Une nouvelle et rigoureuse interprétation de l´Éthique, sous l´angle inattendu du désir d´aimer et de coïter.

La philosophie est à la mode. On l’entend à la radio, à la télévision, dans des magazines spécialisés en vente au kiosque du coin. Certains auteurs, remis au goût du jour, se prêtent plus que d´autres à cet exercice de vulgarisation – ce qui, en soi, n´a rien de critiquable. C´est le cas de Spinoza, et la raison est assez simple: la géométrie des affects que son Éthique poursuit, peut facilement servir de base à un manuel de bien-être. Avec sa couverture rose, et malgré son docte et latiniste titre, Ethica sexualis – Spinoza et l´amour peut conduire les lecteurs les plus distraits à le prendre pour ce qu´il n´est pas. Disons-le tout de suite : il ne s´agit ni d´un livre de "développement personnel», ni d´un travail de divulgation, mais d´une lecture très originale d´un des grands textes de la tradition philosophique.
L´auteur, Bernard Pautrat, a animé pendant vingt ans un célèbre séminaire à l´École normale supérieure, consacré au grand traité du XVIIème siècle. Cette fréquentation quotidienne des textes confère à Ethica Sexualis une rigueur incomparable : son auteur nous prend par la main, et nous promène habilement dans les sentiers enchevêtrés de cette œuvre ardue. Sentiers qui, bien que multiples, convergent ici autour d´un seul grand problème, que Bernard Pautrat considère, à juste titre, comme peut-être la plus importante de toutes les questions éthiques, puisque c´est elle qui "structure tout le reste de l´existence d´une homme (ou d´une femme)"   : en quoi consiste la bonne vie sexuelle ?
Spinoza n´a pas été prolixe à ce sujet, ce qui oblige l´auteur à mener une enquête qui prend appui moins sur les avis tranchés de l´auteur que sur les zones d´ombre de certaines propositions. De cet examen attentif, Pautrat avance une hypothèse de lecture qui a comme dessein une motivation claire: contrer l´interprétation "désirante"du corpus spinoziste, interprétation qui, bien que n´étant pas directement nommée, sera reconnue par le lecteur averti comme émanant de la plume de Gilles Deleuze. C´est à ce dernier que l´on doit, en effet, deux œuvres majeures et influentes: Spinoza et le problème de l´expression (1968) et Spinoza - Philosophie pratique (1981). Dans ces textes, Deleuze dessine le tableau d´une philosophie de la vie qui dénonce les passions tristes - les choses qui nous séparent de notre puissance d´agir -  et rappelle avec véhémence que Spinoza est le penseur qui a attribué au corps des puissances insoupçonnées : "nul sait ce que peut un corps». Chez Deleuze, la question de la bonne vie sexuelle spinoziste ne s´est jamais posée, mais tous les indices nous portent à croire que la réponse serait très différente de celle que Bernard Pautrat nous propose.
Effectivement, pour le philosophe normalien, Spinoza nous invite plutôt à renoncer aux plaisirs du corps : "si la bonne vie sexuelle est possible, elle doit être difficile autant que rare, et qu´au bout du compte, mieux vaudrait, tout simplement et si possible, s´en passer"   . Le raisonnement est convoluté – s´il ne l´était pas, nul besoin d´un livre entier pour le prouver – mais peut aisément être restitué dans ses grandes lignes : en tant qu´affect, la Lubricité (ou Libido), qui est "Désir et Amour in commiscendis corporibus"   peut devenir immodérée, surpassant tous les autres désirs de l´homme ; cet excès, placé au cœur même de l´Amour, signifie que la Joie peut être mauvaise, et va requérir une forme pour y remédier.  L´idée de la sexualité comme menace, voilà ce que l´auteur lit dans l´Éthique, thèse qui se voit confirmée aussi par une analyse du Court Traité. Face aux dangers de la volupté, Spinoza prônerait alors comme solution la Béatitude, qui se confond dans le système avec l´amour intellectuel de Dieu, c´est-à-dire de la Nature : le chemin est certes difficile mais cette via crucis nous mènerait après maints efforts à l´accès au troisième genre de connaissance et à la découverte d´un "Amour prodigieux, éternel, une Joie qu´aucun autre Amour ne peut nous réserver!"  
Comme pour atténuer la sécheresse de la méthode more geometrico (démonstrative), Bernard Pautrat s´amuse à donner corps aux propositions de l´Éthique, inventant une histoire d´amour entre un X, un Y et un Z. Dans les aléas de leur histoire, que suit l´éternel déroulement de l´amour terrestre – passion, jalousie, haine –, se cachent les aspects les plus intéressants de ce livre, qui vaut peut-être plus par la riche description des différents affects que par la justesse, toujours relative aux partis pris du lecteur, de sa thèse d´ensemble. Thèse qui, en son éloge de l´esprit  contre la tentation de la chair, pourrait, en plus, selon Bernard Pautrat, avoir une justification biographique : un chagrin d´amour secret aurait possiblement conduit le jeune Spinoza à trouver refuge et guérison dans l´écriture de l´Éthique, devenue machine à surmonter la tristesse