Dans le cadre d'un partenariat avec La Revue Civique, Nonfiction reprend un des articles parus dans le dernier numéro, automne 2011, signé Francis Balle

L’auteur du célèbre manuel Médias et Sociétés, Francis Balle dresse pour la Revue Civique un brillant panorama des trois côtés d’un triangle qui doit rester équilibrer : les médiateurs (journalistes) ont à faire avec  "les mandarins" ("pélerins de valeurs", du savoir, de la politique) et "les marchands" (qui "font commerce de idées et des oeuvres"). C’est dans l’équidistance que le journalisme trouve sa liberté, relève-t-il, car " dans la société médiatique, la vie se joue à trois ; et tout doit être fait pour empêcher l’un des joueurs de dominer les deux autres " .

 

Que peuvent faire les médias ? Que veulent-ils faire pour cultiver le civisme, pour favoriser sa naissance, pour le faire grandir parmi nos concitoyens ? Il est assurément difficile de répondre à cette question de façon aussi tranchée que notre attente le voudrait.
Rappelons-nous : avec les journaux quotidiens du 19ème siècle était né un espoir, celui d’une information enfin complète, objective et accessible à tous. Ainsi, les promesses de la démocratie pouvaient-elles s’accomplir, celles qui inspiraient les auteurs de la Déclaration américaine de 1776 et les acteurs de la Révolution française de 1789. Les journaux quotidiens, enfants légitimes des rotatives et des libertés, vendus à des centaines de milliers d’exemplaires, d’abord en Angleterre et en Allemagne, puis en France et aux Etats-Unis, assignaient au journaliste une mission : informer ses concitoyens de l’actualité, leur dire " ce qui se passe ", ce qui vient tout juste de se passer, ce qui va peut-être ou très probablement se passer. Emancipé à la fois de la politique et de la littérature, le journaliste était devenu "l’historien du présent", selon la formule d’Albert Camus, comme on pourrait dire de l’historien qu’il est le journaliste du passé. La boucle était ainsi bouclée. La presse réalisait l’idéal démocratique. Et la démocratie, en retour, idéalisait la presse.

Toujours la faute des médias
Il fallut très vite déchanter. Les désillusions, plus nombreuses d’année en année, ont pris le pas sur cet espoir que les journaux avaient fait naître. Un siècle après que le journal qui s’appelait alors le Petit Parisien, né en 1876, était devenu, avant 1914, le plus grand journal du monde, avec un million et demi d’exemplaires vendus chaque jour, après un demi siècle d’une télévision omniprésente, alors que les grands quotidiens sont pris en tenailles entre les journaux gratuits et les sites d’Internet, les médias d’information sont aujourd’hui mis en accusation de tous côtés et dans des perspectives diverses : c’est toujours la faute des médias. Balzac écrivait déjà, en 1840 : "Si la presse n’existait pas, il ne faudrait pas l’inventer". Beaucoup pensent aujourd’hui de la télévision et de la Toile, sans trop le dire, ce que l’écrivain disait hier de la presse, sans vraiment le penser. La liste est longue, depuis les faux charniers de Timisoara, en 1989, jusqu’au vrai faux journal de la télévision belge, en décembre 2006, de ces dérapages, de ces manigances ou de ces défaillances qui font peser sur l’information de redoutables soupçons. Jamais, pour nous informer, les médias n’ont été aussi nombreux et variés ; jamais pourtant l’information ne nous a semblé à ce point insatisfaisante, à la fois insuffisante, imprudente, partiale, voire orgueilleuse.
" Nous, journalistes, écrit Jean Schwoehel, nous sommes les instituteurs du 20ème siècle" : l’identification est aujourd’hui aussi mortelle que l’était, au temps de Balzac, l’assimilation des journalistes aux " publicistes" ou à des hommes de lettres. Cette identification se nourrit, en notre époque, de la convergence des discours que tiennent, à propos de leurs missions respectives, les journalistes et les professeurs. Leur polémique remonte aux années 1960, celle de la mise en cause de l’école par les médias. A la montée de la contestation, les professeurs ont souvent répondu avec les armes de l’adversaire : sous couvert d’ouverture au monde, ou pour suivre plus fidèlement les curiosités de leurs élèves, ils ont plaidé pour l’adoption, à l’école, des méthodes les plus éprouvées des médias. Symétriquement, les maîtres de ces derniers ont été tentés, parfois, d’assimiler leur mission à celle des professionnels de l’instruction, impatients peut-être de les supplanter définitivement.

Des missions et des vocations bien distinctes
A coup sûr, les journalistes et les professeurs peuvent à bon droit se réclamer des mêmes exigences : la probité personnelle et la rigueur intellectuelle. Et la contestation qui les a pareillement atteints, de plein fouet, au tournant des années 1970, ne fait qu’ajouter à leur volonté de transfigurer leur métier en vocation : l’entreprise, en un sens, fait partie de la comédie que chacun se joue à lui-même et en direction des autres. L’important, pourtant, est ailleurs : il réside dans la confusion entre leurs missions ou leurs vocations respectives. Plus particulièrement, cette confusion qui s’est établie entre l’information à propos des débats ou des évènements de l’actualité et l’instruction civique, destinée aux futurs citoyens. Pourquoi, en effet, les médias n’accompliraient-ils pas alors ces promesses, devant lesquelles l’école semble parfois paralysée, aujourd’hui, par l’impuissance ou le découragement ?
Le journalisme et l’enseignement, en démocratie, ont pourtant des vocations distinctes. Les confondre, c’est oublier que les évènements de l’actualité n’ont pas la même place dans l’univers de l’école et dans celui des organes d’information : simple illustration possible dans celui-là, pour initier à la réflexion ou pour l’exercer, ils en constituent le point de départ obligé pour ces derniers. Le journalisme part de l’actualité pour se diriger vers ce qui la rend intelligible, s’efforçant de vaincre chez ses lecteurs les fausses représentations : le professeur, quant à lui, initie ses élèves aux disciplines de la pensée, qu’elles s’apparentent à l’observation des faits ou à l’analyse formelle. Parfois sur le même chemin l’un et l’autre, ils l’empruntent dans des directions qui sont opposées : les médias éveillent la curiosité pour des affaires que seuls, bien souvent, les outils apportés par l’école permettent de comprendre.

Le journalisme n’est pas l’enseignement
Identifier le journalisme à l’enseignement, c’est oublier également que les grands médias constituent une école " parallèle" - le lieu d’une instruction postscolaire ou parallèle à l’école – dans la seule mesure où ces organes d’information répondent à des attentes, à des intérêts ou à des curiosités auxquels on a donné naissance auparavant, à l’école ou bien ailleurs, à l’occasion d’échanges sociaux, notamment au sein de la famille.
Les enquêtes convergent vers le même constat : les gens regardent, à la télévision, et ils lisent, dans les journaux, ce qu’ils ont appris à apprécier et à comprendre en d’autres lieux, par d’autres moyens et plus ou moins longtemps auparavant. Ce qui explique le fait que les médias, plutôt que d’œuvrer vers une plus grande égalité, reproduisent et accentuent les inégalités devant la "culture". Ce qui confère son ultime signification à l’adage selon lequel les gens n’ont jamais que les journaux ou les programmes qu’ils méritent.
Ne nous trompons pas davantage sur la vocation que l’histoire a fini par assigner aux journalistes. Produit de l’histoire plutôt que réalisation d’un architecte inspiré, le journalisme est une parole singulière, une parole que la société se donne à elle-même et à propos d’elle-même. Cette parole ne vaut que si elle est véritablement libre et autonome : le journaliste se doit d’entretenir de bonnes relations avec tout le monde sans être jamais le porte-parole de qui que ce soit. Vis-à-vis des responsables de la ligne éditoriale, des experts dont il sollicite les avis, de ses confrères, à la fois associés et rivaux, et des acteurs ou des témoins de l’actualité, le journaliste doit garder ses distances, ni trop loin, ni trop près de chacun d’eux, sans défiance ni confiance excessives, évitant par conséquent les écueils opposés d’une suspicion et d’une connivence également trompeuses et compromettantes. Les pressions exercées à l’endroit du journaliste ne sont pas en soi scandaleuses ; il serait scandaleux, en revanche, que le journaliste ne leur opposât aucune résistance, aucun esprit critique. C’est dans cette équidistance qu’il trouve sa liberté, soumise aux seules exigences d’exactitude et de sincérité qui sont les vertus de la vérité. Cette liberté lui serait contestée ou retirée par ses mandants, lecteurs ou téléspectateurs, auditeurs ou internautes, s’il était l’avocat, sans le dire, d’un interlocuteur privilégié, d’un parti pris ou d’une idéologie quelconque. S’il choisit officiellement d’être impartial plutôt que militant, le journaliste fait peser un soupçon sur l’information chaque fois qu’il s’écarte de cette mission que la société ouverte et démocratique lui assigne : être un spectateur et non un acteur, un observateur plutôt qu’un instituteur, un greffier et non un avocat ou un procureur, un médiateur plutôt qu’un censeur.

Séparation de l’Etat et de la société civile
Ainsi, les enjeux du journalisme sont aujourd'hui les mêmes qu'au milieu du XIXe siècle. Sa vocation, depuis cette date, est d'écrire l'histoire "au présent" selon la formule d'Albert Camus, d'ouvrir toujours plus largement des espaces de parole, dans les interstices plus ou moins nombreux et étendus de la société civile. Espaces de rencontres entre le vaste public et les mondes plus ou moins clos du savoir, du pouvoir et de la création. Espaces où les journalistes président, avec le secours des techniques, au commerce des idées. Ainsi, l'enjeu du journalisme est, aujourd'hui comme hier, la consécration de la séparation de l'État et de la société civile. À l'époque du Web 2.0 comme à celle de Tocqueville ou de Zola, la vocation du journaliste demeure ce qu'elle était : ouvrir des espaces à la libre parole et présider, dans ces interstices, à la circulation des idées, à la présentation des œuvres et des actions, qu'elles soient médiocres ou remarquables.
Pas plus que les journalistes, ceux qui incarnent la culture, ceux que l’on peut appeler les mandarins, les savants, les artistes, au même titre que les sages ou les prêtres, ne sauraient être détournés de leur vocation : chercher ou créer des valeurs, les défendre ou les illustrer, de façon aussi désintéressée et indépendante que possible. Ainsi, le pouvoir de leurs œuvres, celui  "de toute œuvre culturelle" est bien, comme le soulignait si justement Hannah Arendt, " d’arrêter notre attention et de nous émouvoir ".

Le marché peut faire le vide
Soucieuses avant tout de cultiver le civisme, entendu à la fois comme respect des autres et attention aux autres, les démocraties se doivent de ne pas saborder mais au contraire de protéger et de favoriser pareillement la logique du marché, en même temps que celle des " mandarins ". La logique du marché consiste à répondre à une demande dont on doit à l’avance discerner les attentes, et dont on s’empresse de satisfaire les moindres désirs. Mais, au bout de cette logique, il y a une exigence de dépassement, l’appel à une transcendance ; privé de cet appel, le marché tourne en rond, en roue libre, il se prend pour sa propre fin. Le marché crée alors du vide dans une succession de modes qui, à peine établies, sont déjà dépassées. Il fait le vide autour de lui. 

Il revient aux médias, depuis le milieu du XIXe siècle, partout où l’économie marchande est alliée à la démocratie politique, de mettre en tension les deux logiques, celle qui fait commerce de tout, et celle qui poursuit des valeurs – le vrai, le juste ou le beau. Les médias, en réalité, s’interposent, permettant à chacune d’aller au bout d’elle-même : au marché d’avoir un sens, de ne pas tourner à vide, sans repères, sans boussole, sans âme ; aux représentants de la culture – aux créateurs – de ne pas vivre entre eux, ou repliés sur eux-mêmes, et de soumettre leurs œuvres au verdict du " grand public ".
La culture s’épanouit à l’intérieur de ce triangle dont chacun des angles figure le représentant de ces trois logiques : les mandarins, pèlerins des valeurs ; les marchands, qui se livrent au commerce des idées, des opinions ou des œuvres ; les médiateurs enfin, les gens des médias, au premier rang desquels les journalistes, mandatés pour jouer les intermédiaires. Entre les représentants de ces trois logiques, des relations d’alliances et de rivalités se nouent et se dénouent en permanence. Ainsi, dans la société " médiatique ", la vie culturelle se joue à trois, et tout doit être fait pour empêcher l’un des joueurs de dominer les deux autres ou d’être dominé par eux. La vie des idées et des œuvres ne s’accommode pas plus de la monocratie ou de la démagogie que de la médiacratie.
L’image de ce triangle du civisme, à l’inverse des accusations portées inlassablement à l’encontre des médias d’information – leurs sensationnalisme, leur " populisme " ou leur démagogie – a au moins pour vertu de ne pas nous détourner des questions surgies de l’avènement récent des médias " sociaux ", les Twitter et autres, aux côtés des médias " historiques ", la presse, la radio et la télévision. La question n’est pas de savoir si les médias peuvent servir le civisme ou si, au contraire, ils le desservent. Elle n’est pas davantage dans l’appréciation de la qualité, que l’on peut trouver médiocre ou estimable, des "contenus" produits par des " fabriques de nouvelles " ou des " usines à rêves " et qui se retrouvent vers l’un des écrans dont nous disposons. La question est plutôt celle-ci : le triangle du civisme, celui qui décrit les relations d’alliance et de rivalité entre les mandarins, les marchands et les médiateurs est-il bien équilatéral ?
L’esprit de civisme s’épanouit à l’intérieur de ce triangle : il repose sur l’équilibre immanquablement précaire auquel parviennent ceux qui en constituent les angles, chacun trouvant auprès des deux autres une limite à sa propre puissance, en même temps qu’une incitation à faire aussi bien que possible ce qu’il doit faire, et ce qu’il sait faire de mieux