Espace intermédiaire  sous tension et sous influence, l'Eurasie concentre les problématiques géopolitiques clés de notre époque. L'ouvrage collectif Eurasie, au cœur de la sécurité mondiale dirigé par Gaïdz Minassian nous invite à nous pencher sur les enjeux brûlants attachés à des territoires dont la dynamique d'ensemble est souvent trop mal connue.
 

Si le Printemps arabe a placé en 2011 le centre de gravité de l’actualité internationale sur le front méditerranéen, il pourrait s’avérer regrettable dans les années à venir de négliger les mouvements en cours à une échelle plus grande : celle de l’Eurasie. Mal identifiée en tant qu’ensemble géographique pertinent par le grand public, peu couverte en tant que telle dans les grands médias, l’Eurasie désigne pourtant un espace d’une importance capitale en ce début de siècle. Entre la Russie, l’Europe orientale, la Turquie et l’Asie centrale, les dynamiques qui s’y trament jour après jour dessinent peut-être les grandes structures, les grandes lignes de force du monde de demain.

Une succession d’évènements survenus la semaine passée, nous rappellent d’ailleurs à ces réalités. Citons par exemple  l’annonce d’un projet d’Union eurasiatique par Vladimir Poutine le 4 octobre dernier dans les colonnes du journal Isvestia . Formée à partir d’un embryon d’union douanière entre la Biélorussie, la Russie et le Kazakhstan, cet ensemble à vocation supranationale doit dans l’esprit du Premier ministre russe être bâti sur le modèle de l’Union européenne pour intégrer à terme de nouveaux états. Selon certains observateurs, un tel projet pourrait s’affirmer comme une riposte à l’influence croissante de la Chine dans l'Asie centrale post-soviétique

Par la voix de son président actuellement en visite dans le Sud-Caucase et vendredi dernier en Géorgie, la France, qui tend par ailleurs à représenter les intérêts de l’Union européenne dans la région du fait de sa relation privilégiée avec Tbilissi et Erevan,  devrait, selon La Croix, s’opposer à un tel projet, assimilé à une tentative de résurgence de l’URSS. Par ailleurs, l’invitation du Kazakhstan par l’Union européenne à participer à la réalisation du gazoduc transcaspien lancée à l’occasion de l’ouverture du forum eurasiatique KAZENERGY le 4 octobre pourrait constituer un autre facteur de tensions entre Bruxelles, Moscou et Téhéran, ces deux derniers s’étant montrés hostiles à l’implication de l’UE dans le projet en septembre . Un tel faisceau d’évènements simultanés qui cristallise l’affrontement sur l’espace eurasien des grandes puissances continentales que sont la Chine, la Russie et l’Union européenne autour de la zone de friction caucasienne intervient par ailleurs dans un contexte marquée par l’accentuation de la poussée « néo-ottomane » de la Turquie dans le monde arabe et dans les Balkans mais également de sa politique d’influence auprès des républiques turcophones d’Asie centrale.

Pour comprendre la convergence de ces dynamiques de fond et les appréhender dans leur cohérence d’ensemble, un regard surplombant sur les bouleversements survenus ces dernières années est nécessaire. C’est précisément celui que nous propose un ouvrage collectif paru cette année aux éditions Autrement: L’Eurasie au cœur de la sécurité mondiale, dirigé par Gaïdz Minassian. Présentant les tendances générales de la région et détaillant les cas particuliers qui en sont révélateurs, ce travail de référence offre un point de vue éclairant sur les évènements en cours.

L'Atlantique n'est plus le centre du monde

Comme l’indique Bertrand Badie dans sa préface, l’Atlantique, depuis la fin du monde bipolaire n’est plus le centre du monde. Le scénario de l’après-guerre froide qui auraient voulu mettre en scène un affrontement entre l’Occident triomphant et les grandes masses asiatiques s’est avéré inopérant du fait de la « montée des Suds » et de la menace diffuse exercée par les réseaux terroristes, représentants d’une altérité politique sans base territoriale clairement identifiable. La scène eurasiatique a alors laissé place à la mise en œuvre d’un rapport dialectique entre la construction apparente d’un ordre global et la réalité d’un retour à la logique impériale. Les grandes ambitions, les grandes plaque tectoniques russe, chinoise, turco-ottomane sont ainsi appelées à se heurter dans les zones qualifiées de « belligènes » que sont le Caucase, l’Asie centrale, la mer Noire, le Tibet, le Xinjiang, la Mongolie, la Caspienne, le Kurdistan et le Levant. 

Après avoir brossé les tendances générales de la région pour l’année 2010, leurs déclinaisons sécuritaire et énergétique ainsi que l’avancée occidentale de la Chine vers l’Asie centrale, la Mer Noire et le Caucase, l’ouvrage se concentre  sur les trois grandes puissances émergentes occupant le cœur de l’espace eurasiatique : la Russie, la Turquie et l’Iran.  L’ouvrage se poursuit dans une troisième partie par une étude en profondeur de l’espace transcaspien centré sur les problématiques du Caucase. Ce nœud géopolitique est abordé de manière transversale sous l’angle des affaires stratégiques et politique mais également d’un point de vue économique et social.

Le retour des empires

S’il permet, à la manière d’un annuaire de relations internationales, d’acquérir une bonne connaissance d’enjeux localisés et saisi à un moment précis de leur développement sais, l’ouvrage paraît traversé en filigrane par une question capitale, une question de long-terme : celle du retour à la réalité impériale dans le système géopolitique contemporain. Ce retour qui peut servir de clef d’analyse à nombre d’événements ponctuels tendant généralement à se perdre dans le cours ordinaire de l’actualité peut être mis en relation avec la bonne fortune dont semble jouir la thématique de l’empire dans les recherches historiques et géopolitiques récentes. Deux exemples de qualité peuvent être cité à cet égard : Géopolitique des Empires de Jean-Pierre Ragaud et Gérard Challiand et Empires in World History de Jane Burbank et Frederick Cooper  dont la version française est disponible en librairie depuis le 5 octobre.

Si l’empire est appelé à devenir une catégorie de référence de la pensée de la mondialisation et dans les études eurasiennes, une question essentielle devrait bientôt émerger : celle de savoir si l’Union Européenne a les moyens et les ambitions de tenir un tel rôle en Eurasie face aux puissances russe et chinoise. C’est certainement dans la politique méditerranéenne qu’elle parviendra à mettre en place après les révolutions arabes et dans la relation qu’elle pourra construire dans un tel contexte avec la puissance turque que se trouve la réponse. Aussi, on aurait tort de vouloir appréhender les évènements en cours dans l’espace méditerranéen en le détachant de la profondeur géopolitique eurasienne. Espérons dès lors que cette zone capitale pourra faire dans les nouvelles années de ruptures qui nous attendent, l’objet  de travaux comparables et que les mises en perspectives dont ils seront porteurs pourront nous donner une meilleure intelligence du siècle qui naît.