Le mal est un scandale indéracinable inscrit au coeur de l'action humaine : il est ce qui ne devrait pas être et que nous faisons pourtant. Si aucune théorie ne parviendra jamais à résoudre son énigme et la faire disparaître, il n'en reste pas moins qu'il est toujours au pouvoir des hommes d'agir contre le mal. Faire le mal librement, contre la liberté : c'est ce paradoxe brûlant que Kant tente d'éclaicir dans son Essai sur le Mal, dans la continuité de sa philosophie pratique. Dans son livre, Michaël Foessel en restitue le cheminement avec clarté et minutie.

Que le monde est mauvais, c'est là une plainte aussi ancienne que l'histoire humaine dit en substance Kant au début de La Religion dans les Limites de la Simple Raison. Les poètes et les prêtres n'ont cessé de renchérir sur cette lamentation en la reprenant au fil des siècles, sans compter tous les philosophes qui ont tenté de la justifier en rendant raison du mal. Car le mal n'est pas simplement une énigme - pourquoi faisons-nous le mal ? d'où nous vient-il ? - il est surtout un scandale : il apparaît comme ce qui ne devrait pas être. C'est ce "dehors"   de la philosophie qui ne cesse de la hanter malgré tous les essais de théodicée de la métaphysique, dont la figure de proue est très certainement Leibniz affirmant que le "mal se récompense avec usure dans l'univers   ". Le mal ne serait alors qu'une illusion d'optique : nous ne voyons le monde qu'à partir du trou de souris de notre subjectivité, le rapetissant à notre mesure, si bornée. Si nous étions à la place de Dieu, nous verrions qu'il a son utilité, et qu'en fait, il fait lui aussi partie des biens du meilleur des mondes possibles. Il s'agit donc pour les métaphysiciens de prendre le parti de Dieu et de justifier le mal en l'intégrant dans la Providence : c'est la tâche même de la théodicée.

Malgré ces tentatives théoriques de faire taire son scandale, le mal subsiste dans son épaisseur de fait. Nous le vivons et l'éprouvons chaque jour, et il apparaît légitime de considérer qu'il  est injuste de voir que trop souvent les méchants restent impunis alors que les justes souffrent. C'est bien parce qu'il est "la figure prééminente du déraisonnable   " que le mal demeure scandaleux : la raison ne peut consentir à son injustice. Aussi, l'objet de ce livre détaillé de Michaël Foessel sur le problème du mal dans l'oeuvre de Kant, est de montrer qu'a contrario de la métaphysique classique qui voulait mettre un terme à la lamentation face au mal, Kant ne cherche ni à la "contester, ni à la justifier absolument, mais bien plutôt en rectifier le sens   "

Si le mal détient quand même un sens, ce n'est certainement pas celui qui consisterait à l'intégrer dans une Providence pour en faire retomber le scandale mais bien au contraire de le prendre au sérieux en tant que défi lancée à la liberté humaine, à partir de cette liberté même : l'originalité de la pensée kantienne du mal réside selon Michaël Foessel dans le fait de situer le mal dans la nature humaine elle-même, si celle-ci n'est pas réductible au monde des choses physiques mais participe aussi - parce que la liberté est à son fondement - du monde suprasensible. Problématique, le mal le restera certainement toujours - il est à la "racine" de l'agir et en tant que tel "inextirpable" - mais parce que ce problème est spécifiquement humain, c'est toujours aussi à l'homme qu'il revient de lutter contre lui en favorisant le bon principe - la loi morale et l'autonomie qu'elle promeut - sur le mauvais, le penchant au mal.

Nous verrons alors comment il est possible pour la philosophie d'inventer un nouveau discours, celui de l'anthropologie morale, dont la tâche est justement de penser le mal à la fois comme scandale mais aussi toujours comme ce qui ne devrait pas être et ce contre quoi il faut agir. Sur cette voie difficile où les catégories de l'entendement ne nous sont plus d'aucun secours pour en tracer le plan, les symboles de la religion - retravaillés par le discours de l'anthropologie morale - détiennent une valeur éclairante en nous permettant de figurer cet insondable de la liberté humaine que le formalisme critique, dans la transparence de la loi morale, avait trop tendance à laisser dans l'ombre. C'est en ce sens aussi que l'ouvrage de Michaël Foessel ne cessera d'insister, à rebours d'une certaine tradition universitaire   , sur la continuité conceptuelle de la pensée kantienne, affrontant des problèmes pratiques que la liberté humaine ne cesse de se poser à elle-même, et dont le mal constitue certainement la figure la plus douloureuse.

Le mal, scandale de la raison

Face à l'existence du mal dans le monde, la théodicée dogmatique prend le parti de Dieu. Il s'agit pour ses tenants de plaider la cause de Dieu en démontrant que Dieu n'a pas voulu le mal et que sa responsabilité en incombe le plus souvent aux hommes - du fait de leur imperfection naturelle - quand il ne relève pas tout simplement d'une erreur de jugement : nous voyons le mal dans le détail comme l'on dirait en tant que spectateur d'un tableau que celui-ci est laid parce que nous n'en voyons qu'une infime partie, faite d'un amas de couleurs sans harmonie. Il suffirait de se mettre à la bonne distance pour constater que ce tableau est un véritable chef d'œuvre   . Il en va de même avec le mal : si nous adoptons la perspective absolue de Dieu - perspective des perspectives - le mal se trouve réintégré dans un ensemble harmonieux et participe du meilleur des mondes possibles. Dieu n'a pas pu vouloir le mal puisqu'il est parfait et a donc voulu le meilleur. Voici la justification théorique du mal que propose la raison spéculative quand elle élabore une théodicée.

Mais cela ne va pas sans poser de difficultés. D'une part, il n'est pas certain que nous pouvons nous mettre à la place de Dieu - pour le dire simplement : nous sommes des créatures finies, soumises au régime sensible du temps et de l'espace alors que Dieu est infini - et d'autre part - mais ceci n'est que la conséquence de l'affirmation précédente - si nous pouvions saisir toute la suite des comportements humains et ainsi les prédire, les hommes perdraient immédiatement leur liberté. Si nous ne pouvions pas choisir de faire le mal, nous ne serions plus libres. En ce sens, le mal ne relève pas de l'ordre de l'être, de ce qui est dans la nature, mais bien de notre liberté : il n'existe pas en tant que substance   , tant que nous ne l'avons pas choisi.  Il relève bien alors comme le veut Kant, de l'ordre du devoir-être : il consiste à désobéir à ce que la loi morale exige, à savoir l'universalisation des maximes subjectives de notre action. "On n’a donc aucune chance de légitimer le concept de mal si l’on en reste au niveau d’une description de l’ordre de la nature et des comportements humains   ". L'illusion dogmatique de la théodicée consiste à croire que nous pouvons connaître ce qui dépasse le régime de donation sensible des phénomènes : Dieu et la liberté dans ce cas précis. Nous ne pouvons connaître Dieu et prouver son existence car il ne constitue pas un objet donné dans l'espace et le temps. Et si de même, nous ne pouvons connaître la liberté - au sens d'en rendre raison, de la déduire d'un concept qui la précéderait - nous savons que nous sommes libres car la loi morale constitue le Fait de la Raison   : nous entendons cette voix de l'impératif catégorique qui exige de nous que nous agissions moralement. C'est bien alors, comme le souligne Michaël Foessel pour démontrer l'échec de toutes les théodicées dogmatiques, ce savoir pratique qui vient abattre les présomptions de la raison spéculative à l'œuvre dans ses tentatives de justification théorique du mal. C'est à partir de la liberté - et donc de notre raison pratique, et non plus théorique - que le mal détient son épaisseur de scandale : c'est à partir du moment où nous avons renoncé à l'expliquer que le mal prend un sens pour une pensée de la liberté humaine.

La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté  

L'introduction du mal dans l'oeuvre de Kant n'est pas le signe d'une trahison qu'aurait commis celui-ci à l'encontre de l'idéal des Lumières   . Elle ne constitue pas davantage une incursion tardive d'un concept qui rendrait problématiques les énoncés précédents de Kant sur la raison pratique dans La Métaphysique des Moeurs et la Critique de la Raison Pratique. Au contraire, d'après Michaël Foessel, la richesse des analyses de Kant sur le problème du mal vient éclairer ce qui restait dans l'ombre des énoncés formels des oeuvres précédentes concernant la pratique, et s'inscrit dans leur droite ligne. En effet, l'Essai sur le Mal de 1793 n'infirme pas les propos précédents de Kant mais au contraire les poursuit au-delà de leur formalisme en insistant cette fois-ci sur ce qui, justement, le déborde. La loi morale nous commande d'agir en respectant l'universalisation de nos maximes subjectives, mais en tant que telle, elle ne dit rien de cette possibilité que nous détenons de choisir paradoxalement par liberté le parti de ne pas être libre : c'est ainsi que se définit le mal. Nous sommes conscients de notre liberté parce que nous entendons la voix de la loi morale mais nous décidons librement de ne pas lui obéir en inversant l'ordre moral des maximes : nous faisons passer nos penchants sensibles avant la loi. Nous détenons donc un arbitre que Kant qualifie de libre   et qui se situe au fondement du choix des maximes : si de la volonté procède la loi morale, les maximes proviennent de notre faculté subjective de choisir, l'arbitre. Cette distinction capitale avait déjà été enoncée par Kant dans l'Introduction à La Métaphysique des Moeurs et l'Essai sur le Mal inscrit justement ce penchant au mal qui est en nous dans l'arbitre, et non dans la volonté. La volonté quand elle commande ne laisse pas le choix : c'est l'arbitre libre qui choisit ou mieux encore, parce que ce choix n'est pas psychologique au sens où il se ferait dans l'ordre du temps, c'est l'arbitre qui décide de se déterminer pour ou contre la loi morale. C'est aussi pour cette raison que le mal n'a pas d'origine assignable, il est "inscrutable" et ne pourra jamais être expliqué par un discours causal. C'est, dit Michaël Foessel, au niveau de cette décision originaire entre l'autonomie - le fait de vouloir être libre et d'assumer cette liberté - et l'hétéronomie - faire passer ses désirs sensibles avant la loi  - que se situe la radicalité du mal. Le mal est bien à la racine de notre agir : il est de l'orde d'un choix originaire, a-temporel, qui dépasse tous les autres choix que nous pourrions faire dans le temps et qui sont par conséquent susceptibles d'être expliqués. En ce sens, le penchant au mal désigne, selon la formule de l'auteur, "une évènementialité sans évènement assignable" pour dire que la possibilité que nous avons de faire le mal n'est pas dans une chose, ne relève pas du monde physique des causes naturelles mais bien de notre liberté la plus intérieure. Le mal n'est pas un fait nécessaire, mais bien un penchant, une tendance inscrite au coeur de notre liberté humaine : il est donc contingent que le mal se produise dans le monde car il relève de notre propre responsabilité.

Le mal et son discours philosophique : une anthropologie morale

Le mal désigne donc la possibilité inscrite dans chaque homme de choisir librement de ne pas être libre. C'est en ce sens qu'il détient à la fois une dimension individuelle mais aussi communautaire et ouvre donc la possibilité d'un discours philosophique sur la nature humaine. Cette anthropologie ne peut pas être empirique car la nature ici considérée participe de deux domaines absolument hétérogènes : l'homme est à la fois un être sensible et un être libre. En lui, s'unissent deux ordres : la nature et le supra-sensible.  Elle constitue donc plutôt une anthroponomie   qui s'intéresse au fondement subjectif de l'agir humain, l'arbitre libre. Nous avons vu que la catégorie de la causalité n'était d'aucun secours pour saisir le problème du mal : non seulement la causalité naturelle ne peut valoir pour des objets qui dépassent le regime spatio-temporel de donation des phénomènes, mais même la causalité dite libre de la raison pratique est relativisée par le mauvais usage que nous faisons de notre liberté quand nous commettons le mal. Comment comprendre le fameux paradoxe d'Ovide, radicalisé par Saint-Paul et repris par Kant  : je vois le bien, et je l'approuve, mais je fais le mal ? Il y a donc quelque chose en nous dont nous ne sommes pas les auteurs - le penchant au mal, déjà présent avant même que nous choisissions - qui d'emblée met en danger notre liberté.

Pour éclairer le sens de cette liberté "blessée" selon le mot de Ricoeur   , il faudra donc recourir à un autre type de discours, ne s'appuyant plus sur la catégorie de la causalité mais convoquant les ressources de la figuration symbolique et du jugement réfléchissant examiné dans la Critique de la Faculté de Juger   .  Les notions déployées par Kant dans la partie téléologique de la  troisième Critique sont en effet réinvesties dans sa réfléxion sur le problème du mal : ainsi  par exemple l'image de la "racine" (Wurzel) permet de caractériser le niveau de profondeur du mal dans la nature humaine mais est redoublée de l'existence d'une autre racine, celle de la disposition au bien qui est ancrée encore plus profondément dans l'agir humain que la précédente.  Les hommes sont d'abord disposés au bien et cette disposition est supérieure au penchant du mal radical. C'est en ce sens qu'un "schématisme de l'espérance   " selon la formule de Ricoeur est possible. Les textes religieux comme ceux de la Bible nous permettent de figurer symboliquement, par analogie   , ce qui ne se laisse pas expliquer causalement. Ainsi la figure de Job dans l'Ancien Testament est celle du juste souffrant qui renonce à expliquer, contrairement à ses amis, le cours réputé providentiel du monde : nulle part nous ne pouvons constater la nécessité de l'union entre la vertu et le bonheur. Il n'est pas vrai que les justes soient toujours récompensés, et il est faux que les méchants soient tous punis. Il n'y a pas de déduction possible du bonheur à partir de la vertu : ce lien n'est pas analytique mais synthétique et nous devons simplement postuler qu'il existe, sans chercher à le connaître. Il faut postuler, et donc croire rationnellement - puisque c'est un des postulats de la raison pratique pure -   que Dieu oeuvre souterrainement à notre bonheur quand nous sommes vertueux : c'est là la définition du Souverain Bien donnée par Kant, en en critiquant les conceptions stoïciennes et épicuriennes (le bonheur n'est pas déductible de la vertu : il vient s'y ajouter de l'extérieur). Le Nouveau Testament permet quant à lui de figurer le penchant au mal avec l'image de l'Adversaire, toujours présent pour nous tenter, et la disposition au bien avec le Christ, l'archétype de l'intention morale totalement pure qui nous permet de penser la possibilité toujours renouvelée de se convertir au bien alors même que nous avons toujours fait le mal. Le Christ figure cette possibilité de révolution intérieure mais là s'arrête sa fonction pour la raison pratique : il importe peu de savoir si Jésus a été engendré de manière surnaturelle ou s'il est simplement un homme. Ces questions théologiques renvoient à nouveau à des problèmes qui dépassent notre pouvoir de connaître alors que la raison, grâce au schématisme de l'analogie, tente de ressaisir dans le discours religieux des images symboliques susceptibles d'éclairer son pouvoir pratique et de la dynamiser par l'espérance qu'elles soutiennent, sans aboutir à aucune connaissance. C'est bien en ce sens que l'on peut parler avec Michaël Foessel, d'une "déthéologisation des concepts de la pensée religieuse" par le discours de l'anthropologie morale   . Si celle-ci a bien pour objet la nature humaine, cette dernière "n'est pas envisagée comme un principe d'intelligibilité, elle désigne au contraire un niveau de profondeur anthropologique qu'aucune explication causale ne peut atteindre   ".

Il serait trop long d'examiner ici dans le détail les considérations critiques que Kant déploie à propos de la grâce, du péché originel, et des nombreuses images qu'ont employées les grandes figures du christianisme comme Augustin, Thomas ou Luther pour désigner le problème du mal et la possibilité humaine de s'en départir. Nous ne pouvons donc qu'inciter le lecteur à consulter sur ces points les réflexions nourries de l'ouvrage de Michaël Foessel.  Une chose est néanmoins sûre : la rigueur et la clarté du style de l'auteur ne favoriseront pas seulement la lecture des universitaires désireux d'enrichir leurs connaissances sur la philosophie kantienne, mais contribuent à raviver un problème moral qui ne cesse de sourdre profondément en nous