Un essai éclairant pour ceux qui s'intéressent à la définition sociale de la jeunesse.

Qu’est-ce qu’être jeune aujourd’hui ? Etre jeune au 21ème siècle recouvre-t-il le même sens social qu’au 16ème siècle, au 18ème siècle voire même au 20ème siècle ? La définition de la jeunesse, vue comme une période biographique intermédiaire entre l’enfance et l’âge adulte, ne varierait-elle pas au fil du temps, suivant les contextes économiques et sociaux ? Et si oui, dans quel sens ? Vers un allongement de ce seuil intermédiaire ou vers un rétrécissement ? Dans cette cinquième édition d’un ouvrage devenu un classique de la sociologie des âges de la vie et intitulé Sociologie de la jeunesse, Olivier Galland, directeur de recherche au CNRS et spécialiste des questions de la jeunesse, prolonge sa réflexion antérieure sur ces thèmes tout en l’actualisant. Afin de « comprendre comment la jeunesse a été pensée au cours de l’histoire »   , pour tenter d’en rendre compte aujourd’hui, il s’appuie aussi bien sur des traités d’éducation morale de l’Ancien Régime que sur des enquêtes institutionnelles récentes menées à l’échelle européenne. De la sorte, il effectue une double comparaison, temporelle et spatiale, portant sur les évolutions des représentations de la jeunesse au fil des siècles ainsi que sur les différents modèles de jeunesse contemporaine européenne. Ce faisant, il éclaire certaines des oppositions, qui ont actuellement cours au sein des sciences sociales, entre les partisans des trois principaux courants de réflexion sur ces questions : les sociologues qui mènent une réflexion en termes d’âge de la vie (les classes d’âges seraient encadrées par des seuils fixes et stables permettant de définir des transitions homogènes entre l’enfance, l’âge adulte et la vieillesse) ; les chercheurs qui approchent ces questions en termes de parcours de vie et d’individualisation de ces parcours (les seuils de transition s’effriteraient, deviendraient réversibles et ne seraient donc plus pertinents pour décrire des étapes de la vie dorénavant spécifiques à chacun) ; enfin, l’approche en termes générationnels qui interprète la société au prisme des générations.


La jeunesse au fil des siècles


Olivier Galland débute son essai en restituant l’histoire des représentations de la jeunesse. Le sociologue fait commencer cette histoire au 16ème siècle ; époque au cours de laquelle des penseurs tels que Rabelais ou encore Montaigne prirent la jeunesse pour objet et tentèrent de théoriser de nouvelles méthodes d’éducation domestique. A cette époque, il n’y avait pas encore de distinction spécifique entre l’enfance et le monde des adultes ; d’ailleurs, ces derniers portaient peu d’intérêt à leurs enfants. En effet, la mortalité enfantine était élevée et l’enfant se mêlait très tôt aux activités des adultes puisque le travail des enfants était la norme. Par ailleurs, le terme « adolescent » n’existait pas. « Enfant » et « jeune homme » étaient les deux seuls qualificatifs employés, indifféremment et de façon très large, pour désigner celui qui allait succéder à son père et qui, en conséquence, vivait toujours dans la dépendance économique et morale de ce dernier. Le jeune n’existait donc pas encore en tant que tel, c'est-à-dire hors du rapport de filiation : il n’était « que » le fils de son père. Aussi, la jeunesse, temps long de l’attente impatiente et des débauches conséquentes, apparaissait-elle comme le « privilège de l’aristocratie »   . Mais face à ce droit sanguin à l’attente d’une position sociale élevée s’élevait un devoir, celui de subir une éducation afin de pouvoir « tenir son rang » quand le temps sera venu.

C’est seulement vers la fin du 17ème siècle qu’émergea un début de manifestation du sentiment affectif parental. Afin de le démontrer, l’auteur s’appuie sur les traités d’éducation de l’époque pour faire ressortir les points de vue du moment sur la jeunesse. Ces traités, centrés sur la période de l’enfance, appelaient à un traitement pédagogique de ce temps de l’insouciance : l’enfant devint « un être à éduquer »   . L’auteur reprend également les analyses de l’historien Philippe Ariès, selon lequel l’affection envers les enfants n’a pu se manifester que grâce à l’apparition d’une « sphère de l’intimité de plus en plus protégée du regard extérieur »   . Toutefois, cette conception de l’apprentissage, préambule à celle du mérite, rencontrait la résistance de celle alors encore en vogue dans les hautes sphères : « l’idéologie de l’inné ».

Puis, dans le courant du 18ème siècle, l’idée d’éducation commença à être associée à celle d’utilité sociale. « On pass[a] de l’idée d’une éducation mondaine à l’idée d’une "éducation nationale" »   . L’éducation de la jeunesse devint alors une affaire d’Etat ; il s’agissait d’optimiser la force productive de la nation en « formant des citoyens utiles ». La jeunesse connut dès lors un changement important de son mode de représentation : à une période considérée comme une attente improductive s’en substitua une autre, celle de l’apprentissage actif. Le 19ème siècle prolongea et amplifia ce renouveau éducatif. « D’un côté, il [fut] le siècle qui consacr[a] la juvénilité, mais d’un autre, il [fut] celui qui m[i]t en place, aussi bien dans la sphère privée que dans la sphère publique, le dispositif le plus systématique d’encadrement moral et institutionnel »   . Ce fut l’époque à laquelle la « jeunesse bourgeoise » commença à aller à l’école. Ensuite, vers la fin du 19ème siècle, la jeunesse populaire intégra aussi le système scolaire (mais de façon moins prolongée). La jeunesse, socialement différenciée, s’institutionnalisa donc totalement– au sens de l’encastrement dans un système particulier de relations sociales liées à la structure de l’école.

Jusqu’alors la diffusion des représentations de la jeunesse s’effectuait à travers deux principaux médias : les traités d’éducation et les romans (L’Emile de Rousseau, L’ouvrier de huit ans de Jules Simon, etc.). Mais au 20ème siècle, ce fut la psychologie qui s’attela à cette tâche afin notamment de comprendre et de canaliser le trop-plein d’énergie qu’on associait à cette période de la vie. « Les progrès du rationalisme, (…) et tout d’abord de la psychologie, vont en effet introduire (…) de nouvelles manières de penser la jeunesse et de parler d’elle, véritable révolution, car, pour la première fois, on va le faire avec une intention de connaissance scientifique »   . Ainsi, ce fut lorsque la psychologie se pencha sur la jeunesse institutionnalisée, objectivée par le jeune à statut (le lycéen ou l’apprenti), qu’apparut la figure de l’adolescent. Dans cette perspective scientifique, l’adolescence désignait cette nouvelle phase de la vie, avec ses attributs spécifiques d’encadrement moral (par l’école ou le travail). La sociologie prit ensuite le relais mais en s’intéressant d’abord aux questions de délinquance juvénile à travers l’étude des « sous-cultures juvéniles ». Puis, dans les années 1950, aux Etats-Unis, des sociologues commencèrent à analyser, dans une perspective fonctionnaliste, la jeunesse comme un temps de transition, entre l’enfance et l’âge adulte, pour l’apprentissage des rôles sociaux. Toutefois, après 1968, plutôt que les jeunes en tant que tels, ce furent les relations des jeunes à l’emploi qui allaient davantage préoccuper les sociologues – ainsi que les pouvoirs publics. Ce fut d’ailleurs à ce moment que les chercheurs en sciences sociales prirent le début de la vie professionnelle comme l’un des principaux critères, avec le départ de la famille d’origine et le mariage, pour caractériser la fin de la jeunesse. C'est-à-dire l’« entrée dans la vie adulte »   . Pour la sociologie de la jeunesse, cette dernière apparaît alors comme un « processus de socialisation »   en transformation incessante pour s’adapter à un contexte social mouvant.



Les jeunesses contemporaines

Par ailleurs, avec la diffusion généralisée de l’école, porteuse d’un idéal égalitaire, et la montée du chômage des années 1980, la jeunesse devenait aussi cette phase de la vie qui se terminait (plus ou moins tristement) quand les aspirations du passé enfantin butaient sur le mur de la réalité adulte. Peu à peu, le pragmatisme contemporain des jeunes prit le pas sur le romantisme du siècle dernier. En outre, les adultes se mirent à avoir une vision ambivalente des jeunes, combinant l’espoir de régénération de la société avec la crainte de la perte du lien social. Ce fut donc « à mesure qu’elle se dessinait comme une période de la vie particulière » que la jeunesse devint « un enjeu idéologique et politique »   et se distingua de l’enfance (par son début d’autonomie spécifique) ainsi que de l’âge adulte (par sa dépendance relative aux adultes). De ce fait, elle connut différents systèmes d’encadrement : d’abord par les mouvements de jeunesse, ensuite par les travailleurs sociaux et enfin par les politiques sociales étatiques (les politiques d’insertion). Sans oublier l’école qui dota la jeunesse de différents statuts, créant de façon implicite une typologie distinctive de cette période de la vie (collégiens, lycéens et étudiants) ; et qui généra un nouveau mode de socialisation entre pairs, puisque ses élèves passaient dorénavant ensemble une grande partie de la semaine, en plus de remplir ses deux autres fonctions : culturelle (transmission des valeurs républicaines) et économique (distribution des places au sein du système productif).

Olivier Galland propose ensuite de définir sociologiquement la jeunesse, en se penchant sur les seuils qui l’encadrent (l’enfance et l’âge adulte), par un type de socialisation particulière. La jeunesse s’assimilerait ainsi à un temps de « préparation à l’exercice des rôles adultes »   . Avec cette définition, il répond notamment aux sociologues qui suggèrent une réflexion en des termes identitaires arguant qu’il est tout à fait possible que des jeunes se sentent adultes (ils ont donc une « autonomie identitaire ») tout en vivant encore chez leurs parents faute de moyens matériels (ils sont cependant en état de dépendance économique). Pour ces sociologues, ces jeunes seraient donc des adultes tandis que pour Galland il s’agirait encore de jeunes qui n’ont pas réuni tous les attributs (travail, logement et famille) pour pouvoir prétendre au statut d’adulte. Aussi, toujours selon l’auteur, s’il est plus compliqué aujourd’hui d’atteindre toutes ces spécificités de l’âge adulte, ce serait parce que la période de la jeunesse s’étendrait. L’exercice des fonctions de l’adulte serait plus complexe et rendrait donc la phase de préparation – soit l’étape de socialisation – plus longue tout en la transformant. Sur ce point, il nous semble qu’il rejoint le sociologue allemand Norbert Elias selon lequel, au fur et à mesure de la complexification du social, « la préparation nécessaire à l’exécution des tâches de l’adulte se prolonge et se complique »   . Afin d’expliquer ce qui, d’un point de vue normatif, pourrait s’apparenter à un « retard » en termes d’ajustement des caractéristiques (famille, travail, logement) à une situation donnée (âge relativement avancé), Galland défend la thèse selon laquelle un « modèle de l’expérimentation » se serait substitué à un « modèle de l’identification »   . Si auparavant le modèle de l’identification père-fils permettait à ce dernier d’hériter de la situation socio-économique du premier, stable donc transmissible telle quelle, aujourd’hui la distance sociale qui sépare les parents de l’enfant s’accroit. C’est ce qui fait dire à l’auteur que la phase d’expérimentation, de plus en plus longue (au sens où « la définition de soi se construit plus qu’elle n’est héritée »), « explique la prolongation de la jeunesse comme un nouvel âge de la vie »   .

Le sociologue, s’appuyant sur les travaux de divers chercheurs en sciences sociales, réalise par la suite une taxinomie des jeunesses européennes à partir des trois critères caractéristiques du passage à l’âge adulte : le départ du logement parental, l’établissement dans un emploi et le fondement d’une famille avec la naissance du premier enfant. Précisons qu’au sujet de ce dernier critère, l’auteur constate que le « report de la naissance du premier enfant est une tendance commune à toute l’Europe »   ; ce report s’établit autour d’un âge moyen de 30 ans pour la femme qui attend (avec son partenaire) une certaine stabilité dans son couple avant de franchir le pas. L’établissement dans un emploi est, quant à lui, retardé par la prolongation des études – mais de façon moindre que l’âge auquel le jeune devient parent. Galland perçoit quatre principaux modèles de jeunesse : nordique, méditerranéen, continental et britannique. Le modèle nordique (caractérisant le Danemark par exemple), encouragé économiquement par un Etat-providence fort aidant directement (soit sans détour familial) le jeune et culturellement par des valeurs d’autonomie précoce, est celui de l’indépendance. Les jeunes partent rapidement de chez leurs parents afin de tenter diverses expériences pour pouvoir se découvrir humainement et se réaliser professionnellement. Il « constitue la quintessence de la logique de l’expérimentation »   . Le modèle méditerranéen (Italie, Espagne, etc.), à l’opposé du précédent, s’appuie sur les solidarités familiales : les jeunes quittent très tard leur domicile familial, « devenant indépendant à l’intérieur de la famille »   . Le modèle continental (France, Allemagne, etc.) se situe au milieu des deux précédents : l’indépendance est prise tôt (décohabitation rapide) mais elle reste relative car les jeunes restent dépendants de leurs parents qui financent si possible leur vie étudiante et les soutiennent affectivement. Quant au modèle britannique, il valorise l’indépendance précoce mais sans fournir d’aide publique ; les jeunes poursuivent des études relativement courtes tout en travaillant à côté.

Indéniablement, cet essai constitue une mine d’informations pour tous ceux qui s’intéressent aux questions relatives à la définition sociale de la jeunesse. Selon nous, il pose indirectement une question prospective, car si la jeunesse se vit comme une « période d’expérimentation », elle prend appui sur les « trois piliers pourvoyeurs de bien-être »   , que sont l’Etat, la famille et les marchés – et, selon les configurations sociales, l’accent est mis sur tel ou tel pilier. Aussi, il est possible que la crise financière actuelle bouleverse ces agencements : retrait d’un Etat croulant sous le poids de sa dette, difficultés économiques des familles impliquant une restriction des transferts financiers intrafamiliaux descendants et affirmation du rôle des marchés (notamment celui du crédit)… et que, par conséquent, elle fasse apparaître de nouvelles définitions sociologiques de la jeunesse, ou du moins qu’elle entraine un élargissement de la définition actuelle en compliquant le passage du statut de jeune à celui d’adulte (du fait de la fragilisation des piliers qui soutenaient l’autonomie)