Un ouvrage éclairant sur la production capitaliste et inégalitaire des villes, mais dont la dimension critique masque certains aspects positifs des mutations à l’œuvre.
 

Longtemps inaccessible au public français, l’œuvre de David Harvey fait enfin l’objet de plusieurs traductions françaises. Connu pour l'introduction des théories marxistes dans la géographie, l’auteur du classique Social Justice and the City   poursuit dans cet ouvrage son analyse des liens entre le capitalisme et les inégalités urbaines. À l'heure où les centres-villes ne deviennent accessibles qu'à certaines personnes mondialisées et où la gentrification se généralise à l'ensemble des métropoles, les réflexions sur le "droit à la ville" reviennent avec force au sein des étude urbaines. Théorisé par Henri Lefebvre à la fin des années 1960, il ne s'agit pas seulement  de l’accès à des ressources urbaines ou à un logement mais il doit surtout constituer le droit "à nous changer nous-mêmes en changeant la ville de façon à la rendre plus conforme à notre désir le plus cher"   . S’inscrivant dans les pas de Lefebvre, David Harvey s’attache dans cet ouvrage à dénoncer l’influence du capitalisme sur la production urbaine et à énoncer les éléments susceptibles de favoriser un développement plus humaniste et égalitaire.

Les dimensions inégalitaires de la production urbaine capitaliste

Pour David Harvey, l’ensemble de la production urbaine serait à l’heure actuelle contrôlée par le pouvoir capitaliste. Il s’attache en effet à démontrer les liens particulièrement ténus qui existent entre ce modèle de développement et les processus d’urbanisation. L’auteur rappelle dans un premier temps avec clarté qu’en fonction de ses propres caractéristiques, le capitalisme doit pour se perpétuer, être dans un processus de croissance continue et la plus-value accumulée sans cesse réinvestie. Le moindre blocage menace alors les acteurs capitalistes de ne plus trouver de "biais profitable pour réinvestir le capital" et d’entrainer la dévaluation des surplus de marchandises. De fait, "les politiques du capitalisme sont affectées par le besoin perpétuel de trouver des terrains profitables à la production et à l’absorption des surplus de capital"   . Or à l’instar des dépenses militaires, la ville joue selon l’auteur un rôle considérable dans l’absorption du surproduit, ce qui l’amène à comparer le Paris de Haussmann et le New York de Moses à des "avaleuses de produit"   , régulatrices des soucis posés par l’accumulation. 

Ainsi à l’heure actuelle, l’urbanisation, notamment à travers les booms immobiliers, permettrait de résoudre certains problèmes d’écoulement des surplus de capitaux. Au point que pour David Harvey, c’est en partie l’expansion urbaine des États-Unis qui aurait permis de stabiliser le marché mondial lors de la crise des années 2000. Ces booms immobiliers, présents aujourd’hui sur l’ensemble des continents et particulièrement en Chine, reposent sur la construction de nouvelles institutions financières et de dispositifs destinés à organiser le crédit nécessaire à l’achat par les propriétaires et à la construction par les promoteurs. S’étalant aujourd’hui sur une échelle mondiale réticulaire et désarticulée, le processus d’urbanisation favorise certaines conduites toujours plus risquées de titrisation ou de prêt à des personnes non solvables, rendant le marché actuel du prêt hypothécaire incontrôlable. Et ce serait cette nécessité imposée par le capitalisme d’écouler les surplus et de toujours plus investir qui serait à la base d’effets socialement pervers. Puisque lorsque des crises éclatent, leur impact est particulièrement fort au niveau local sur les infrastructures et spécifiquement sur les ménages les plus pauvres, à l’instar de la récente crise des "subprimes". Résultant de dynamiques métropolitaines et se répercutant en premier lieu sur les villes, la crise actuelle serait donc pour David Harvey, une crise profondément urbaine. 

Par ailleurs, l’absorption de surplus par les transformations urbaines implique un accroissement des inégalités et des phénomènes croissants de pauvreté, particulièrement à travers "l’accumulation par dépossession". Il suffit pour s’en convaincre d’évoquer la généralisation des dynamiques d’expropriation des personnes les plus démunies que l’on observe dans certains espaces urbains en Chine, en Inde, en Turquie, au Brésil, etc., qui se font dans la perspective de valoriser ces lieux et l’image attractive de la ville. Selon Harvey, les citoyens n’auraient donc pas d’influence sur les processus d’urbanisation en cours et seraient même les premières victimes d’une dynamique d’accumulation ordonnée par les acteurs capitalistes au pouvoir.

Tous ces constats sur les profondes inégalités qui sont au cœur du processus d’urbanisation soulignent la nécessité d’une reprise citoyenne du contrôle de la production urbaine. Ce contrôle passe notamment par l’établissement d’un droit à la ville, qu’Harvey définit comme la prétention à un "pouvoir de façonnement fondamental et radical sur les processus d’urbanisation, c’est à dire sur les manières dont nos villes sont sans cesse transformées"   . L’obtention du "droit à la ville comme slogan opératoire et comme idéal politique - précisément parce qu’il se concentre sur qui gouverne les liens unissant, depuis des temps immémoriaux, l’urbanisation à la production et à l’utilisation des surplus"   serait une manière de favoriser la réappropriation de la ville par ses habitants. Fidèle à la tradition marxiste, l’auteur suggère que seule la révolution permettra d’y parvenir. 

La révolution sera urbaine ou ne sera pas

Comme Lefebvre avant lui, David Harvey estime que la "classe ouvrière révolutionnaire (est) constituée de travailleurs urbains plutôt qu'exclusivement d'ouvriers à l'usine"   . L’auteur ne se prive alors pas pour vilipender les chercheurs marxistes qui continuent de focaliser leur attention sur des rapports de classes a-territoriaux, en maintenant une dissociation entre la ville et les enjeux macroéconomiques. C’est de cette scission, récurrente au sein de la recherche, que découlerait une méconnaissance des conditions ayant abouti à la crise de 2007-2009, en l’occurrence parce qu’ "aucune tentative sérieuse n’a été entreprise pour intégrer l’étude des processus d’urbanisation et de formation de l’environnement bâti dans la théorie générale sur les lois de la circulation du capital"   .

Si des mouvements existent en faveur d’une démocratisation des pratiques gouvernementales ou de la gestion des ressources, c’est par la ville que doit être mobilisé un mouvement pour la reprise du contrôle de l’utilisation des surplus. C’est en effet en ville que se confrontent avec le plus de vigueur "l’accumulation par dépossession infligée aux plus pauvres et ce mouvement qui cherche à coloniser toujours plus d’espace pour la jouissance raffinée et cosmopolite des plus riches"   . Se référant à la Commune de Paris, l’auteur rappelle que ce n’était pas seulement les travailleurs des usines qui étaient mobilisés lors des soulèvements mais l’ensemble d’une population urbaine défavorisée. Il s’agissait finalement davantage d’un mouvement social pour le droit à la ville que d’un soulèvement prolétarien. Il prône alors une re-conceptualisation de la ville comme "site de production de la plus-value, plutôt que l’usine"   . La révolution, telle que la souhaite David Harvey, ne passe plus par les seuls ouvriers mais par l’ensemble des producteurs de la ville et ceux qui permettent la "reproduction de la vie quotidienne"   , qu’il s’agisse des travailleurs du bâtiment et des transports, de l’alimentation et de l’approvisionnement, des chauffeurs de taxis et des artisans, etc. C'est en ce sens que la révolution sera urbaine ou ne sera pas. 

Dans cet ouvrage, David Harvey parvient ainsi avec justesse à montrer les voies par lesquelles se spatialise le capitalisme en fonction de ses propres intérêts et à révéler la fragmentation à l’œuvre des espaces urbains ainsi que la transformation des conflits de classe. Dans un contexte de récession et d’accroissement des inégalités, cette manière d’introduire les théories économiques au sein de la géographie ainsi que la clarté de ses démonstrations constituent certainement la source du succès actuel de David Harvey. Cependant, sous la plume de l'auteur, il semble que la structure capitaliste soit la seule à intervenir et à construire le cadre de vie de la population urbaine. La résistance à ce processus compterait alors seulement quelques groupuscules éparpillés sans influence. À se focaliser sur une révolution à venir et un renversement de l’ordre établi, David Harvey semble aveugle aux dynamiques humanistes qui guident certains citoyens dans leur intervention sur l’espace et à la reprise du pouvoir d’intervention urbaine qui se joue dans les espaces ordinaires de la vie quotidienne. À travers l'émergence de mouvements citoyens, d'institutions participatives, d’une architecture éthique et sociale, une production alternative de l’espace urbain émerge. Même si la plupart de ces acteurs ne s'inscrivent pas dans une perspective révolutionnaire et que leur action reste modeste, leur mobilisation ne doit pas être négligée pour penser la ville contemporaine. C'est peut être même l’une des voies par lesquelles le "droit à la ville" pourra se diffuser à l'ensemble de ses résidents.