D’une institution, l’université, et d’une méthode pour en aborder la crise.

* Cet ouvrage a été publié avec l’aide du Centre national du livre.

 

Le philosophe Pierre Macherey est bien connu auprès de certains pour son enseignement de la philosophie en université. Il est connu aussi de beaucoup d’autres au travers d’ouvrages dont le fil conducteur peut être retracé, mais dont on se contentera de dire ici qu’ils donnent au moins le goût de faire jouer les frontières qui séparent trop souvent des savoirs, des textes et des langages qui mériteraient du moins d’être mis en écho. Nous avons rendu compte de son ouvrage précédent portant sur la question des normes

Ce dernier opus cependant construit une trajectoire de pensée autour d’un objet moins habituel de la pensée de Macherey – encore que la figure ancienne du dinosaure, par lui employée, ait déjà fait signe de ce côté-là -, l’université, conçue et profilée ici à partir de sa crise actuelle. Que l’université soit une réalité sociale complexe, dotée d’une histoire, chacun le sait. Que cette réalité sociale souffre actuellement de maux qui mettent en péril son existence même, beaucoup le voient. Mais quelles solutions proposer ? Et quelles faiblesses observer dans les solutions actuellement proposées.

Macherey ne prétend pas entrer dans le jeu des solutions à cette crise tel qu’il se profile dans les discours courants, jeu qu’il ne méprise pas pour autant : misère universitaire, déficit de personnels et des locaux, état lamentable des bibliothèques, obscurcissement des missions, notion de formation vidée de son sens... La liste est longue des problèmes réels que l’on voit émerger désormais en public. Ayant reconnu que l’université, depuis Napoléon, n’a jamais été conçue que comme un appareil au service de l’Etat, dont elle exécute les demandes en leur sacrifiant ses exigences propres, l’auteur s’étonne d’ailleurs moins, à juste titre, de voir énumérer des solutions qui ne marchent pas que de voir l’université, rentrée après rentrée, persévérer tout de même dans sa tâche. 

Mais c’est pour mieux procéder autrement et entrer dans le débat à partir d’une autre perspective, dont il reconnaît qu’elle est limitée, même si elle demeure essentielle et paraît efficace au terme de la lecture de cet ouvrage. Macherey souhaite effectivement apporter une contribution à l’élucidation des finalités et des modalités de fonctionnement de l’université. Néanmoins, dans ce dessein, il construit un tout autre corpus de références, lequel est constitué de textes (empruntés à Rabelais, Kant, Hegel, Hardy, Heidegger, Hesse, Nabokov, Lacan, Bourdieu et Passeron), dont la propriété est de tourner autour des problèmes posés de nos jours pour mieux faire émerger la manière dont on les interroge plutôt que leur contenu performatif. Qu’on puisse isoler d’autres textes pour amplifier ou détourner son commentaire, Macherey ne le nie pas (encore souligne-t-il, dans la partie " littéraire " de l’ouvrage, qu’on ne trouverait guère d’autres écrits à profiler). Il n’empêche que, en revenant sur le passé de l’université, il a voulu " contribuer à réinsérer les problèmes actuels de l’université dans le contexte processuel large où ils ont une chance de trouver, éventuellement, une solution ", et il termine sèchement par un " qui demeure entièrement à trouver ". 

Ce corpus mérite donc d’être analysé de près. Il est composé, on le voit à la liste précédente, de trois types d’écrits que l’auteur met en dialogue réciproque. Des textes de philosophes qui se sont saisis de la chose universitaire pour en dégager les finalités. Des textes provenant des sciences humaines qui ont la propriété de prétendre faire l’étude de la chose universitaire, mais sont recouverts d’un parti pris désenchanté. Des textes littéraires, qui par le biais de la fiction révèlent certaines dérives de l’université.

Dans un premier temps, en effet, Macherey nous fait traverser l’université des philosophes classiques et modernes, en les personnes de Kant, Hegel et Heidegger. Le lecteur suivra avec passion la lecture des ouvrages de référence choisis par lui. Mais ce sera pour mieux clarifier l’image d’une université vue de l’intérieur, l’image d’une université construite par les philosophes qui s’en donnent une représentation idéale tout en participant à sa mise en œuvre, dans des situations évidemment différentes. Enfin, une image qui est traversée avant tout par la volonté d’assurer la vocation de la philosophie à se donner comme le centre de toutes choses, et de la chose universitaire évidemment. Et Macherey de remarquer que, moins que d’occuper une position abusive, ces philosophes sont d’une confondante naïveté. Si l’université est une chose, rappelle-t-il, c’est précisément parce qu’elle n’est la chose de personne, et du philosophe moins que tout autre, ajoutant élégamment "peut-être ". 

De la même manière, le rapport établi par les philosophes, puisque les discours référés dès le départ sont plutôt philosophiques, entre université et philosophie, est suspect. Chacun a vite fait de glisser de université à universalité et de confondre cet ensemble avec la philosophie même. En dehors d’une lecture passionnante du Conflit des facultés de Kant et des Discours de rectorat de Hegel (puis de Heidegger), Macherey ne perd pas de vue que : " il faut se méfier des philosophes lorsqu’ils se mettent à réfléchir ou à pérorer sur l’université, en entreprenant de la ramener à son idée ou à son essence, ce qu’ils font en vue de promouvoir l’idée ou l’essence à laquelle ils identifient leur propre démarche de philosophes, qui fait des idées et des essences un fonds de commerce des plus profitables, dont ils sont les mieux placés pour exploiter les innombrables possibilités ". Et il complète ce propos en précisant que les philosophes n’ont guère de peine à métamorphoser la réalité historique en une idéalité immatérielle et intemporelle, qui garantirait alors l’indéfectible unité de l’université. 

Dans un deuxième temps, l’université des philosophes est reliée dans cet ouvrage à la question de l’idiome universitaire telle qu’elle est prise en compte par les sciences humaines. Ici Lacan et Bourdieu/Passeron font l’objet d’une étude non moins détaillée qui montre comment s’élabore sur l’université un discours contre l’université, pris à la fois dans son dedans et son dehors. Cette partie de l’ouvrage est alors plus classique, même si le chapitre portant sur Lacan est d’autant mieux venu que l’actualité de ce penseur est percutante. 

Enfin, dans un troisième temps, faire paraître la littérature devant le tribunal de la pensée philosophique ne semble pas plus aisé de nos jours qu’il y a des années. Macherey se sent tenu de prendre encore des précautions : " lancer un coup de sonde dans des régions de notre univers social et culturel que leur obscurité ou, peut-être, le sentiment instinctif de respectueuse répulsion qu’engendre leur excessive sacralisation, protègent contre des curiosités indiscrètes " ( !). Malgré tout, il sélectionne ainsi 4 œuvres littéraires auxquelles il demande ce qu’elles ont à nous dire sur l’université : Rabelais (Gargantua), Hesse (Jeu de perles de verre), Hardy (Jude l’Obscur) et Nabokov (Pnine). Pour reprendre l’expression de David Lodge, Macherey entreprend par ce biais l’exploration d’un " tout petit monde ". Les dispositifs fictionnels en question, en tout cas, les deux premiers facilitent l’enquête portant sur les rapports maitres/étudiants. Les deux autres ne se contentent pas de faire de l’université un cadre factuel, mais se trouve être l’enjeu des préoccupations autour desquelles se noue en partie l’intrigue racontée. Où l’on s’aperçoit vite que, dans les quatre cas en question, l’université y paraît ou comparaît comme milieu social, dont la consistance propre prémunit contre les intrusions qui risquent, croit-elle, de mettre en péril son intégrité. L’enquête suivie montre que la forme universitaire n’est pas sans limites, si elle n’est pas structurée par des contradictions. En tout cas, de Rabelais, l’exploration de l’épisode de l’Abbaye de Thélème rappellera vite à beaucoup de nombreux souvenirs, notamment le jeu d’opposition qui la constitue : règle (monacale) vs libre principe du bon vouloir. Macherey écarte les objections relatives à l’usage de ce texte pour son propos, rappelant non seulement la signification de cette utopie chez Rabelais, mais aussi la description des modes d’apprentissage et les propositions de réformes des études universitaires, qui n’empêchent pas de voir s’exercer une impitoyable sélection. 

Non sans ironie, Macherey souligne que la procédure qu’il a adoptée, concernant cet objet, l’université, serait condamnée par les sociologues. Elle ne consiste en aucune étude de terrain et elle ne procède d’aucune enquête au sens habituel de ce terme dans les sciences humaines. Il se concentre sur les textes, et parle sur l’université, ce qui ne consiste pas, il est vrai, à parler de l’université. Maintenant, le lecteur pourrait très bien aussi se rebeller à cette opposition, et penser que la plupart des discours de l’université consistent désormais à prendre une forme défensive conduisant à soupçonner que la cause à laquelle ils renvoient est perdue d’avance, seules pouvant lui convenir des manœuvres de repli. 

Sans aucun doute, Macherey se bat-il au nom d’une "vraie" démocratisation. Mais, il n’est pas toujours simple d’entendre ces termes. Et les textes cités sont justement bien venus, parce qu’ils obligent à statuer sur eux. Et surtout à se méfier des modes de penser qui postule l’existence d’une essence bientôt "perdue" ou "oubliée" ou "recouverte". Car telle est bien la source de toutes les tentatives de "retour à" ou de "défense de", dès lors qu’elle prête au propos tenu la forme d’un retour à l’essence ou à l’idée telles qu’on peut les révéler du point de vue de la vérité. Faut-il donc absolument que les discours actuels concernant l’université se bornent à désigner leur émetteur comme le meilleur gardien de la fidélité à une essence. Or, quoi qu’on en dise, l’université est une collectivité, une réalité sociale qui s’est formée à un certain moment, dans des conditions historiques déterminées, et non pour l’éternité. 

On peut donc viser à assigner à l’université un objet universel et éternel, on peut aussi souligner qu’université est un terme qui prétend effectivement indiquer une fonction d’unification des savoirs au-delà de leur dispersion sectorielle, mais on ne peut jamais oublier que l’université est une " chose sociale ", " qui n’est certainement pas cause de soi ", et ne peut " se soustraire à des débats qui en remettent en cause la cohésion telle que déclare l’assurer sa conformité à son idée ou à son essence ". 

Comment conclure ? Uniquement par la reprise du mot que l’auteur scande tout au long de son ouvrage : en revenant sur un certain passé, et essentiellement un passé textuel, Macherey a voulu contribuer à réinsérer les problèmes actuels de l’université dans le contexte processuel large. Maintenant, il nous reste à faire nous-mêmes notre présent