La disparition de l’Union soviétique en 1989 a plongé Cuba dans une crise sans précédent. L’île a lutté au quotidien pour la survie de son régime et celle de la société tout entière. Mais, dans le même temps, il lui a fallu s’adapter aux nouvelles configurations nationale et mondiale. Adaptabilité et résistance sont devenues les ressorts d’un État vieillissant face à une société nouvelle et changeante.

Effondrement du mur de Berlin, démantèlement du bloc de l’Ést et " période spéciale en temps de paix ", Cuba vivait l’une des périodes les plus sombres de son histoire. A peine sortie d’une crise qui avait fait trembler le régime, l’île se voyait à nouveau fragilisée, en 2006, par la maladie de Fidel Castro. L’arrivée au pouvoir de son frère Raúl donnait lieu, alors, à maintes conjectures sur l’issue du régime.

Nombreux étaient ceux qui pronostiquaient déjà la fin d’un État, affaibli par une crise économique dont il peinait à se relever ; d’autres, en revanche, voyaient dans l’arrivée de Raúl le renforcement d’une politique autocratique des frères Castro.

Or, Cuba, tout comme le reste du monde, allait être entraînée par la mondialisation et subir, à son corps défendant, les secousses d’une société en pleine mutation, qui l’obligeraient à repenser, pour le sauvegarder, le "vieil état”, tout en s’efforçant de l’adapter aux exigences, inédites, d’acteurs nouveaux ou volontairement ignorés ou écartés par le passé.

L’Homme nouveau, idéal, façonné par la Révolution depuis ses débuts, prisonnier d’une idéologie marquée par une obéissance inconditionnelle à des dogmes surannés, au centre d’une Histoire circulaire, allait désormais devoir “s’ouvrir au monde”. Étape obligée à partir de laquelle le régime cubain devrait faire preuve d’adaptabilité, de pragmatisme, puiser dans ses ressources, élaborer d’autres stratégies afin de combler le décalage grandissant entre les élites et le reste de la société; être en mesure d’assurer et de perpétuer, sans tensions ni conflits, un contrôle tout aussi rigoureux sur une société, attachée, dans son ensemble, aux idéaux révolutionnaires mais au sein de laquelle de nouvelles aspirations et tendances se faisaient de plus en plus clairement sentir, à travers, notamment, le recours aux nouvelles technologies, aux blogs.

La rupture avec l’Union soviétique mit brusquement à jour les disfonctionnements du régime cubain, les contradictions récurrentes et croissantes entre un État autoritaire, répressif, de plus en plus archaïque et immobile, et une société dont le quotidien, depuis l’avènement de la Révolution, se résumait à un perpétuel dépassement de soi pour trouver la force et les ressources nécessaires (inventer) à l’amélioration du quotidien  (résoudre).    

Lutter, lutter, lutter... lutter devint la clé du régime au quotidien. Lutter “[...] pour le bien commun dans une parfaite symbiose avec les valeurs politiques mises en exergue par le régime”, lutter pour être “intégré” et vu comme un révolutionnaire “irréprochable”, lutter pour “l’égalité, la justice sociale et la solidarité tiers-mondiste”, Lutter, inventer, résoudre.

L’ouvrage collectif Cuba: un régime au quotidien dirigé par Vincent Bloch et Philippe Létrilliart apporte au lecteur un éclairage essentiel sur une nation “en lutte”, promise par son dirigeant à un “destin d’exception”. A travers la mémoire d’un passé récent, il analyse sans complaisance, mais avec honnêteté et rigueur, la façon dont la nation cubaine s’est construite à partir de différents “ressorts de domination”, jonglant avec les “normes de conformité publique”, à partir d’une stratégie de pouvoir savamment élaborée, fondée, entre autres, sur la “doctrine de la ‘guerre de tout le peuple’”, la “perversion de la loi” et “[...] de la citoyenneté” afin d’occulter tout ce que le régime renferme de répressif et de coercitif.

S’appuyant, en partie, sur les travaux ethnographiques d’Oscar Lewis, de Douglas Butterworth, de Juan Clarck et sur les récits de K.S. Karol et de José Llovio Menéndez, sur une période qui s’étend de 1959 à 1989, Vincent Bloch prouve, si besoin était, que les “ […] ressorts fondamentaux [du régime politique] ont continué d’assurer [son] fonctionnement social, et que la période spéciale ne correspond pas à un effondrement des normes mais à un effondrement des valeurs, du sens moral et de la finalité de la vie en groupe, au sein d’une société frappée par une crise économique dont l’ampleur a fait voler en éclats l’égalitarisme relatif et les hiérarchies sociales qui prévalaient jusque-là ”.

Julia Cojimar, pour sa part, suivant la méthodologie employée par l’anthropologue suédoise Mona Rosendhal, partage, plusieurs mois durant, le quotidien de la famille Vázquez. L’analyse du “ fonctionnement de l’économie domestique ” qu’elle réalise met en évidence l’importance des “ phénomènes de débrouille ” (résoudre) chez les Vázquez et, de façon générale, chez toutes les familles cubaines. Elle souligne le rôle des économies alternatives, familiales et de voisinage, et surtout “ un quotidien rythmé par l’anxiété et l’incertitude ” de l’approvisionnement, le fossé grandissant entre les familles ne subsistant qu’avec le salaire de l’État et celles disposant de ressources complémentaires (parent(s) résidant à l’étranger, location de chambre à un étranger…). 

Condamner, punir, réprimer, éliminer toute forme de dissidence, telles ont été les méthodes adoptées par le régime cubain pour asseoir sa révolution et façonner le révolutionnaire “modèle idéal du groupe”. Au climat de crainte et de méfiance permanent, institutionnalisé et légalisé, répondra la radicalisation légalisée d’une révolution dont les techniques de répression évolueront selon les époques et les diverses manifestations de rébellion. Or les temps changent... Les Cubains évoluent et prennent conscience de l’autocensure dans laquelle on les a sciemment enfermés.

De nouvelles formes de contestation voient le jour, avec lesquelles le régime cubain doit désormais compter. Certes, la répression n’en a pas diminué pour autant mais, ainsi que le souligne Elisabeth Burgos, depuis l’arrivée de Raúl Castro au pouvoir, “[...] son efficacité s’est vue érodée... à cause de la possiblité pour les dissidents d’informer en temps réel sur les violations des droits de l’homme, de prendre des initiatives et de coordonner des activités de la société civile”.  

Dans le même temps, la réhabilitation progressive du rôle de l’Église catholique dans la nation, en particulier, depuis le voyage du pape Jean-Paul II à Cuba, en 1998, “l’effort de réhabilitation d’une ‘mémoire catholique’”, les prises de position réformistes du cardinal Jaime Ortega, la volonté affichée d’un dialogue ouvert, critique et constructif avec l’État cubain, au service de “la réconciliation nationale” sont bien la preuve qu’un changement sociétal profond est en cours. Pour survivre, la révolution cubaine a besoin de la société cubaine tout entière. Catholiques, communautés ecclésiales de base, laïcs, doivent devenir, eux aussi, acteurs des mutations qui s’opèrent, de cette “citoyenneté nouvelle” qui se crée peu à peu, s’impliquer dans une nécessaire transition.

Empêtrés dans leur besoin inassouvi de reconnaissance par un État qui n’a pas hésité à les maltraiter, à les censurer et réprimer, pris en tenaille entre les “paramètres primaires” et les “paramètres secondaires”, qui fixent les limites de la création, de la pensée, de l’imaginaire, figés par “l’arbitraire du pouvoir et l’incertitude”, englués par le concept de la Revolución, les artistes et les intellectuels cubains ont dû se prêter à des “compromis, voire à des compromissions”. Toutefois, selon le politilogue Yvon Grenier, il n’est pas trop tard pour qu’ils présentent un véritable regard critique sur la société qui les entoure. Peut-être même, pourront-ils, “[...] dans une véritable transition... offrir à la nation cubaine un des rares ponts entre le passé et le futur”.  

Ils sont relayés en cela par les rappeurs cubains. Hérités du rap étasunien, le rap et la culture hip-hop cubains offrent à la jeunesse noire cubaine la possibilité d’exister dans un contexte de lutte et de “débrouille” permanentes. Ces nouvelles formes de résistance marquent la volonté de la recréation d’une nation noire, d’une identité noire au sein de la société cubaine. L’État ne s’y trompe pas qui  se sert de leur message pour “renforcer l’image de Cuba en tant que nation métissée dotée de racines africaines”, “reconstruire l’unité nationale et regagner de la popularité”. Les rappeurs cubains, eux, y gagnent une reconnaissance officielle pour leur “genre musical”. Stratégies où l’État comme les rappeurs trouvent leur compte. Toutefois, la relation de ces derniers à des “réseaux transnationaux”, les échanges culturels et les contrats que certains d’entre eux passent à l’étranger ouvrent une brèche dans laquelle la liberté s’engouffre sans résistance pour redonner enfin à la  parole le rôle qu’elle a perdu.

Surprenante, l’évocation de José Martí, à la fin de l’ouvrage par l’écrivain cubain Antonio José Ponte, mais ô combien représentative de la révolution cubaine, de son leader en particulier, de ce besoin constant de s’appuyer sur une figure du passé et sur ses écrits pour conforter le présent et assurer l’avenir. Par la magie du verbe, le “Héros national”, l’“Apôtre”, est devenu doublement héros, guide et gardien indéfectibles d’une Révolution dont on lui attribue quasimment la paternité. Comme l’auteur, on se prend à espérer qu’enfin, “[...] quelle que soit la façon dont se présentera le futur pour la culture cubaine, celle-ci devra se réserver la possibilité... d’esquiver” enfin, cette “autorité indiscutable”.

Cuba, un régime au quotidien est un ouvrage très complet. Tous les rouages du régime sont étudiés, décortiqués, même les plus sensibles. Les thèmes abordés aussi bien politiques qu’économiques et culturels, décrivent justement la façon dont le régime cubain s’est érigé, ses tâtonnements, ses contradictions, ses erreurs, ses fautes. Les analyses, sobres et précises, éclairent le lecteur sur les derniers moments d’un régime autoritaire qui lutte encore pour préserver son pouvoir et ruse avec ce qui lui reste d’armes pour subsister. Des pistes, inattendues, sont proposées pour assurer l’avenir de l’île et une transition pacifique. On assiste à l’émergence d’acteurs anciens et nouveaux, d’une citoyenneté nouvelle autour de laquelle se construit peu à peu l’unité nationale.