Un ouvrage qui revient sur le bilan et le programme de la gauche en vue des élections de 2012.

Le 14 mai dernier, Pierre Moscovici était l'invité de Laurent Ruquier dans l'émission de France 2 "On n'est pas couché", diffusée en direct. C'est aussitôt l'enregistrement terminé que Pierre Moscovici apprend l'arrestation de son champion, Dominique Strauss-Kahn, qu'il avait défendu avec force vigueur et enthousiasme dans les heures qui précédaient, comme il le fait dans le livre publié en mai chez Flammarion, Défaite interdite.

 

À l'évidence, faire le compte rendu d'un livre dont la réception est faussée par des événements postérieurs au contexte de son écriture et de sa publication, n'est pas aisé. Mais si l'actualité de certaines prises de position de cet essai est partiellement mise en cause, sa pertinence n'est pas entamée. Mieux, elle renforce la vigueur de l'analyse, le sentiment d'urgence qui la porte, le devoir d'inventaire qui la fonde.

Sur le bandeau du livre, cette inscription : "Attention, Sarkozy ne peut plus gagner... mais la gauche peut encore perdre !". Le bilan dressé par le responsable socialiste 4 ans après l'élection de Nicolas Sarkozy est sévère : la première partie du livre fait la liste de ses échecs, critique avec vigueur les errements de sa présidence, dont le bilan se chiffre en dizaine de milliers d'électeurs déçus.

Moscovici ne verse pas dans le brûlot anti-sarkozyste. Son propos est de mettre en perspective l'insuccès de la politique menée par les gouvernements Fillon successifs et, parallèlement, d'analyser l'échec de la gauche à se rendre crédible dès lors qu'il s'agit de prendre en main le destin du pays, et non les seules collectivités locales. Pour cela, il fait le portrait croisé d'un parti déboussolé, aux prises avec des histoires internes qui le minent et d'un homme décidé à imprimer une orientation social-démocrate, réaliste, "pour une gauche au rendez-vous de l'Histoire".

Le trauma

Pour toute la classe politique française, le 21 avril 2002 sonne comme une déflagration. Pierre Moscovici éprouve "un puissant sentiment d'injustice"   . Passant rapidement sur les divers facteurs invoqués pour expliquer l'absence du candidat socialiste au second tour de la présidentielle, il s'en prend à la thèse d'un "déficit de charisme"   de Jospin, irrecevable et absurde : son expérience comme sa capacité de leader ont été injustement mises en cause.

La blessure reste ouverte et les hauts scores de l'héritière Le Pen moins d'un an avant les présidentielles prochaines nous invitent à la vigilance. Tout sauf la "complaisance"   dont les médias peuvent faire preuve. Le père faisait frémir sans fasciner ; la fille fascine sans faire frémir.

Pour Moscovici, le trauma est aussi personnel. Il revendique son agnosticisme avec la même tranquillité sereine qu'il assume ses racines juives. Le regard sur les heures noires de la France ne peut se teinter d'une quelconque indulgence, pas plus qu'elle ne doit donner lieu à un accablement ostensif. Pour que ce passé ne passe pas totalement, il faut se préserver d'user le vocabulaire qui s'y rapporte. Pierre Moscovici regrette la formule qu'il a prononcée à l'été 2010, sur le "climat très pourri, très Vichy". Tout sauf la "banalisation"   . L'effritement des digues républicaines est certes préoccupant : parler de "Français d'origine étrangères", c'est agiter le spectre du bouc émissaire, de la stigmatisation. Dans "stigmatisation", il y a "stigmate", et la blessure de la France de Vichy ne peut être ravivée impunément.

Les surmois

À l'heure où les socialistes présidentiables se couvrent volontiers du chapeau et de l'écharpe rouge de François Mitterand comme on revendique ostensiblement l'héritage d'un père, la voix de Pierre Moscovici détonne. L'homme reconnaît n'avoir jamais été un fervent partisan d'un homme jugé "trop habile pour être sincère". Tout sauf la mitterandolâtrie aveugle. En revanche, deux figures marquantes sont l'objet des éloges de l'auteur : Lionel Jospin et Dominique Strauss-Kahn. Le premier a été suffisamment décrié, critiqué pour sa défection après la lourde défaite de 2002 autant que pour sa responsabilité dans cet échec. La séquence politique actuelle réhabilite les vertus de l'ancien premier ministre que Pierre Moscovici revendique comme autant de garants d'une "éthique politique" : "l'intégrité", "la probité", "l'exemplarité personnelle". Quant à Dominique Strauss-Kahn, il a été le professeur de Pierre Moscovici à la fin des années 1980. L'élève salue l'intellectuel brillant et l'ami, capable de répondre aux enjeux majeurs de la présidentielle, "économiques et sociaux, puis internationaux et républicains"   .

Les totems

Pierre Moscovici, ancien ministre des Affaires européennes et deux fois députés européens, n'a de cesse de réaffirmer l'idéal européen porté par ses aînés. Il plaide pour une nouvelle gouvernance économique, qui ne se soumette pas aux diktats de l'ultra-libéralisme. L'Europe bureaucratique et impuissante doit quitter son apparence impersonnelle et spectrale, pour avoir un visage, celui d'un Ministre des finances de l'Union européenne. Ainsi représentée, l'Union européenne pourra initier une véritable relance, et incarner une instance forte, perçue par les citoyens comme un atout pour peser sur la scène internationale plutôt que comme un frein aux efforts de la nation pour endiguer la crise.   Pour cela, il faut concevoir une politique européenne qui ne soit pas soluble dans la politique des affaires étrangères. Et venir à bout de ce constat en forme de paradoxe : alors que le nombre d'abstentionnistes aux élections européennes va croissant, l'Europe a un poids de plus en plus décisif dans la conduite des affaires intérieures.

Nature et culture  

Faute de pouvoir recenser ici l'ensemble des propositions présentées dans le dernier chapitre du livre, je m'attacherai à deux points particuliers : le premier concerne la place de la culture à l'échelle nationale et supranationale – plusieurs mesures concrètes sont proposées ; le second a trait à l'écologie.

La culture "n'est pas un supplément d'âme"   , un alibi, un domaine subalterne et marginal, un luxe que l'on peut se payer pour redorer le blason de la gauche. La décentralisation est un moyen de déléguer aux acteurs de terrain la charge de mener des actions efficaces et concrètes, de faire preuve d'initiatives audacieuses ; elle n'exonère pas pour autant l'Etat de mener une politique culturelle ambitieuse, solidaire des projets portés par la gauche en matière d'éducation. "L'instauration obligatoire d'un enseignement de l'histoire des arts préconisé par le gouvernement n'est pas la seule solution, et rien n'a été prévu pour assurer cet enseignement – pas de concours de recrutement comme l'agrégation pour des historiens de l'art". L'État doit affirmer son rôle de régulateur en investissant dans le domaine du spectacle vivant. "Pourquoi ne pas créer aussi un grand musée du théâtre, qui réunirait maquettes, décors, costumes, textes et projections de grandes mises en scène ? Qu'un tel lieu n'existe pas déjà ne laisse pas d'étonner : on en trouve dans tous les grands pays européens". Pierre Moscovici plaide pour "une Europe de la culture", en citant une phrase attribuée à Jean Monnet : "Si l'Europe était à refaire, je commencerais par l'Europe artistique". Il est encore temps de pallier cette faute originelle en favorisant les échanges culturels entre les pays de l'Union Européenne grâce à des actions précises listées par Pierre Moscovici : "Inscrire dans le cahier des charges de tous les établissement culturels nationaux la création, chaque année, d'un programme européen ou coproduit avec un de leurs homologues européens" ; "accueillir en résidence des artistes européens" ; "proposer à des grands artistes européens la direction de certains de nos établissements publics culturels" ; "soutenir le surtitrage de tous les spectacles".

La catastrophe de Fukushima a non seulement vacillé les expertises et les certitudes quant au développement massif de l'énergie nucléaire, mais elle a marqué de façon irrémédiable l'imaginaire collectif. Dans ces conditions, il serait imprudent et démagogique de créer un référendum sur la question : on ne gouverne pas dans la "psychose". Pour autant, en matière d'énergie, la transparence ne peut pas être un drapeau que l'on agite vainement. Un débat public serein doit être organisé, en évitant ainsi que la discussion d'en "reste confinée à des cercles d'experts"   .

Le partenariat avec Europe Ecologie-les Verts est essentiel pour permettre à la gauche de gouverner. Encore faut-il s'accorder sur le contenu de cet accord comme sur les mots : parler de "décroissance" est maladroit. Débarrassons la "croissance" du préfixe privatif qui la condamne à l'anachronisme pour lui accoler des qualificatifs plus pertinents : une croissance "sélective", "durable" est elle susceptible de remporter une adhésion large, par-delà les clivages partisans.

Classe politique : devoir d'inventaire

Cet essai témoignage d'un véritable effort de pédagogie et de lucidité. Il faut être sensible aux adjectifs pour deviner la part des déceptions personnelles ou le regard ironique de Pierre Moscovici sur l'un ou l'autre de ses "compagnons" politiques. Ségolène Royal a un "charisme particulier"   ; "le Parti Communiste et le Parti de Gauche sont plus que souvent rugueux"   . Le portrait de Jean-Pierre Chevènement n'est pas moins sévère : "Par-delà la séduction qu'il peut exercer et que l'humour accroît, il est aussi capable d'une incroyable condescendance et d'une singulière mesquinerie, lorsqu'il descend du ciel des idées pour traiter des intérêts politiques, nationaux ou locaux"   . Dominique de Villepin : "le flamboiement de son verbe" est "parfois marquant" mais "souvent creux et abscons". Ce "réformateur serein" "voue une haine intranquille" à Nicolas Sarkozy. Cela ne suffit pas à faire un opposant crédible, tout juste un "Don Quichotte", "un esthète et un maître des mots" qui harangue le peuple avec fougue faute d'avoir reçu de lui une quelconque légitimité gagnée à l'occasion d'une élection.

Des linéaments d'un programme de gouvernement, quelques règlements de compte discrets et efficaces, ce livre offre deux heures de lecture 100 % politiques sans qu'il n'atteigne – ni ne prétende atteindre d'ailleurs – une véritable épaisseur ou densité intellectuelle