Du constat de l’impossibilité d’être juge à la conclusion de la possibilité de juger si l’on agit à temps, Serge Portelli livre ici un manifeste courageux qui dresse un état des lieux de la situation inconfortable du juge judiciaire et du sort peu enviable des libertés en France.

Après Pourquoi la torture ?   et à l’heure où les chiffres démentent l’efficacité des efforts constants du pouvoir en faveur de la sécurité   , le vice-président du Tribunal de Grande Instance de Paris et président de sa 12ème chambre correctionnelle publie son nouvel opus en prise directe avec l’actualité. L’auteur y défend l’indépendance du juge face aux pouvoirs exécutif et législatif. A peine d’être injuste, la justice démocratique, telle qu’elle émerge dans l’immédiat après la seconde guerre mondiale, garante des libertés ne saurait être rendue par un juge simple diseur du droit. Ainsi, l’Homme doit-il être au centre du temps judiciaire. Car la justice est avant tout une affaire d’Homme, au-delà du droit. En ce sens « juger, c’est inévitablement échouer ». Or, la question de la mission du juge se pose avec d’autant plus d’acuité lorsque la démocratie fait la part belle au « sécuritarisme ».

 

Sauvegarder les libertés

 

Défendre la liberté, fondatrice des droits tels que posés par les déclarations à vocation universelle du 26 août 1789 puis du 10 décembre 1948, c’est naturellement que cet attribut revient au juge judicaire. Car l’idée d’un juge gardien des libertés n’est pas inédite et prend une vigueur nouvelle au sortir de la seconde guerre mondiale, une fois la barbarie nazie évincée, en même temps que se consolide l’idée de démocratie dans toutes ses implications.

 

C’est désormais un juge « amoureux des libertés » qui fera échec au totalitarisme, le simple respect du droit ayant été impuissant en ce domaine. En effet, la société nazie, à l’image de toute société qui veut perdurer, était basée sur un système juridique au sein duquel la magistrature a pu œuvrer. Comme dans toute société totalitaire, la justice est subordonnée. Réduite à son acception fonctionnelle, elle est éminemment subalterne. L’analyse vaut aussi pour le régime Vichy, dans lequel l’anéantissement de la timide indépendance de la magistrature culmine dans le serment d’allégeance à Pétain   et contre lequel Serge Portelli dirige une critique nourrie. Sous Vichy, exit les démissions de masse qu’a pu connaître la justice du XIXè siècle ; seule l’exception du juge Paul Didier, auquel l’auteur rend un bref hommage, confirme la règle. Si phénomène de masse il y a alors, c’est celui de l’adhésion aux lois liberticides de ce régime. Si démission il y a, c’est une démission morale à laquelle Serge Portelli oppose la seule renonciation qui vaille (alors comme aujourd’hui) : l’abandon volontaire et spontané de fonctions.

 

Comment expliquer cette lâche attitude sinon par la force de l’habitude ? Telle est l’analyse de l’auteur selon qui les relations entre juges et pouvoir, malgré de brefs et vains sursauts, se résument à « des siècles de servitude ». La permanence dans l’absence d’autonomie aussi bien que dans la réponse du pouvoir à toutes velléités d’indépendance (destitutions et contrôle du recrutement) est une réalité. On objectera néanmoins que l’affirmation d’une constante dans les revendications de la magistrature à travers les siècles gagnerait à être nuancée. En effet, si l’opposition de la justice au pouvoir fut rare et inefficace sous l’Ancien Régime et au XIXè siècle, les rebellions des magistrats ante et post révolutionnaires ne sont pas assimilables.

Afin que l’idée du juge gardien des libertés ne soit pas reléguée au rang de pure théorie, ce dernier doit être véritablement acteur de la démocratie. C’est en se dégageant du carcan des habitudes ancillaires qu’il y est ponctuellement parvenu et qu’il y parviendra encore. L’enjeu est de taille dans la France sécuritaire qui se dessine depuis plusieurs années.

 

La question de la crédibilité du juge dans son opposition à l’Etat en général, et à l’Etat sécuritaire en particulier, est au cœur de la première partie de cet ouvrage militant.

 

Un juge judiciaire autonome vis-à-vis du pouvoir et à l’égard des lois qu’il peut interpréter, telle est la physionomie recomposée du magistrat exerçant dans un Etat de droit, la seule qui puisse rendre crédible le juge judiciaire français, encombré de son lourd passé, dans son combat contre l’Etat. Cette culture de l’autonomie, qui libère le juge de l’emprise d’un pouvoir naturellement porté au contrôle, même en démocratie, trouve sa source dans les « lignes de fracture » irrémédiablement provoquées par Vichy, tant dans la vision des relations entre juges et pouvoir (émancipation) que dans celle des rapports entre juges et loi (interprétation). Elle s’est ensuite développée, notamment, sous l’action conjuguée du Syndicat de la Magistrature au rôle émancipateur   , de certains media et juges de la décennie 1970-1980.

 

En partant du constat qu’en France, depuis la Révolution, les esprits sont marqués par l’idée que la loi défend mieux les libertés que le juge, Serge Portelli propose un modèle s’inspirant tout à la fois de la tradition anglaise du juge indépendant garant des libertés (dans lequel il intègre l’Habeas Corpus également présent dans l’Espagne démocratique), de la tradition américaine du contrôle des lois (il y  puise ce qu’il y a de plus propice à la sauvegarde des libertés et, partant, de la démocratie) ainsi que de la généralisation du juge constitutionnel et de l’émergence du juge pénal européen, « fer de lance des droits de l’Homme dans la justice ».

 

A cet égard, on relèvera l’analyse habile du rôle joué par les textes fondateurs de la seconde moitié du XXè siècle et de l’influence déterminante de la création de juridictions spécifiques à l’échelle européenne et mondiale sur la construction de la figure du juge national ordinaire. Ainsi, la place, le statut et le métier de juge ont évolué. La sauvegarde des libertés et la défense des droits fondamentaux, références stables, détrônent désormais la loi, insuffisante car constituant aujourd’hui un écheveau inextricable et donc ineffectif, comme socle de la mission du juge. Le changement de perspective depuis la Révolution est patent : la loi est reléguée au rang d’outil, susceptible d’interprétation, quand autrefois le juge, simple diseur du droit, n’en était que l’instrument.

 

Dès lors pourrait-on craindre une nouvelle dictature, celle des magistrats. Cet argument est réfuté implicitement par l’auteur car ce juge, moins frileux envers les puissants qu’il ne l’était par le passé, « ne revendique pas de pouvoir supplémentaire. Il demande simplement mais fermement que les règles soient appliquées »   donc effectives.

 

Ce nouveau statut d’un juge ordinaire guidé par l’effectivité doit s’imposer définitivement. Malgré la difficulté éprouvée par la magistrature à s’affranchir de sa soumission traditionnelle au pouvoir en place, le changement est en marche, d’autant que la prise de conscience a été collective et que désormais « il ne pourra plus échapper à ce sort ».

 

Le succès rencontré par les juges français dans l’adoption par le gouvernement de la réforme de la garde à vue, non conforme à ses vœux premiers mais digne d’une démocratie, illustre la crédibilité de leur combat contre l’Etat. Serge Portelli y consacre un développement fourni après avoir dressé un état des lieux précis et argumenté de l’arbitraire qui règne aujourd’hui dans notre pays, signe infaillible de la montée de l’autoritarisme, et des pratiques de la police promue et téléguidée par le pouvoir en place   .

 

Faire preuve d’audace, de courage et de pragmatisme, telle était la nécessaire réaction face à l’inflation depuis une décennie des gardes à vues, machines à produire des aveux et à « broyer la citoyenneté », augmentation guidée tant par la culture de la répression que la politique du chiffre.

 

Contre cette législation française en contradiction avec le droit européen, les juges, tous degrés confondus, assistés de nombreux avocats, se sont coalisés en un rappel des principes et une défense du procès équitable. Ici encore, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a joué un rôle non négligeable. Mais l’auteur souligne également, à juste titre, l’action primordiale du Conseil Constitutionnel qui, faisant preuve de volonté politique, s’est appuyé sur la hiérarchie des normes internes pour porter un coup fatal à la garde à vue à la française   .

L’actualité donne raison à Serge Portelli lorsqu’il conclut à la fragilité de cette victoire et en appelle à notre vigilance devant le recul du gouvernement qu’on ne saurait naïvement assimiler à une abdication   . La réforme n’est pas goûtée par tous et l’on surveille de près, par ailleurs, l’évolution du droit européen en la matière. C’est pourquoi l’auteur exhorte le juge à prendre instamment la place qui est réellement la sienne : sauvegarder les libertés. L’urgence est d’autant plus grande et cette nécessité d’autant plus impérieuse, qu’un autre danger menace aujourd’hui notre société : le sécuritarisme.

 

 

Combattre le sécuritarisme : nouveau défi du juge français

 

Le sécuritarisme, tout aussi attentatoire aux libertés que ne l’était le totalitarisme ancien, menace la démocratie française, à l’instar de la démocratie américaine. Le climat actuel rappelle celui des années 1930. Mettant l’homme dangereux au ban de la société, il réduit corrélativement le juge à l’état de « maillon de la chaîne pénale », dorénavant soumis à une obligation de résultat, à qui l’on enjoint de « contribuer à mettre en place une société de surveillance ».

 

Erigé en doctrine, le discours sécuritaire véhiculé par l’Etat repose à la fois sur le catastrophisme, l’utilisation à double tranchant du discours victimaire, l’émergence de l’irrationnel que ne parvient pas à camoufler le recours systématique à de prétendus experts friands de techniques managériales, le sensationnalisme.

 

Peur et émotion, largement relayées par les media où « l’événement a pris l’avantage sur l’analyse », sont également propagées par des slogans (« culture de l’excuse ») et une novlangue (LOPPSI 2   ) elle-même révélatrice d’une simplification réfléchie du langage provoquant souvent une inversion du droit (« présumé coupable ») et témoignant de la volonté délibérée des gouvernants d’exclure les délinquants du droit ordinaire. Ainsi, la doctrine sécuritaire entraîne-t-elle la désagrégation de l’Etat de droit, remettant notamment en cause la fonction du juge. Elle sape la démocratie.

 

Mais le sécuritarisme n’est pas qu’un discours, loin s’en faut. Il prend concrètement la forme de mesures de sûreté aux multiples illustrations : répression à outrance de la petite délinquance pour faire du chiffre, sort des malades mentaux et des mineurs.

 

Tolérance et risque zéro, chiffre sécuritaire et principe de précaution détourné au profit de la matière pénale sont les piliers de cette doctrine dont Serge Portelli décortique avec justesse le mécanisme.

 

Inspirée des USA, la tolérance zéro, en vertu de laquelle l’absence de sanction pénale immédiate est ressentie comme un encouragement, a pour cible première la petite délinquance. Combinée à la politique du chiffre, qui utilise techniques de marketing et management et recourt volontiers à la manipulation, elle réduit à néant le rôle des juges qui, désormais, « ne cherchent pas les délinquants » mais « s’occupent des hommes et des femmes qu’on leur conduit ». Associée au principe de précaution, elle détruit la présomption d’innocence et la liberté individuelle et permet, en outre, la stigmatisation du juge qui aura failli (cf. l’"affaire Laetitia").

 

Cette dénonciation salutaire de la démagogie et du populisme pénal ambiants, à leur comble dès lors que la criminalité entre « dans le champs des promesses électorales », est la bienvenue à l’heure où nous nous préparons à être sur-abreuvés de discours électoralistes dont la sécurité sera sans doute, une fois de plus, l’un des enjeux majeurs quand bien même son exploitation (outrée ou non) dénote incontestablement l’appauvrissement de la pensée politique. Et on acquiesce volontiers au constat de l’auteur : on ne gère pas la criminalité comme une entreprise. On ajoutera que ce constat est d’ailleurs aussi valable de la gouvernance du pays en général. Le court termisme est là qui fonde la politique actuelle. Le sens politicien a succédé à la vision et la construction politique.

 

Sur-protégé et plus qu’incité à adopter des comportements formatés au nom du sacro saint principe de précaution culminant dans la recherche du risque zéro, c’est la volonté du citoyen et, par là, son autonomie qui sont annihilés. Toute déviance de la norme établie (qui elle-même est à revoir dans ses fondements) doit être sévèrement réprimée. On assiste là à la confiscation et la perversion de la démocratie.

 

Or, prévenir n’est pas guérir dès lors que cette prévention consiste en des mesures radicales et définitives telles que celles prônées par la société sécuritaire. Dans un Etat de droit, le remède ne peut pas provenir d’« une surveillance accrue », non seulement de la part de l’Etat, mais encore de la part des populations que l’on charge alors de suppléer le laxisme supposé des juges. L’exemple du sort réservé aux sex offenders aux Etats-Unis ou en Grande Bretagne en est une terrible illustration développée avec pertinence par l’auteur.

En France, la vigilance comme la résistance sont de mise car les fondements de la société sécuritaire sont déjà là, même si cette dernière n’a pas encore atteint son plein épanouissement. Et, si un pur calque du modèle américain effraie encore quelque peu ses plus fervents partisans, ce modèle a déjà essaimé à s’en référer, entre autres, au rapport Benisti relatif à la détection des enfants en bas âge potentiellement délinquants, à l’instauration du fichier FIJAIS sur les délinquants sexuels, aux comparutions immédiates, aux projets d’instauration d’un jury populaire en correctionnelle ainsi que d’adjonction au juge d’application des peines de jurés pour décider des libertés conditionnelles.

 

S’agissant du risque de propagation dans notre pays de l’intervention de la population en matière de surveillance, la mise en garde de l’auteur est prophétique lorsque l’on pense aux "voisins vigilants" envisagés par le ministre de l’intérieur, dans une circulaire du 22 juin 2011, comme une participation citoyenne à la lutte contre la délinquance. Ce système a fait peu d’émules parmi nos concitoyens. Cependant, il est à craindre que le peuple devienne, en France aussi, « un instrument de surveillance tourné vers lui-même » ruinant ainsi, non seulement, « sa fonction démocratique ordinaire », mais encore, notre société tout entière.

 

La guérison n’advient pas non plus de « l’enfermement » systématique et exclusif de toute idée de réinsertion. Rétention de sûreté, peines plancher, tentatives d’éviction de ce principe fondamental de la démocratie qu’est la non rétroactivité de la loi pénale, l’ensemble participe de l’expansion d’un système de surveillance qui a aujourd’hui cours en Europe et dans le monde. Les USA, société pénitentiaire par excellence, en sont le parangon (cf. le traitement drastique de la récidive par l’emprisonnement automatique pouvant aller jusqu’à la perpétuité réelle   ).

 

Or, il est démontré que cette inflation des enfermements n’a aucun impact sur le taux de récidive, en particulier, et la criminalité, en général. Il est donc avéré que l’objectif poursuivi, malgré les  innombrables effets pervers engendrés par ce système, est, en réalité, de « rassurer l’opinion publique ».

 

Loin de rejeter le principe de précaution en lui-même, c’est son interprétation sécuritaire que dénonce avec force Serge Portelli. En effet, dans une telle perspective l’alea qui le fonde en matière environnementale et avec lui les solutions provisoires et proportionnées qu’il fait naître sont évincés, la part d’imprévisibilité qui réside par essence en l’homme est niée. Ce faisant, la doctrine sécuritaire fait peu de place à l’homme. Tout au plus ne le considère-t-elle que dès lors qu’il représente un danger.

 

Or, lorsque la culture du résultat sous-tend l’action judiciaire, le critère essentiel de la dangerosité est le risque de récidive. Ici encore, la logique humaniste est inversée puisque, selon Serge Portelli, en matière de récidive « il n’y a d’autre approche qu’individuelle » car « il n’y a pas d’être dangereux en soi », aucun homme n’est prédestiné à être criminel ni ne peut être prédéfini comme délinquant. Il existe simplement des êtres que nous ne comprenons pas (encore) ou que nous refusons de comprendre afin d’occulter la part sombre qu’ils réveillent en nous. Partant, les méthodes utilisées dans la prévention de la récidive sont inutiles et dangereuses.

 

Par les inversions auxquelles il procède, le sécuritarisme engendre une mutation mortifère pour la démocratie. On assiste au basculement, déjà visible en France, vers une autre société dont le sort fait actuellement à la justice n’est en définitive qu’une illustration.

 

Dès lors, quid de l’utilité de ce juge qui se revendique un indépendant gardien des libertés ? Dans une telle société, il ne peut que susciter la méfiance avérée et du pouvoir – enclin à en minimiser la fonction – et de l’opinion publique acquise au reproche récurent de laxisme opposé à la justice pénale. Témoigne, par exemple, de l’inconfort extrême du métier de juge, la difficulté du pouvoir à faire appliquer la réforme des peines plancher et le report de cette responsabilité sur les magistrats qui se voient bientôt adjoindre des jurés populaires aux fins de remplir les prisons.

 

La tentation du pouvoir à réduire la fonction de juger à la portion congrue est somme toute traditionnelle tant par sa permanence que par son ancienneté   . Elle aboutit aujourd’hui, en France, à cantonner le juge judiciaire à une « tâche technique », à n’en faire qu’un simple supplétif de la police qui joue désormais un rôle déterminant (cf. les comparutions immédiates et la tentative avortée de la réforme de la garde à vue) et du pouvoir politique pour le plus grand bénéfice du ministère public, outil et promoteur de la politique sécuritaire   .

 

Ainsi, le destin du juge est apparemment scellé : devenu une « machine à distribuer des peines », sa disparition est « programmée », voire induite, par la doctrine sécuritaire. Il n’est qu’à constater l’évolution accusatoire de la procédure pénale, l’invasion de l’urgence dans le temps judiciaire (cf. l’excellente analyse des comparutions immédiates et du traitement en temps réel, laboratoires et credo de la justice sécuritaire), les réformes en sursis concernant les juges d’instruction, des enfants ou d’application des peines.  

Humanisme et devoir d’humanité

 

La démonstration de Serge Portelli se clôt comme elle s’ouvre par un plaidoyer en faveur de « ce discours humaniste (...) toujours aussi difficile à entendre » que doit être celui du juge.

 

Comment désamorcer la profonde crise de légitimité que connaît aujourd’hui la justice française ? Crise interne à laquelle sont confrontés ces magistrats « qui ne comprennent plus le sens de leur métier », mais aussi externe puisque la justice est éloignée du citoyen tant géographiquement, par le redécoupage de la carte judiciaire, que par un mur d’incompréhension construit sur la vision ancrée dans les esprits du juge asservi et du juge déshumanisé.

 

Selon Serge Portelli, le juge doit puiser dans son humanité pour pallier l’insuffisance de la culture des libertés à fonder la justice démocratique et la réconciliation. Il doit aussi s’appuyer sur l’humanisme sans lequel la justice, revendicatrice des libertés, n’est rien. Postulant la complexité de l’homme libre, l’humanisme invite nécessairement au relativisme, au doute essentiel, à une «revendication permanente du savoir » conditions nécessaires à l’appréhension digne du criminel et, par contrecoup, à la proportionnalité et l’individualisation de la peine.

 

Dans cette perspective, il est impératif pour le juge de se confronter à l’autre, c’est à-dire de l’entendre. L’entendre, c’est rencontrer la personne mise en accusation et ne pas se contenter des conclusions du dossier papier qui expriment toujours la vérité d’autrui – le procès d’Outreau est exemplaire des conséquences désastreuses de cette absence de « contact physique » avec les détenus provisoires -, mais aussi enquêter, interroger, prendre le recul nécessaire et surtout rendre à l’audience judiciaire son sens primitif de temps d’écoute. Or, les procédures dites en temps réel vont au fait et non à l’homme. Les comparutions immédiates et le plaider coupable, privilégiés actuellement, ne peuvent s’accommoder de la volonté de comprendre ennemie du rendement et de la statistique flatteuse car coûteuse en temps et en moyens.

 

Comprendre n’est autre que respecter ce principe essentiel du droit, désormais à valeur constitutionnelle, qu’est l’individualisation de la peine. Par conséquent, comprendre n’est ni excuser ni absoudre.

 

A la question du “Pourquoi ?“ il n’y a pas de réponse possible. Dès lors, à défaut d’expliquer, il est possible de tenter de comprendre en écoutant. Ecouter le délinquant mais aussi écouter la victime dans le cadre d’un procès équilibré permet au magistrat de contourner l’écueil de l’identification.

 

A ceux qui proclament que les bons sentiments ne font pas une bonne justice, Serge Portelli oppose donc la figure d’un juge moins sentimental que conscient et responsable face à l’homme qui comparaît devant lui et face à la société tout entière. La justice ne s’en trouvera pas pour autant plus juste, mais elle en sera au moins plus humaine.

 

Face au choix qui s’offre au juge entre une justice en temps réel et une justice en temps humain, l’auteur propose des pistes pour l’avenir. La première consiste à s’imprégner de l’esprit qui gouverne la justice des mineurs telle qu’elle résulte de l’ordonnance de 1945, abondamment remise en cause parce que laboratoire d’une justice humaniste privilégiant la recherche d’une solution éducative sans exclure cependant la prison   . La deuxième réside dans le maintien du Juge d’Application des Peines   dont la mission est tant de faire vivre dans les prisons des règles respectueuses des Droits de l’Homme, et la tâche s’avère ardue, qu’administrer des peines alternatives à l’emprisonnement, moins coûteuses et plus efficaces du point de vue du traitement de la criminalité bien que négligées. La troisième regarde plus spécifiquement ceux qui embrassent la carrière de juge : ne pas se contenter d’être ce juriste technicien formé par l’Ecole Nationale de la Magistrature. Sans curiosité personnelle et sans culture, ils échoueront à devenir ces juges humains et humanistes que l’auteur appelle de ses vœux. Il en va donc de leur responsabilité.

La possibilité de juger

 

En définitive, au-delà de la question de juger, l’enjeu est le choix de la société dans laquelle nous entendons vivre et évoluer. De ce fait, s’indigner ne suffit pas, la réaction doit également porter concrètement ses fruits. Il faut donc agir.

 

Or, si la justice peut être un foyer de résistance et de réflexion, les juges ne peuvent que freiner la spirale sécuritaire. En effet, les armes dont ils disposent pour enrayer les bouleversements des équilibres démocratiques engendrés par la progression du sécuritarisme et agir ainsi en faveur de la sauvegarde des libertés ont leurs limites.

 

Afin d’arrêter la spirale du sécuritarisme, seule la réaction est donc de mise. Chronologiquement, l’impulsion doit d’abord être donnée par le politique, seul habilité à modifier les lois les plus dangereuses. Mais le changement doit aussi se faire sentir dans « l’esprit des lois et le choix des valeurs ». Cette métamorphose, de plus longue haleine, requiert patience et fermeté et en appelle, implicitement, à la part d’humanité et de citoyenneté qui réside en nous, collectivement et individuellement.

 

Les soutiens du recul démocratique auront beau jeu de crier au "droit de l’hommisme", l’auteur est familier de telles attaques et ces critiques, faciles et à la mode, ne tiennent pas à l’épreuve de la simple raison. Toutefois, les sceptiques pourront ne pas partager le relatif optimisme de Serge Portelli quant à la nature des hommes, fussent-ils juges et de bonne volonté