Après les volumes sur l’époque romane (1999) puis gothique (2008), Jean Wirth publie une magistrale exploration de l’iconographie chrétienne.

La première somme sur l’iconographie chrétienne du Moyen Âge depuis les travaux d’Émile Mâle

Il y a douze ans paraissait L’image à l’époque romane dans laquelle Jean Wirth annonçait clairement son intention : “La dernière étude couvrant plus ou moins la matière que nous allons traiter est L’Art religieux du XIIe siècle en France d’Émile Mâle, et c’est aussi la première. Elle date de 1922 … La cohérence et l’exactitude d’une synthèse reposant sur un travail gigantesque n’ont pu que décourager pour longtemps toute tentative de recommencer. Trois quarts de siècle plus tard, c’est devenu une nécessité dont on s’acquittera tant bien que mal”   . Émile Mâle avait en effet publié, entre 1898 et 1932, quatre sommes sur l’iconographie depuis le XIIe jusqu’au XVIIIe siècle, demeurées inégalées jusqu’à ce que Jean Wirth, professeur d’histoire de l’art à l’Université de Genève, entreprenne d’écrire sa propre synthèse sur l’image médiévale en trois volets   . Après L’image à l’époque gothique (1140 – 1280) paru en 2008, dont Jérôme Baschet a fait un compte-rendu très développé, voici que paraît le troisième volume sur L’image à la fin du Moyen Âge.

La fin du Moyen Âge telle que l’entend Jean Wirth, c’est-à-dire du point de vue de l’image, s’étend du dernier quart du XIIIe siècle jusqu’à l’iconoclasme de la Réforme, donc au premier tiers du XVIe siècle. Il déplorait, dans la conclusion de L’image à l’époque gothique, que les historiens de l’art ne prennent pas assez en compte “la renaissance du dessin d’architecture, avec des élévations réduites à une stricte bidimensionnalité et offrant les proportions des édifices à une échelle réduite”   . Rien d’étonnant dès lors à ce que la première  des quatres grandes parties (Giotto : une révolution picturale) qui constituent L’image à la fin du Moyen Âge commence par un chapitre, ardu mais instructif, sur les connaissances optiques (en particulier chez le polonais Erazmus Ciolek Witelo, aussi appelé Vitellion) au tournant des XIIIe et XIVe siècles. Wirth ne conçoit pas l’analyse des tentatives de construction de la perspective chez Giotto, les frères Lorenzetti et Taddeo Gaddi, puis de la mise en place de la véritable perspective au Quattrocento, sans cette introduction théorique. La deuxième partie (Images, luxe et dévotions) décrit la compétition somptuaire dont les églises sont le théâtre à la fin du Moyen Âge, avant de détailler les deux pôles opposés mais complémentaires qui structurent les images décorant ces églises : la mortification et la consolation. D’une part, l’iconographie est pleine de sujets montrant des corps souffrants – au premier chef celui du Christ sur la croix, ou, dans un registre laïque, les danses macabres -, incitation au mépris de la chair ; d’autre part se multiplient les images consolatoires comme la Vierge à l’Enfant, où Marie et Jésus apparaissent en Épouse et Époux du Cantique des cantiques, offrant un modèle de noces spirituelles à qui saurait renoncer aux noces charnelles. La troisième partie (Une mythologie chrétienne) part des enjeux théologiques centraux “débattus” dans les images de la période, tels que la représentation d’un Christ adulte asexué, de l’immaculée conception de Marie, de l’aspect physique et de la tenue vestimentaire des bourreaux du Christ, pour en venir progressivement aux thèmes qui se prêtent à l’expression d’une position politique (voir par exemple les lignes remarquables sur les tiares papales/impériales portées par Marie et son fils dans les fresques de Buffalmacco au Camposanto de Pise   ), avant de terminer sur les images véhicule de la critique sociale, en premier lieu les thèmes anticléricaux qui peuplent les marges des manuscrits, ou encore la prédilection pour la figure de l’homme sauvage comme ermite profane, libre des vices de la ville et de la société. La quatrième et dernière partie (Les images en question) fait le point sur la conception thomiste de l’image et de la licéité de l’adoration de l’image, sur la critique de cette conception chez Henri de Gand, Durand de Saint Pourçain et Guillaume d’Ockham   , puis démontre remarquablement la capacité de Jan Van Eyck (à Bruges), Robert Campin (à Tournais) et de Beato Angelico (à Florence) à réformer les images, c’est-à-dire à intégrer à la peinture un discours critique sur la richesse excessive de l’Église et la nécessité de revenir à une plus grande humilité. Enfin, cette partie se clôt par une présentation renouvelée et passionnante de l’iconoclasme, allemand et suisse avant tout.

L’ouvrage est doté de 187 illustrations en noir et blanc de bonne qualité, sans compter 16 planches couleur, un appareil figuratif généreux absolument nécessaire à la compréhension du propos de Jean Wirth. L’écriture de l’auteur se caractérise par sa grande rigueur et son érudition. Lorsqu’on rencontre en un seul paragraphe les baies “gothiques à doubles lancettes, l’angle obtus formé par l’ébrasement des baies, le mur gouttereau, [et] le larmier de la baie aveugle”   , on se sent invité à garder à portée de main le dictionnaire et profiter de la lecture de L’image à la fin du Moyen Âge non seulement pour enrichir sa culture visuelle mais également son vocabulaire. On aimerait que la réciproque soit vraie lorsqu’il s’agit d’employer des termes italiens, trop souvent maltraités sans que cela porte préjudice à la compréhension mais tout de même, une simple vérification dans le dictionnaire suffirait à éviter contraposto, Giunto Pisano, cornutto, Schiffanoia et Santa Trinità qui s’orthographient respectivement contrapposto, Giunta Pisano, cornuto, Schifanoia et Santa Trinita (sans accent lorsqu’il s’agit de l’église de Florence, ce qui est le cas ici)   .

Qu’est-ce qu’une « image » au sens médiéval ? Faut-il l’adorer ?

L’image à la fin du Moyen Âge est remarquable à plusieurs points de vue. Tout d’abord, il est tout à fait justifié de renvoyer à Jean Wirth le compliment qu’il adressait à Émile Mâle : son ouvrage, comme celui de son maître, est une “mine de renseignements et d’idées fortes”   . Pour dire les choses clairement, le projet de Jean Wirth de proposer une nouvelle synthèse sur l’iconographie médiévale était fort ambitieux, et il démontre sans coup férir qu’il a les moyens de cette ambition. Il maîtrise aussi bien la production figurative allemande, suisse, flamande, française et italienne. Espagne et Angleterre ne sont guère représentées dans ce troisième volet de la trilogie, mais elles le sont dans les deux volumes précédents, et l’auteur le dit lui-même : “Du point de vue géographique, nous n’avons fait aucun effort d’exhaustivité. L’attention se concentre sur les œuvres, souvent très connues, qui définissent le mieux de nouvelles tendances, et sur les dossiers qui nous semblent exemplaires”   . Une des qualités de son ouvrage est sans aucun doute la capacité à mêler des considérations suffisamment générales pour mériter le titre de synthèse à des études de cas, disons-le, magistrales, traduisant la maîtrise des différents arts, ou “images” (peinture, enluminure, sculpture, etc.). À ce propos, le choix du titre a ses raisons que l’auteur explique avec clarté. Là où Émile Mâle titrait ses œuvres L’art religieux… Étude sur l’iconographie…, là où Jérôme Baschet, il y a trois ans, titrait sa propre synthèse L’iconographie médiévale, se chargeant de redonner tout son sens à l’iconographie, Jean Wirth se contente du terme “image”, sans lui accoler d’adjectif. Le seul adjectif qu’on attendrait serait d’ailleurs “religieux” ou à la rigueur “sacré”, tant nous sommes habitués aux locutions “images religieuses, art sacré”. Or, Jean Wirth fait siennes les conclusions de Hans Belting qui parle, à propos du XVIe siècle, du passage de l’époque de l’image à l’époque de l’art   . On ne révèlera pas ici au lecteur curieux la toute dernière phrase de L’image à la fin du Moyen Âge, mais c’est bien, en substance, sur ce point qu’elle revient : jusqu’à l’iconoclasme des années 1520, ce que nous appelons a posteriori l’art religieux, par distinction avec l’art profane, est l’image tout court, forcément “religieuse” dans la mesure où la distinction n’a pas lieu d’être puisqu’il n’existe qu’elle. L’auteur revient à plusieurs reprises sur le fait que “la commande ecclésiastique avait commencé à régresser … avant même la Réforme et l’iconoclasme”   , et que la dépense somptuaire se transférait peu à peu vers la demeure privée (il suffit de penser à la célèbre salière (1540-1545 ca) que Benvenuto Cellini forgea pour François Ier pour illustrer la formule de Wirth à ce sujet : “la table a remplacé l’autel et la vaisselle les reliquaires”   ). Néanmoins, la rupture brutale que constitue la destruction organisée et volontaire des images au début du XVIe siècle dans les territoires réformés, entérine la séparation entre l’art des collectionneurs et la production d’images pieuses. Enfin, Jean Wirth a choisi le terme “image” pour lui redonner la richesse du sens qu’il avait au Moyen Âge et qu’il a perdu dans notre langage : “Il y a d’abord le problème de la définition et des conceptions de l’image. Le Moyen Âge appelle ainsi des objets que nous avons l’habitude de nommer autrement, comme les statues, tandis que nous appelons de cette façon des représentations narratives qui n’avaient pas ce statut. Surtout, le discours médiéval sur l’image ne concerne que rarement ou indirectement des produits de l’industrie humaine. Le plus souvent, il tourne autour du Christ et de l’homme comme images de Dieu.  

Le Mariage de la Vierge de Robert Campin, vers 1420

L’image à la fin du Moyen Âge offre plusieurs “arrêts sur images” captivants, dont, par exemple, l’analyse du folio 82r du manuscrit 2929 de la bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg représentant l’Itinéraire de l’âme d’Henri Suso († 1366)   . On y voit se succéder sur une page entière des représentations de Dieu et du fidèle reliés par un fil rouge, qui se transforment l’un et l’autre au fur et à mesure du chemin spirituel (l’itinéraire de l’âme justement) parcouru par le fidèle. L’enlumineur, qui donne à Dieu le père trois aspects fort différents, d’abord tout à fait anthropomorphe, puis progressivement de plus en plus abstrait, illustre au sens propre le “dépassement de la forme sensible pour accéder à l’invisible”, processus que devrait idéalement rechercher tout fidèle en dévotion devant une image. Signalons encore les analyses remarquables du transi (1380-1400) de François Ier de la Sarraz, dont les yeux et le sexe, “les parties du corps les plus assujetties au péché   ”, sont cachées et dévorées par des crapauds, ou encore les images de la Sainte Parenté en terre germanique   et du Trône de Grâce, une image parmi les “plus complexes que le Moyen Âge ait produites”   . On peut s’arrêter sur le Mariage de la Vierge de Robert Campin puisque le musée du Prado, où il est conservé, en offre une photographie à très haute résolution sur son site. Le peintre a disposé dans cette image deux constructions, une rotonde romane à gauche, et un porche gothique en construction à droite. Joseph s’extrait du premier pour se marier sous le second avec sa promise, Marie. Ce mouvement symbolise l’abandon de l’Ancienne Alliance pour la Nouvelle, comme le disait déjà Panofsky   , mais Jean Wirth y ajoute l’analyse de la disposition des trois protagonistes, Joseph, Marie et le prêtre qui les unit. Il fait en effet remarquer que Joseph semble marier le prêtre et Marie : “L’effet n’est certainement pas fortuit, car Marie est l’Église dont le prêtre (chrétien) est l’époux. La composition invite ainsi à dépasser le sens littéral du mariage charnel non consommé … pour deviner le mariage spirituel du prêtre à son Église.   ” Ce n’est pas là le seul élément mis en lumière par Jean Wirth dans cette image d’une richesse stupéfiante, et on invite le lecteur à découvrir, entre autres, son hypothèse sur la représentation de la pierre angulaire dans le contrefort du premier plan couvert de paille…

Une mise à jour critique de la bibliographie en histoire de l’art


Jean Wirth effectue, au fil des sujets abordés, une véritable mise à jour de la bibliographie sur l’image médiévale du XXe siècle, tous courants confondus, et, tout aussi important, tous pays confondus : de Louis Réau à Millard Meiss, d’Erwin Panofsky à François Boespflug, de Creighton Gilbert à Michael Baxandall, de Leo Steinberg à Jeffrey Hamburger et Caroline Bynum, entre autres…   . Il prend le parti de formuler éloges et critiques avec une très grande franchise, de sorte que si certains avis peuvent paraître très tranchés, ils ont toujours le mérite de la clarté, d’autant plus que, qualité remarquable, Jean Wirth prend un soin méticuleux à ne jamais laisser une critique telle quelle et à y adjoindre systématiquement des propositions d’analyse personnelles alternatives. C’est en cela que son livre est une mine “d’idées fortes”, pour cette peine qu’il prend de contrebalancer son jugement porté sur les réflexions d’autrui par des hypothèses propres. À ce bilan roboratif sur les publications du siècle dernier, il ajoute la mention, selon le même procédé de critique franche mais constructive, des études les plus récentes et les plus sérieuses sur les différents sujets qu’il aborde : Paul Payan sur la figure de Joseph, Constanze Itzel sur le représentation de la sculpture en peinture, A. Gormans et T. Lentes sur la Messe de saint Grégoire, etc.   . Ce dialogue avec les autres historiens des images médiévales n’est pas dénué d’humour, voire de provocation : dans le paragraphe intitulé “Bible des illettrés”, Jean Wirth illustre son propos avec un exemple tiré de l’ouvrage de Jérôme Baschet sur les représentations de l’enfer, auquel il renvoie en note   . Or on sait que, depuis vingt ans désormais, Jérôme Baschet écrit “pour en finir avec la Bible des Illettrés” ; Jean Wirth persiste donc et démontre que dans certains cas, les images fonctionnent bel et bien comme une Bible pour les Illettrés   . Le débat reste ouvert…

Quelles catégories d’analyse pour cerner les grandes questions théologiques et iconographiques ?

Un des aspects sans doute les plus troublants dans la lecture du livre de Jean Wirth est la prégnance des catégories d’analyse et du vocabulaire psychanalitiques. Difficile de ne pas penser en termes d’expression de la “frustration”, de “compensation”, de “transfert”, lorsque l’auteur mentionne tel ou tel enjeu théologique ou telle pratique dévotionnelle : la vision de la Vierge qui cesse un moment d’allaiter son fils, empoigne son sein, le presse pour envoyer une giclée de lait directement dans la bouche de saint Bernard qui la contemple, puis reprend son allaitement   ; ou encore la prédilection des nonnes pour des statuettes hybrides de Jésus, “compromis entre la représentation d’un nourrisson et d’un beau jeune homme, approprié[e]s à un usage maternel et nuptial à la fois”, avec lesquelles elles ne se privent pas de dormir   . Que dire de ces paroles de Jacques de Milan, qui aime à pénétrer de sa main la plaie du Christ, pour s’y réfugier ensuite jusqu’à ce que Jésus l’expulse : “Autant de fois qu’il accouche de moi, je sais que ses plaies sont toujours ouvertes. Par elles, je rentrerai dans son utérus, et je répéterai la chose jusqu’à ce que je sois inséparablement englobé en lui   ” ? Ou encore des saintes auxquelles Jésus permet de sucer sa plaie, elle-même représentée seule, extraite du corps du Seigneur, sous la forme abstraite d’une mandorle rouge de telle sorte qu’elle “évoque le sexe féminin”   ? Ou enfin d’Adolphe d’Essen pour qui “tout le corps saint qui pend mort et se dessèche sur la croix a pour ceux qui l’aiment ardemment le goût d’un pain angélique cuit à point et croustillant qu’on aurait ramolli dans du miel”   ?

Tous ces développements phantasmatiques ne surprennent pas dans un “système religieux qui demande de renoncer à la chair et promet des noces en contrepartie”   . On comprend le détachement affiché par l’auteur, lorsqu’il affirme “que la privation des rapports sexuels ait donné à la ‘mystique’ des nonnes un caractère de substitut, cela a été dit et redit à satiété depuis plus d’un siècle”   . Il n’empêche que le choix même du titre “mythologie chrétienne” pour la partie centrale (la troisième) de L’image à la fin du Moyen Âge révèle bien, à mon sens, une sorte de mise à plat, d’explication rationalisée des “mythes” - c’est-à-dire des principaux enjeux théologiques – du christianisme de la part de Jean Wirth, selon une démarche parallèle à celle de Freud avec la mythologie grecque. Si, comme le dit Jean Wirth lui-même, plusieurs études exploitant la technique psychanalytique pour aborder les images chrétiennes médiévales ont ponctué le XXe siècle, il s’agissait de monographies (on pense à Leo Steinberg ou à Caroline Bynum   ). Or, l’objectif de Wirth, en choisissant “une échelle large, c’est aussi [de] prendre les problèmes iconographiques par un autre bout”, de ne pas lire les images comme des devinettes érudites (comme peut le faire, d’après lui, Panofsky pour les œuvres renaissantes). “Les problèmes iconographiques majeurs”, explique Wirth, “sont constitués pour le médiéviste par les images les plus communes, comme la Vierge à l’Enfant ou le crucifix”, et il reproche à Mâle d’avoir négligé justement ces deux sujets. Jean Wirth relève le défi : il offre une étude générale en ne négligeant aucun grand thème iconographique de la période, et il explore pleinement les deux sujets centraux que sont la Vierge à l’Enfant et le crucifix. Ainsi, par exemple, à propos de l’absence de figure paternelle “puissante, protectrice et autoritaire” dans l’iconographie de la fin du Moyen Âge, Wirth suggère comme conséquence du rôle fondamental joué par les noces spirituelles de la mère et du fils que “si une vraie figure paternelle venait s’ajouter au couple, ce serait un trouble-fête [qui] constituerait fatalement une limite à la toute-puissance de l’enfant roi. La paternité possède par nature un caractère répressif. Son abolition imaginaire est une manière de se représenter le bonheur   .”

Le mystère eucharistique comme moteur de l’iconographie

Jean Wirth part d’une hypothèse qui paraît incontestable, à savoir que l’image chrétienne devient le lieu de la représentation du divin comme surnaturel, par opposition à la nature, à l’ordre des choses : le Christ adulte de plus en plus asexué sur la croix par exemple, et de façon générale, la mise en image d’une “parenté surnaturelle”, où la Vierge et son Fils sont époux, où le Christ devient une figure maternelle et nourricière. L’auteur est sans conteste pionnier dans ce déchiffrage des grands thèmes iconographiques développés par le Moyen Âge occidental. Il confère un rôle déterminant au mystère de l’eucharistie, “rituel central du christianisme dans lequel la communauté invoque son chef mort pour le sacrifier et le manger”   ! Une formulation aussi objective souligne, au lieu de l’atténuer, la cruauté et l’étrangeté du rituel ; rien d’étonnant dès lors à ce que les catégories psychanalytiques se prêtent à expliquer ses mises en images, telle que le pressoir mystique où “Dieu le Père en personne … actionne la vis du pressoir pour écraser le Fils” tandis que des anges ou des saints recueillent le sang et les hosties issus du corps pressé du Christ dans des calices   .

Plusieurs questions demeurent en suspens, une fois ce constat posé : pourquoi l’auteur ne revendique-t-il pas plus clairement ces emprunts aux catégories de pensées de la psychanalyse ? Étant admis que ces mêmes catégories sont insuffisantes à rendre compte de tout ce qu’il y a à dire d’une image médiévale (production matérielle, emplacement dans l’espace ecclésial, etc.), ne faut-il pas tout de même admettre que leur usage fonctionne – le livre de Wirth en est la preuve – lorsqu’il s’agit d’offrir un cadre d’ensemble afin de saisir les problématiques majeures qui sous-tendent le surgissement même des thèmes iconographiques les plus appréciés au cours de la période (la constitution de la mythologie chrétienne) ? Ces catégories psychanalytiques ne sont sans doute pas les seules possibles pour envisager le système iconographique chrétien médiéval, et l’auteur semble bien avoir une attitude ambivalente à leur égard, les utilisant tout en les mettant à distance. On aimerait en somme qu’il se prononce davantage sur ce point, ainsi que, dans un autre registre, sur l’apport éventuel de l’anthropologie à l’histoire des images, cette dernière n’étant certainement pas étrangère à nombre des réflexions qui ponctuent le livre et en font la valeur, telle que cette considération lumineuse sur l’effondrement de l’image médiévale, du moins en terre réformée : “les deux axes fondamentaux du système iconographique … aboli étaient la représentation du pouvoir de l’Église et celle de la parenté spirituelle. Les deux axes fondamentaux de la Réforme étant la “domestication du clergé” (William Stafford) qui le soumettait au pouvoir politique et le mariage des prêtres qui généralisait la parenté charnelle et enlevait toute raison d’être à l’érotisation des saints, le système iconographique avait perdu sa légitimité.”