Disputer des goûts par-delà les échanges économiques ?

Ne pas disputer des goûts et des couleurs ? Cet interdit proverbial ne pense pas suffisamment ce qu’il en est du goût, qui mérite mieux que ce silence. Comment dès lors en parler ? Ce n’est pas la captation de l’attention sur un produit en le disant pour tous les goûts qui le dira le mieux. De plus, il n’est pas nécessaire que la vente soit à la criée pour que l’appropriation par le marché soit opérante. Dans ces "essais sur la captation esthétique", il s’agit d’interroger cette mise en marché des goûts, depuis la simple consommation quotidienne jusqu’à l’appréciation d’une œuvre d’art, afin de vérifier si la rationalité économique épuise le sens du goût. La communauté de ceux qui ont du goût est-elle seulement une assemblée de consommateurs et de simples amateurs ? Si la couverture peut ne pas être trouvée du meilleur goût, son choix peut cependant être compris au regard du contenu de l’ouvrage. L’image de Vanessa Beecroft qui sert d’illustration à cette réflexion sur la captation esthétique vise à représenter ce qu’est être en vitrine. A quoi s’arrêtent les passants et, pour les arrêter, l’inexpressivité des figures - de chair ou de cire ? - n’est-elle pas le seul et triste moyen ? Le collectif cherche ainsi à montrer, plus généralement, la promotion économique et idéologique des normes du goût et le dessèchement qu’il lui fait subir. Loin d’être replié sur un individu solitaire, le goût est essentiellement ce qui se met en avant ou en vitrine.


La force d’une pensée collective

Le collectif rassemble une grande diversité de vues sur la question du goût. Mais les disciplines convoquées ne sont pas séparées les unes des autres. Plutôt que de juxtaposer des synthèses sur le problème en histoire, en sociologie, en économie, en anthropologie, en philosophie, l’ouvrage entend croiser les compétences. Chacun des dix-huit articles s’efforce, selon le mot d’Olivier Assouly dans son introduction, de mettre à l’épreuve l’idée selon laquelle "l’esthétique est actuellement l’un des champs de bataille du capitalisme". Comme tout champ de bataille présente de la confusion, il s’agit, au fil des pages, de démêler les forces en présence dans le goût qui a l’apparence d’être purement subjectif et évanescent. Le goût découvre l’épaisseur historique et collective de sa spontanéité. En quatre parties, l’étude de la question révèle son ampleur. Commençant par une "généalogie" de la notion, interrogeant par la suite les normes fixant le goût, puis les stratégies de la commercialisation, l’ouvrage s’achève par une critique de la pauvreté actuelle du goût prisonnier de la recherche du plaisir. Dans chacune des quatre parties, le travail se fait à plusieurs voix, sur les objets les plus divers et souvent originaux, comme la parfumerie fine, le marché du vin, et en analysant des textes parfois rares, comme ceux sur la coiffure ou le papillotage du XVIIIe siècle. En outre, sur des techniques les plus récentes du commerce, comme le packaging ou l’utilisation d’internet, la réflexion ne se veut pas prisonnière de son temps. C’est ainsi que pour penser le goût pris dans la sphère de l’internet, Nicolas Auray et Michel Gensollen analysent des textes de La Rochefoucauld, Bentham, Foucault en repérant les métamorphoses de la réflexion du goût.


La polysémie du goût

Le travail du collectif, qui a, selon son directeur, pour "perspective" de constituer une "économie générale des goûts", ne se contente pas de critiquer la mystification contemporaine sans revenir sur les raisons de la situation et en poursuivant simplement la sociologie du goût telle que Pierre Bourdieu a pu la faire. La sociologie pragmatique défendue par Antoine Hennion s’efforce ainsi de retrouver la place active de l’amateur critique. En outre, l’écart de l’homonymie entre saveur au palais et jugement se veut levé. Du goût comme l’un des cinq sens au jugement de goût, le collectif prétend appréhender une communauté de sens plus profonde. Le passage du sens propre au sens figuré comme celui du singulier au pluriel ne vont pas de soi. Enfin, le goût est pensé dans sa relation complexe à la mode, à l’élégance, au plaisir. La force de ces réflexions est de chercher à retrouver tout le poids culturel d’une notion et d’une expérience.


Des goûts à bas prix ?

L’ouvrage n’en reste pas à une dénonciation qui peut toujours être facile, comme dans les travers de la réflexion se rangeant sous la bannière de la postmodernité que plusieurs textes analysent. Il lui importe de trouver de nouvelles modélisations pour penser la captation-capture de la sensibilité collective en essayant de démontrer que cette critique n’est pas uniquement une question de goût. Reste à savoir si, comme le dit Adorno au paragraphe 95 des Minima moralia, le goût est bien "le sismographe le plus fidèle de l’expérience historique".


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