retour aux sources émotionnelles et patriotiques, ce livre peut être apprécié par les républicains, même s’il semble résolument démocrate dans son apologie du droit international. C’est donc un exercice bipartisan, comme l’était déjà l’ouvrage précédent d’Anne-Marie Slaughter, le Princeton Project on National Security, une liste de recommandations de politique étrangère pour le monde complexe d’aujourd’hui.

Les mauvaises langues ont vu dans ce nouveau livre plus une offre de services pour une prochaine administration démocrate qu’une contribution intellectuelle originale. Il est vrai qu’Anne-Marie Slaughter, qui ne dément pas les claires ambitions politiques qu’on lui prête, signe ici un livre plein de bons sentiments et un manifeste idéaliste plus personnel qu’académique. Son nom est souvent mentionné dans les cercles washingtoniens, et les rumeurs lui font jouer un rôle important dans la définition et la conduite de la politique étrangère américaine future. Au moins, avec cette profession de foi, nous savons à quoi nous en tenir.