Le combat du premier prix Nobel de littérature issu du continent africain contre la dictature au Nigeria.

Les rares informations qui nous parviennent en France sur le Nigeria se ressemblent étonnamment depuis quelques années: kidnapping de travailleurs expatriés de compagnies pétrolières par des milices de la région du delta du Niger, violences à caractère dit confessionnel ou ethnique ou application controversée de la charria dans les Etats du Nord depuis 1999. De tout cela, il n’est guère question dans la dernière autobiographie de Wole Soyinka, écrivain nigérian, dramaturge et professeur de littérature, premier prix Nobel de littérature du continent africain en 1986 et militant politique de longue date. L’auteur donne ici une suite à ses deux premiers volumes de Mémoires intitulés: Ake, les années d’enfance et Ibadan, les années pagaille publiés respectivement (en français) en 1984 et en 1997. Ce troisième tome est le récit de son initiation politique qui commence à Londres dans le milieu circonscrit des étudiants de l’Empire britannique des années 1950 pour s’achever à la fin du 20ème siècle, à la mort de Sani Abacha, le plus implacable des dictateurs du Nigeria (1993-1998).


Autobiographie politique

Cet ouvrage est donc un condensé de l’histoire politique des cinquante années d’indépendance du Nigeria vue par un de ses témoins et acteurs privilégiés. Demi-siècle d’Histoire bien singulière au demeurant que celui du combat d’un militant d’envergure internationale luttant inlassablement pour la justice et la liberté contre les différents régimes autoritaires du Nigeria. Wole Soyinka est l’incarnation parfaite de l’intellectuel qui met au service d’une cause politique une notoriété acquise dans le monde littéraire notamment à travers un prix Nobel. L’auteur n’évoque sa vie privée et sa carrière d’écrivain que lorsque celles-ci lui permettent de resituer son action politique. Sa femme est absente du récit, ses enfants entrent en scène lorsqu’ils deviennent eux-mêmes des militants de l’opposition en exil et ses amis, notamment l’indéfectible Femi Johnson, riche assureur et homme d’affaires d’Ibadan, se retrouvent fréquemment mêlés aux combats de l’auteur. Le Nobel lui-même n’acquiert un sens que lorsqu’il est utilisé pour médiatiser son combat politique et sa soif de justice. Le lecteur est donc confronté à une autobiographie politisée à l’extrême, qui traduit, au-delà de l’engagement de l’auteur, la politisation systématique de la vie sociale, économique, religieuse et culturelle du Nigeria depuis les indépendances. L’ouvrage est ainsi salutaire en ce qu’il modifie la perception d’un continent dans lequel les intellectuels vendraient automatiquement leur âme aux politiques. Car si le destin de Soyinka fut exceptionnel, son combat ne fut pas une exception comme en témoigne la renommée politique de nombreux artistes, écrivains et universitaires nigérians (Chinua Achebe, Claude Ake, Fela Anikulapo Kuti, Pius Okigbo, Ken Saro-Wiwa). Cet engagement était et demeure risqué car il doit tenir compte de ce que l’auteur appelle le "facteur tueur nigérian": "cette funeste tension nerveuse qu’implique le simple exercice de la pensée critique dans une société où le pouvoir et l’autorité sont des jouets entre les mains d’imbéciles, de psychopathes et de prédateurs"   . L’auteur évoque en détail le combat et l’élimination des opposants à la dictature (le militant écologiste du delta du Niger, Ken Saro Wiwa, le journaliste Dele Giwa), mais n’oublie pas non plus les opportunistes qui rejoignent le gouvernement et les universitaires plus nombreux encore, obligés de louvoyer, participant à des commissions d’experts un jour, contraints à l’exil le lendemain. Lui-même à payer de plusieurs années de prison et d’exil son engagement politique.


L’historien

L’intellectuel est aussi historien: la force du récit vient d’ailleurs pour partie de la précision historique de la narration qui étonne d’autant plus que l’auteur dit ne pas avoir conservé de traces écrites de ces cinquante années. La fiction paraît toujours mise à l’écart même si la tension dramatique est bien présente au cours d’évènements singuliers auxquels l’auteur participe pleinement. Il ne dévoile rien d’exceptionnellement nouveau sur l’histoire du brigandage électoral des années 1950 et de la première République (1960-1966). Notons néanmoins qu’il a reçu le manuscrit d’un ancien fonctionnaire du Colonial Office dans lequel ce dernier révélait avoir reçu l’ordre de truquer les premières élections fédérales de 1959, soit un nouvel élément à charge contre le gouvernement britannique dans cette affaire controversée. Plus généralement Soyinka explique bien comment le trucage électoral devint une pratique politique courante au Nigeria, comment la violence des hommes de main des partis fut utilisée dès cette époque pour remporter des suffrages et comment l’opposition tentait d’empêcher la proclamation de faux résultats, ensemble de pratiques qui ont largement ressurgi avec l’établissement de la IVème République depuis 1999   . L’auteur clarifie également son rôle dans l’établissement de ce qui fut appelé "la troisième force" pendant la Guerre du Biafra (1967-1970) et l’accusation de traître que lui prête le président Olusegun Obasanjo dans sa biographie   . Cette expression serait née dans le milieu des intellectuels du Sud-ouest qui s’opposaient à l’affrontement entre les forces gouvernementales et les forces biafraises. L’idée était de persuader les généraux biafrais de mettre fin unilatéralement aux combats. Soyinka, parti clandestinement à la rencontre des responsables du Biafra fut incapable de les convaincre. En revanche, il se fit porteur, à son retour, d’un message destiné au commandant de la région Ouest, Olusegun Obasanjo, lui demandant de ne pas s’opposer au passage des troupes biafraises ce qui leurs auraient permis de s’emparer de la capitale fédérale, Lagos. Obasanjo resta fidèle à la cause fédérale et Soyinka passa une bonne partie de la guerre en prison (1967 à janvier 1969). Son témoignage permet ainsi de contrecarrer la version des faits présentée par Obasanjo. Il traduit plus généralement l’impossible rôle de médiateurs que les intellectuels tentèrent de jouer pendant la guerre.

Plus de vingt ans plus tard, en 1993, l’auteur se trouve de nouveau au cœur d’une actualité politique brulante au moment de l’annulation de l’élection présidentielle qui devait se solder par la victoire du candidat du Sud-Ouest, Moshood Abiola. Le trajet en voiture de Wole Soyinka de la frontière du Bénin jusqu’à la banlieue de Lagos au moment même où les partisans d’Abiola s’opposent à l’armée montre comment le Nigeria a glissé dans la fureur politique la plus radicale, la répression militaire la plus aveugle et comment le combat d’une opposition désemparée pu être associée à des activités de pillage. Ces pages sont d’une incroyable lucidité sur ce qu’est devenu le Nigeria 40 ans après l’indépendance: "partir demain à l’aube" pour Soyinka c’est surtout découvrir la nation indépendante et se condamner "à voir le pays se transformer à la fois en charogne et en nécrophage… "   .


Le militant

Malgré tout, Wole Soyinka ne semble jamais vouloir abandonner son combat. Les entretiens de l’auteur avec les différents hommes forts du Nigeria de Obasanjo (1976-1979) à Abdulsalami (1998-1999) en passant par Buhari (1985-1987) et Babangida (1987-1993) sont à cet égard passionnants: en partie "protégée" par sa renommée internationale, il tente d’intervenir, en vain le plus souvent, pour demander la grâce présidentielle pour des condamnés à mort, ou la mise en place d’une commission d’enquête. Sa fréquentation des puissants de la planète se fait plus intense après l’acquisition du Nobel. Ses rencontres avec les chefs d’Etat sont parfois anecdotiques (la compassion de Gorbatchev ou de Simon Peres pour son combat) souvent significatives (l’incroyable morgue mitterrandienne à son encontre, l’extrême prudence d’un Kofi Annan pendant la transition politique de 1998). Son idée de libérer la Hongrie du joug communiste, l’Afrique du Sud de l’Apartheid ou encore la proposition d’offrir ses bons offices pour réconcilier l’ANC de Nelson Mandela et l’Inkahta de Buthelezi sont des récits jubilatoires non sans une ironie rétrospective sur des actions bien aléatoires. Le Nobel fut de fait plus efficace en structurant l’opposition nigériane en exil (1993-1998), en créant une radio clandestine (Radio Kudirat du nom de la femme d’Abiola qui mourut assassinée par la police d’Abacha) et en faisant croire au gouvernement d’alors que cette opposition était beaucoup plus organisée qu’elle ne l’était en réalité.

Wole Soyinka est un intellectuel et un militant du Sud qui revendique un héritage politique singulier, celui du parti de l’Action Group créée à la fin des années 1940 par un des leaders de l’indépendance, Obafemi Awolowo dans ce qui était alors appelé la région Ouest (Western Region). C’est aussi sous cet angle qu’il faut lire son autobiographie: l’auteur ne résiste par toujours à la tentation des clichés sur les "féodaux du Nord". L’histoire du Nigeria s’incarne par ailleurs tellement dans l’histoire personnelle de Wole Soyinka que l’on peut s’étonner que l’auteur passe sous silence l’essor des radicalismes religieux, les nombreux conflits dit ethniques ou communautaires, la radicalisation des milices du delta dès le milieu des années 1990 ou le développement de l’Oodua Peoples Congress, la plus puissante des milices ethniques du sud-ouest des années 1990. Depuis 1999, l’auteur n’a cessé de dénoncer dans la presse nationale et internationale les tendances autoritaires du président Obasanjo, le trucage des élections générales de 2003 et de 2007 ou encore les "dangers de la sharia". Il reste donc à espérer que l’auteur écrive un quatrième tome de ses Mémoires consacré aux années 2000 car le combat démocratique qu'il incarne avec tant de force reste à cet égard bien inachevé.