Le principe de précaution s’est étendu de l’environnement à la santé, progression logique tant le risque est présent en santé.

 Le principe de précaution a été initié en droit de l’environnement. Progressivement, il s’en est toutefois émancipé toutefois pour s’étendre à d’autres domaines. Parmi ceux-ci, le secteur de la santé occupe une place importante, tant le risque y est fort présent. C’est précisément cette question qui est au cœur de l’ouvrage "Politique de santé et principe de précaution", co-dirigé par André Aurengo, Daniel Couturier, Dominique Lecourt, Claude Sureau et Maurice Tubiana.

Le risque est inhérent à l’activité humaine et évolue au gré de l’émergence de nouvelles technologies. Il recouvre toutefois de nombreuses réalités dont certaines sont très difficiles à appréhender. C’est notamment le cas du risque hypothétique voire du risque inconnu. Afin de les encadrer, le principe de précaution a progressivement émergé et s’est imposé comme la solution miracle. Il intervient en effet lorsqu’il est impossible de démontrer l’absence totale de risque. Développé à l’origine en droit international de l’environnement et diffusé à la suite de l’adoption de la Déclaration de Rio, le principe de précaution a trouvé progressivement ses lettres de noblesse dans de nombreux autres domaines, tels que la sécurité alimentaire ou la santé.

Ce dernier secteur constitue précisément le cœur de cet ouvrage, et constitue le prisme via lequel le principe de précaution a été analysé. En filigrane de cet ouvrage, se trouve ainsi la question de la portée, de l’application et de l’influence du principe de précaution dans le domaine de la santé.

Afin d’examiner cette problématique, plusieurs spécialistes ont été réunis dans une approche volontairement multidisciplinaire, qui s’avère, sans conteste, un des points forts de l’ouvrage.

La première contribution est l’œuvre du philosophe Dominique Lecourt qui dresse le contexte dans lequel le principe de précaution évolue en France. Il révèle l’un des paradoxes de ce principe : constitutionnalisé, inscrit parmi les valeurs fondamentales de la République française pour rasséréner les citoyens, il a en réalité exacerbé les craintes de ces derniers. En outre, son utilisation s’avère émaillée de dérives, tant juridiques que politiques, où sa finalité est dévoyée pour devenir un “principe de parapluie” dont se couvrent les administrateurs et les hommes politiques.

C’est dans un tel contexte que Michel Setbon, sociologue, examine la portée réelle du principe de précaution, à savoir une réponse à la demande sociale de protection face au risque. Toutefois, les principes régissant sa mise en œuvre demeurent l’enjeu de “controverses” importantes. Participent de celles-ci, les différents facteurs qui doivent être pris en considération, à savoir la proportionnalité de l’action, le coût acceptable et la réversibilité. Réduisant la portée de son action, ils peuvent même être perçus comme remettant en cause le principe de précaution lui-même. En outre, la balance des intérêts est difficile à établir compte tenu notamment de l’évolution de nos sociétés modernes qui sont passées d’une “‘inculture du risque’ à une surqualification d’événements potentiels en ‘risques’” (page 33).

Après ces contributions introductives, viennent deux contributions à l’intitulé identique à savoir “Principe de précaution et droit de la santé”, respectivement de la plume des juristes Christine Noiville et Claudine Bergoignan-Esper. Alors que ces deux contributions auraient pu se recouper largement, les deux auteurs ont réussi à éviter cet écueil pressenti et à fournir deux interventions aussi intéressantes que complémentaires. Elles permettent en effet d’appréhender la portée juridique du principe de précaution en droit national et au regard de la responsabilité de ses acteurs.

Cette double analyse juridique permet également de faire le lien avec la première contribution où il était indiqué que le recours au principe de précaution, par les politiques, intervenait fréquemment pour “couvrir” ces derniers face à certaines situations où l’existence d’un risque pourrait s’avérer problématique. Toutefois, en pratique, cela ne s’avèrerait pas nécessaire, tant l’impact du principe de précaution sur la santé serait en réalité assez limité.

Outre les politiques, le citoyen ne doit pas rester éloigné des considérations relatives au principe de précaution. Claude Cambus, ingénieur des arts et métiers, se charge d’examiner cette facette particulièrement importante. Il convient à cet égard de relever que, si les citoyens sont fortement impliqués au regard de leur environnement proche (par exemple, l’implantation d’antennes de téléphonie mobile) et peuvent recourir au principe de précaution, il ne faut pas verser dans la situation extrême où ce principe, qui serait systématiquement invoqué au nom de l’environnement et de la santé, deviendrait un outil pour contrecarrer l’ensemble des politiques publiques.

Ali Benmakhlouf aborde ensuite un thème spécifiquement dédié à la santé et à la connaissance du risque. Ce philosophe y met en exergue certains problèmes majeurs actuels liés à la définition de la santé. Il y a tout d’abord la difficile connaissance de notre état de santé : il est possible d’estimer être en bonne santé, mais sans en avoir de certitudes (il faudrait des examens pour ce faire). Ensuite, il faut distinguer santé individuelle et santé publique. S’agissant de cette dernière, l’auteur y examine plus précisément les mécanismes de prévention qui y sont instaurés. Il constate que ces derniers portent davantage sur les facteurs à risque que sur les facteurs protecteurs de la santé, tels que l’activité physique (page 88). Enfin, il relève que les compagnes de prévention en matière de santé publique sont dépendantes de la confiance des citoyens dans la politique de santé du Gouvernement.

Ensuite, Olivier Godard, économiste, revient sur la place du principe de précaution à la suite de la Charte de l’environnement. Alors que les attentes étaient importantes, l’auteur constate qu’en réalité, la déception est de mise, notamment en l’absence de procédures claires, d’indications quant aux personnes à saisir, les rôles des acteurs, etc. Plus fondamentalement, outre ces difficultés “administratives”, l’auteur conclut au fait que la société actuelle est davantage une “société de défiance” qu’une “société du risque”. Il estime qu’il est nécessaire de restaurer la confiance afin de permettre afin de créer un contexte dans lequel la gestion des risques, et partant le principe de précaution, pourra intervenir utilement (interventions scientifiques pour gérer le risque) et non pour fondre vers le catastrophisme.

Enfin, la dernière contribution, au titre énigmatique “quo vadis ?” et représentant près de la moitié de l’ouvrage (94 pages), est écrit par Maurice Tubiana, cancérologue. L’auteur y examine la question essentielle de l’ouvrage, à savoir les liens entre le principe de précaution et la protection ou l’amélioration de la santé. Le constat qui ressort de cette analyse substantielle est que le catastrophisme est de mise en France où le principe de précaution a pour effet de “faire croire que toutes les innovations sont dangereuses et que la science et le progrès sont des jeux d’apprentis sorciers” (page 240). Ce principe a modifié la façon dont la société fonctionne : la peur prime désormais sur l’action, alors que c’est précisément l’esprit d’entreprise qui a permis l’essor de l’Europe aux XVIIIème et XIXème siècles.

Il en résulte une nécessité d’améliorer l’information et l’éducation des jeunes dans les domaines scientifiques et techniques, et ce notamment afin d’endiguer les effets pervers du principe de précaution qui, tel qu’il a été mis en œuvre, n’a pas accru la sécurité, mais a augmenté la méfiance envers la modernité.

Au final, l’ouvrage recensé constitue un premier pas vers une prise de conscience de la portée du principe de précaution. Plus particulièrement, il ouvre un certain nombre des perspectives à l’égard du domaine de la santé et intéressera, à cet égard, tant le grand public que les spécialistes de ce domaine, Gageons enfin que cette analyse préfigure des développements ultérieurs en la matière