Les politiques sociales démocrates ont-elles favorisé le développement de la forme de capitalisme la plus favorable aux marchés financiers ? Voici une thèse ardue dont Roger M. Barker pose l'intéressante démonstration, parfois subversive.

Ecrire que les politiques sociales-démocrates ont encouragé le développement du capitalisme favorable aux marchés financiers serait valider les théories les plus radicales de la gauche, voire de l’extrême gauche. Telle est pourtant la thèse de l’ouvrage – hélas non traduit – de Roger M. Barker.

Au-delà de cet aspect polémique, son grand mérite est d’affirmer que les dispositifs de gouvernance interne aux entreprises ont des prolongements politiques non négligeables. En effet, selon Roger M. Barker, ils seraient à l’origine de la forme que prend le capitalisme dans une société donnée. 

 

Les dispositifs de gouvernance au fondement de la nature des capitalismes

En premier lieu, il faut rappeler que le capitalisme n’existe pas, mais qu'il coexiste au contraire diverses formes de capitalisme au sein de l’économie de marché. Ces formes de capitalisme se distinguent de plusieurs façons.

Le choix du dispositif de gouvernance des entreprises est notamment un de ces critères de distinction, comme l'indique Roger M. Barker dans son introduction intitulée "Pourquoi le gouvernement d’entreprise compte". A l’aide d’une bibliographie qui pourra sembler conventionnelle aux lecteurs avertis, l'auteur retrace les grandes lignes des théories de la gouvernance de l’entreprise. Nous n’allons pas ici en faire le résumé, mais seulement rappeler que le monde économique contemporain n’est pas uniquement un grand marché, mais qu'il se compose également d’une myriade d’organisations appelées "entreprises", dotées d'un système d'organisation propre.

Les différents modèles de gouvernance des entreprises se sont construits à la fois économiquement et historiquement. Il faut ainsi rappeler qu’initialement le capitalisme états-unien et européen se différenciaient notamment par le pouvoir des personnes présentes au sein des conseils de direction de l’entreprise. Pour les Anglo-Saxons, la gouvernance de l’entreprise devait être principalement assurée par les actionnaires ; en Europe elle était le résultat d’un certain consensus entre des personnes d’influence issues des mondes économique et politique   . Le modèle social-démocrate est né ainsi , au cœur des nations de l’Europe du nord, cultivant ce consensus si singulier entre différentes élites sociales – à la fois patronales et syndicales- consensus fondé sur un nationalisme partagé.  

Cette différence initiale de constitution des conseils de direction d'entreprise a donné naissance à deux modèles de gouvernance d’entreprise différents. Dans le monde anglo-saxon, la shareholder theory prime. Celle-ci se définit comme un modèle de gouvernance d'entreprise ayant conceptualisé la méfiance à l'égard des managers, et donnant à ce titre, un contre-pouvoir aux propriétaires et aux actionnaires. Pour sa part, le monde social-démocrate, et plus généralement européen, a développé des systèmes - certes hétérogènes du nord au sud de l'Europe - où des mécanismes de décision bridée ont toujours été maintenus afin de "bloquer" une partie de la valeur ajoutée de l’entreprise. Cette dernière était ensuite "détournée", c'est-à-dire investie dans des biens communs et collectifs, qu’ils soient étatiques ou paritaires, afin d'améliorer les conditions de travail et la vie sociale. On parle de blockholder theory

 

La généralisation de la shareholder theory dans le processus de mondialisation 

Si la blockholder theory a démontré son efficacité et sa puissance, elle se serait, et c’est la thèse de Roger M. Barker, largement vidée de sa substance et de sa tradition, dans le processus de mondialisation plus précisément au cours des années 1990 et 2000. Inversement, le modèle du shareholder se serait généralisé. Cette conception serait ainsi devenue le standard mondial des gouvernements d’entreprise, notamment sous l’influence des travaux de l’OCDE, d’instances comptables internationales et même d’une certaine Europe. Cette évolution vers la shareholder theory était, selon ces instances,  garante de la  "bonne gouvernance" des entreprises. 

Cette transformation aurait été menée très largement par des gouvernements sociaux-démocrates, alors que les régimes conservateurs auraient été plus enclins à maintenir le système traditionnel. Si la thèse est surprenante, elle vaut la peine d’être interrogée à travers le prisme de l'histoire et de l'historiographique économique de ces dernières années, raison pour laquelle l’auteur revient sur les changements économiques dus à la mondialisation. 

La mondialisation aurait à la fois déconnecté les entreprises de leurs marchés nationaux, et les cadres dirigeants d’un quelconque intérêt national. Or, la financiarisation non seulement des produits financiers, mais également des titres de propriété des grandes entreprises, soumet désormais les entreprises au "public" au sens anglo-saxon – c'est-à-dire les "marchés". Roger M. Barker décrit avec un certain brio cette transformation à partir de statistiques très probantes.

Dès lors, les dirigeants européens – nous l’avons dit, notamment sous l’effet de l’Europe de Bruxelles – ont voulu adapter la gouvernance de l’entreprise aux marchés des capitaux. Ils souhaitaient que les actionnaires majoritaires contrôlent plus directement le management des entreprises. Pour ce faire,  ils ont favorisé toutes les mesures visant à aligner le comportement des dirigeants de l’entreprise sur l’intérêt des actionnaires ; de même, de nouvelles formes de rémunérations - de type stock options, retraites chapeaux, bonus – ont été créées. Etat par Etat, année après année, Roger M. Barker détaille toutes les évolutions allant dans ce sens. De manière très convaincante encore une fois.

 

Les déclinaisons européennes de ce processus 

Malgré les alternances politiques entre sociaux-démocrates et chrétiens démocrates en Europe, la tendance idéologique de fond a bien convergé vers un accroissement toujours plus grand du pouvoir des actionnaires minoritaires et des comités d’audit, ainsi que vers une indexation des revenus des dirigeants sur le cours des bourses.

L’intérêt de cet ouvrage est de saisir tout de même les multiples échelles de cette transformation. Au niveau européen, l’auteur recense à juste titre l’activisme de la Commission Européenne dans ses Directives, pour transformer et réguler la diversité des gouvernances d’entreprise selon ce nouveau dogme. Il remarque d’ailleurs la grande incohérence entre les actes de l’OCDE et ses rapports.

Les modalités de transformation au niveau de l’entreprise, différentes d’un pays à l’autre, nous sont également détaillées dans cet ouvrage. L’auteur nous dresse ainsi un portrait, à travers une analyse qualitative de la littérature scientifique sur le sujet, de la transformation du capitalisme social-démocrate allemand. Le modèle allemand est celui qui a le mieux su prendre en compte l’évolution des rapports de forces capitalistiques, ce qui lui a permis de maintenir, en l’adaptant, le modèle historique. 

Le cas français est différent dans la mesure où la transformation du capitalisme relève de phénomènes tout autres. Jusque dans les années 1990, et grâce à un modèle économique plus étatisé, la France a su garder un capitalisme de type blockholder dans lequel les profits pouvaient être réinvestis dans le social. Depuis le gouvernement Jospin, le pourcentage de l’actionnariat bloqué a néanmoins fondu, puisque, sous des allures de modernisation, davantage de pouvoir a été donné aux actionnaires minoritaires.  

 

Comment expliquer cette politique des sociaux-démocrates ?

Le livre n’aborde pas cette question, dans la mesure où l’auteur entend seulement démontrer que le changement de modèle capitaliste a eu lieu, en Europe, sous le gouvernement  des sociaux-démocrates. Roger M. Barker montre ainsi que ces gouvernements ont entériné les mesures législatives propices à la transformation progressive du capitalisme social-démocrate en un capitalisme financier de type anglo-saxon. Nous sommes donc en mesure de nous interroger sur la responsabilité de ces gouvernements dans les évolutions du capitalisme européen. 

On peut leur reprocher, ainsi, d’avoir sous estimé l’importance du mode de gouvernance des entreprises. Trop technique, trop souvent vu comme "une affaire du patronat ", ce thème n’a jamais été très populaire dans les doctrines progressistes, alors même que, et c’est l’apport central de ce livre, le mode de gouvernance des entreprises est loin d’être neutre puisqu’il se situe dans la continuité d’un modèle social et d'un modèle économique donné.

D’autre part, on peut regretter l'absence d'éléments sur la privatisation massive des entreprises européennes, alors même que cette question fut au centre du seul débat ayant fait sens au cours de la décennie 2000. Ce phénomène s’explique-t-il uniquement par le manque de rentabilité intrinsèque à ces entreprises ? Quel lien pouvons-nous faire entre la généralisation des emprunts réalisés par les grands groupes européens, nécessiteux en capitaux, et les évolutions dans la structure de gouvernance de ces mêmes groupes ? 

Enfin, on notera que, si ce n’est pas la thèse de l’auteur, l’idée d’une naïveté des sociaux-démocrates est implicite dans cet ouvrage. Comment ont-ils pu croire que favoriser le vote des actionnaires minoritaires dans les conseils d’administration était une mesure favorable à leurs idéaux ? En confondant la place des syndicats et celle des représentants du capital salarié ? En croyant les mirages de l’activisme de l’actionnariat salarié (qui existe, mais n’est guère actif) ? Dans nombre de domaines concernant le travail, l’entreprise ou l’économie, les sociaux-démocrates n’ont ainsi pas eu le recul et les moyens de répondre à ce monde en pleine transformation, monde qu’ils ne comprenaient pas tout-à-fait. 

Quoiqu'il en soit, ce livre a pour mérite de poser une autre question lancinante, faisant l’objet de nombreux ouvrages récemment parus, surtout du côté de Harvard : quelles sont les conditions d’existence d’une société régulée de type européen ? Existe-t-il une gestion d’entreprise d’essence social-démocrate ? De bien belles questions qui devraient agiter tous les congrès et les thinks tanks progressistes et sociaux-démocrates en Europe. En France, on peine malheureusement à voir une évolution de la recherche économique dans ce sens

 

* Pour aller plus loin : 

- Fabrizio Barca et Marco Becht (dir), The Control of Corporate Europe, Oxford University Press, 2001.

- Mark J. Roe, Political Determinants of Corporate Governance. Political Context, Corporate Impact, Harvard Law School, 2009.