Sur un thème passionnant et usuellement délaissé par les philosophes, un ouvrage qui peine parfois à être à la hauteur.

Après avoir l’année dernière signé un Eloge de la gentillesse, Emmanuel Jaffelin persiste en proposant cette fois un Petit éloge de la gentillesse, sorte de version light du premier, qui vient de paraître, à quelques semaines de la médiatique et controversée "Journée de la gentillesse"   . Très accessible, l’ouvrage se propose, en une centaine de pages, de dessiner les contours d’un nouvel art de vivre, d’une vertu post-moderne qu’il s’agirait de réhabiliter, la gentillesse.

Emmanuel Jaffelin attribue la mauvaise presse dont jouit la gentillesse aujourd’hui à l’avènement du régime démocratique : la gentillesse qui d’après la définition de l’auteur consiste à rendre service à qui me le demande, devenant ainsi serviteur, contreviendrait ainsi au principe d’égalité enraciné dans l’idéal démocratique : "la démocratie a tellement inscrit le refus de la servitude dans mes gênes que je perçois la gentillesse comme la rémanence d’un monde disparu, celui de l’Ancien Régime et de sa pratique du servage."   C’est pour cette raison d’après l’auteur que ceux qui osent encore pratiquer la gentillesse le feraient dans la plus grande discrétion : "Pour vivre gentiment, vivons cachés ! J’ai parfois pensé que certains dissimulaient leur gentillesse par pudeur et modestie ; je comprends aujourd’hui qu’ils exprimaient par leur retenue la contradiction d’une exigence morale avec une idéologie politique." Sans vouloir remettre en cause le rôle accordé à la démocratie dans cette analyse, la lectrice que je suis s’interroge toutefois : est-il si certain que la gentillesse tâche de se faire si discrète ? "Assurons-nous bien du fait, avant que de nous inquiéter de la cause" me souffle Fontenelle avant de se retourner dans sa tombe. Il est deux questions en effet qui ne sont pas traitées avec toute l’attention qu’elles méritent: sommes-nous réellement moins gentils qu’avant (et notamment que dans les régimes pré-démocratiques), et la gentillesse avance-t-elle nécessairement plus masquée en démocratie qu’ailleurs ?

Il est vrai que l’auteur propose un bref historique de la gentillesse au début de son ouvrage, mais il semble s’agir là plus d’un exercice rhétorique d’histoire lexicale que d’un examen attentif du concept. Certes il n’est pas inutile de se rappeler que le gentil romain désigne d’abord un noble, avant de désigner l’esclave puis l’ennemi, tandis que pour l’Eglise il désigne avant tout celui qui n’est pas chrétien, avant de désigner au Moyen-Age le chevalier, puis le courtisan, au mode de vie bien différent. Mais à ce parcours étymologique un peu artificiel l’on eût aimé voir s’ajouter une tentative de micro-histoire : quelles étaient les pratiques de gentillesse, au sens contemporain du terme, des gentils ainsi désignés ? Et quid de ceux qui ne vivaient pas dans l’Europe féodale et chrétienne ? Cet ethnocentrisme est d’autant plus surprenant que l’auteur, m’apprend la quatrième de couverture, a été diplomate en Amérique latine et en Afrique.

Mais soit, acceptons les prémisses : la gentillesse est une vertu qui se perd, à cause de nos idéaux démocratiques, et ne nous laissons pas décourager par le style qui multiplie les calembours douteux (à titre d’exemple: "le méchant raille, tiraille et ferraille, mais achève sa vie hors des rails."   ). Qu’en est-il des autres formes d’altruisme ? L’auteur est soucieux de bien distinguer la gentillesse du respect d’une part et de la sollicitude d’autre part. La définition qu’il offre du respect cela dit est plus qu’ambiguë : "je respecte quelqu’un lorsque je n’enfreins pas le règlement qui détermine le cadre au sein duquel un groupe de personnes peut évoluer", qui ne semble pas opérer de distinction entre respect de la règle et respect d’autrui, quand le premier appartient au domaine de la légalité et le second à celui de la moralité.

Quant à la sollicitude, elle se trouve décriée et comparée au cynisme en tant que façon dictatoriale de s’introduire dans la vie d’autrui, alors qu’elle n’est pas si aisée à distinguer de la gentillesse parfois. En effet, l’auteur précise bien que si la gentillesse consiste à rendre service, ce service n’a pas besoin d’être expressément formulé : il s’émeut donc de l’indifférence de salariés n’aidant pas un hémiplégique à sortir de sa voiture – qui certes n’a rien demandé explicitement, tout en condamnant le comportement d’une Amélie Poulain qu’il qualifie de "harpie s’acharnant à fabriquer le bonheur des gens à leur insu" et instaurant une dictature à l’eau de rose". Sans vouloir nécessairement ici réhabiliter la figure caricaturale de ladite Amélie, ne peut-on voir une forme de continuité entre ces deux attitudes du care que sont la gentillesse et la sollicitude, plutôt qu’une rupture brutale ?

Au-delà de ces réserves, l’ouvrage d’Emmanuel Jaffelin a le mérite de mettre l’accent sur l’importance d’une vertu effectivement peu étudiée en philosophie, dont, loin des grands discours, les petites actions individuelles constituent le cœur : "Avec elle [la gentillesse], la morale a trouvé son levier d’Archimède puisqu’un petit geste peut créer un effet de levier projetant la société dans un réseau affectif qui rend les relations humaines fructueuses et désirables."   C’est ainsi que se dessine le portrait d’un gentilhomme moderne, qui, attendant qu’on lui demande un service pour le rendre se pose en "intermittent de la moralité", sans culpabilité mais sans sacrifice, et qui à l’inverse du cynique ne concevant le service que comme une créance, considère autrui comme fin et non comme moyen. Ou comme le conclut le livre   : "Si la postmodernité veut s’opposer efficacement au cynisme, elle n’en trouvera la force et le fondement que dans l’homme qui fait de la gentillesse un nouvel art de vivre."