Un ouvrage collectif qui, bien que riche, échoue à présenter ce dont il parle : le perfectionnisme moral.

Dans l’épisode 9 de la saison 6 de Friends   , Rachel prépare par erreur un diplomate (trifle) mélangeant joyeusement bananes, framboise et chantilly à du bœuf, des petits pois et des oignons. Alors que le reste du monde cherche un moyen de ne pas avoir à goûter au plat, Joey se jette sur celui-ci de bon cœur. À Ross qui s’étonne du fait que l’on puisse aimer un tel plat, Joey répond : “Qu’est-ce qu’il y a de mauvais là-dedans ? De la crème anglaise ? Miam. De la confiture ? Miam. De la viande ? Miaaaam.”

Ce qu’il y a de comique dans le raisonnement de Joey, c’est qu’il repose sur la prémisse (fausse) selon laquelle le tout a les mêmes propriétés que ses parties : parce que toutes les couches du diplomate sont bonnes prises séparément, le diplomate lui-même devrait être tout aussi bon. Mais ce n’est pas le cas : le tout peut être meilleur que ne le sont en moyenne ses parties… ou moins bon.

La Voix et la Vertu ressemble un peu à cet improbable diplomate : si certaines des couches sont intéressantes prises en elles-mêmes, l’ensemble est moins convaincant et laisse (si je puis dire) le lecteur sur sa faim. Mais commençons par en détailler les ingrédients avant de revenir à l’impression générale suscitée par l’ouvrage.

 

Liste des ingrédients

La Voix et la Vertu est un recueil de texte composé par Sandra Laugier et rassemblant 24 textes (21 contributions inédites, deux traductions et une introduction) portant de près ou de loin sur le perfectionnisme. Ces mêmes textes sont groupés en 5 parties.

La première partie, intitulée “Qu’est-ce que le perfectionnisme moral ?”, s’ouvre sur deux traductions inédites de textes “classiques” (ou qui mériteraient de le devenir). Le premier est le “Confiance en soi” (Self-Reliance) d’Emerson, texte flamboyant dont on ne peut nier qu’il inspire l’enthousiasme   ), et qui joue dans le reste de l’ouvrage le rôle de texte fondateur (un parmi d’autres) du perfectionnisme moral, aussi appelé “perfectionnisme émersonien”. Le second est “Vision et choix en morale”, de Iris Murdoch   , texte datant de 1956 et dans lequel celle-ci s’en prend à la “conception courante” (à cette époque), c’est-à-dire la conception selon laquelle “un concept moral [est] alors en gros une définition objective d’un certain domaine d’activité, plus une recommandation ou une interdiction” (un mélange, donc, d’émotivisme et de prescriptivisme)   . Suivent deux études sur la même Iris Murdoch   et une sur les rapports entre Emerson et Stanley Cavell   , actuelle figure de proue du perfectionnisme, et probablement l’auteur le plus cité dans le recueil.

La deuxième partie, “À la recherche de la perfection : Rationalité et vertu”, est probablement la plus convaincante de l’ouvrage. Elle s’ouvre sur une étude de la place du perfectionnisme dans la morale kantienne, étude qui développe l’idée selon laquelle l’autonomie kantienne ne devrait pas être comprise comme un donné, mais comme une construction   . Suit un examen de l’accusation portée par les “nouveaux humiens” contre leurs adversaires (platoniciens et kantiens), selon laquelle ceux-ci se feraient de la délibération morale une vision erronée.   Puis vient un exposé très pédagogique du rôle joué par l’idée de perfection dans la théorie des capabilités de Nussbaum.   Le tout se clôt sur les résonances perfectionnistes de l’œuvre d’Arne Naess, fondateur de l’écologie profonde.  

À l’inverse, la troisième partie, “Le perfectionnisme dans ses œuvres. De Jane Austen à Arnaud Desplechin” est la plus anecdotique et sans doute la plus faible. Elle est consacrée à traquer les traces de perfectionnisme dans diverses œuvres échappant au domaine philosophique (au sens strict et disciplinaire). On y trouve un texte de Stanley Cavell himself sur les rapports (qui ne se limiterait pas selon lui à une ressemblance sonore) entre John Austin et Jane Austen   , un autre consacré à “morale du pas suivant” chez Robert Musil   et une lecture perfectionniste du film Un Conte de Noël d’Arnaud Desplechin.   Sort du lot un article étudiant le perfectionnisme et la “rationalité comme enquête expressive” chez le romancier J.M. Coetzee.  

La quatrième partie, “Politique du perfectionnisme”, regroupe trois textes consacrés à la dimension politique du perfectionnisme, que ce soit via la question du désaccord   , le rapport entre le perfectionnisme d’Emerson et la démocratie   ou encore le dialogue entre Cavell et la Théorie de la Justice de Rawls.   Ils sont accompagnés d’un texte portant sur les rapports entre pragmatisme et perfectionnisme (à travers le concept d’expérience)   et d’une étrange pièce tentant de tracer un peu arbitrairement des parallèles systématiques entre la philosophie de Stanley Cavell et la théorie de Luc Boltanski   .

Enfin, la cinquième et dernière partie, “Perfectionnisme et souci de soi”, traque le thème de la réalisation et du souci de soi dans des œuvres philosophiques diverses. On y trouve un texte inédit de Pierre Hadot partant d’une remarque de Putnam pour penser la philosophie comme “éducation des adultes”   ). Il est suivi de deux études sur le souci de soi chez Foucault (soit dans son rapport aux sagesses antiques, soit en comparaison avec Hadot et Cavell)   et d’une sur le perfectionnisme de Heidegger (notamment à travers la notion de “conversion” dans Être et Temps)   . Le tout s’achève sur un texte un peu à part, qui cherche à déceler le perfectionnisme dans les “petites vertus” de la vie quotidienne, notamment chez ceux qui cherchent à se défaire de leurs addictions.  

Voilà donc pour la liste des courses. Tout cela est beau, me direz-vous, mais qu’est-ce qu’au juste que le perfectionnisme ? C’est bien là toute la question, et c’est bien là tout le problème.

Dis, c’est quoi le perfectionnisme ?

La Voix et la Vertu prétend en effet présenter les “variétés du perfectionnisme moral”. En ouvrant le livre, on s’attend donc à trouver une explication de ce qu’est le perfectionnisme moral, que le chapitre d’introduction va jusqu’à qualifier “d’autre voie de la philosophie morale” (carrément !). Mais le fait est que l’on peut arriver au bout de l’ouvrage sans vraiment l’avoir compris. Et on peut dire que l’ouvrage ne fait rien pour aider le lecteur – c’est ainsi que nous sommes prévenus dès l’introduction que, “la question d’une définition (autre que minimale et décevante) du perfectionnisme moral ne se pose pas”   (et pourquoi pas ?)   . À la place, “le perfectionnisme va se définir par une série d’exemples, ou par le jeu d’une liste”   – et suit effectivement une liste interminable d’auteurs et d’œuvres censées illustrer ce qu’est le perfectionnisme.  

Et pourtant, même après avoir lu et relu cette liste, on a toujours du mal à comprendre ce qu’est le perfectionnisme (ne serait-ce même qu’à en avoir un “concept flou”). Car il n’y a pas que le manque de définition qui pose problème – il y a aussi que l’ouvrage oscille constamment entre deux pôles : celui du perfectionnisme comme “orientation du regard” (ou le perfectionnisme vient renouveler la réflexion morale en mettant l’accent sur certains aspects, sans pour autant prétendre au titre d’alternative aux théories existantes) et celui du perfectionnisme comme “philosophie morale substantielle” (où le perfectionnisme est présenté un concurrent direct des théories morales comme le kantisme ou l’utilitarisme, qu’il peut supplanter)   . Cette ambiguïté est présente dès l’introduction. Alors que le titre de l’introduction, “L’autre voie de la philosophie morale” semble faire du perfectionnisme une alternative aux principales théories morales, nous sommes tout de même avertis dès la première page que “le perfectionnisme moral n’est pas une vision unique, mais une tonalité (mood), une exigence : il ne s’agit pas d’une théorie morale à proprement parler, mais d’une accentuation, d’un recentrage de la morale sur “ce qui nous importe”, sur la nécessité d’une transformation de soi avant l’action dans le monde”.  

On peut tout de même préciser le souci qui est au cœur du perfectionnisme : c’est (évidemment) l’amélioration de soi, mais pas dans le sens où nous devrions nous efforcer de ressembler à un modèle qui nous serait étranger (le saint, le héros, etc.) S’améliorer, pour le perfectionnisme en question, c’est parvenir à être vraiment soi-même. Ou, pour le dire autrement : “se suivre soi-même : c’est cela le fondement du perfectionnisme, qui est moins une théorie du développement humain qu’une approche de l’individualité comme expression.”   C’est ainsi que (finalement) “le perfectionnisme […] se définit d’abord par le refus de la conformité , rejet fondé sur la confiance en soi.”   Car être soi-même requiert d’échapper au conformisme et aux idées reçues pour parvenir à l’individualité et faire entendre sa propre voix. Et c’est ainsi que le thème de la voix propre se lie à celui de la perfection pour justifier le titre de l’ouvrage : la voix et la vertu (et même : la voix est la vertu).

Néanmoins, l’intérêt pour le “souci de soi” et la lutte contre le conformisme peut se décliner, comme nous l’avons souligné, en deux versions. Selon la version soft, le perfectionnisme n’est qu’une “orientation du regard”, une “accentuation”, qui enjoint les théories existantes à intégrer cette dimension de notre vie morale, sans pour autant les remettre fondamentalement en cause. C’est cette version soft du perfectionnisme qu’illustre de façon convaincante le texte de Solange Chavel, qui montre comment les théories de la justice gagne à prendre en compte, grâce à l’approche par les capabilités de Nussbaum, des soucis de type perfectionniste (sans changement fondamental dans les principes de redistribution). Pour citer le texte : “le perfectionnisme politique est alors compris comme un plaidoyer pour la réintroduction dans l’espace politique libéral des considérations sur la nature humaine, son développement, ses excellences particulières.” On applaudit des deux mains.   De la même façon, le texte de Jean-Cassien Billier sur l’autonomie kantienne vise à introduire la thématique du perfectionnement comme une façon de surmonter certaines des difficultés rencontrées par l’idée kantienne d’autonomie. Enfin, Laurent Jaffro utilise lui aussi les thèmes perfectionnistes pour résoudre certains problèmes liés à l’idée de délibération morale. Dans tous ces cas, le perfectionnisme s’illustre comme une tendance (utile) à recourir à l’idée de perfectionnement pour améliorer des théories déjà existantes.

Voici donc pour la version soft du perfectionnisme. Bien que présente dans l’ouvrage, elle y cohabite avec la version hard : le perfectionnisme qui se prétend “l’autre voie de la philosophie morale”   et pense pouvoir constituer une alternative aux théories morales et politiques dominantes. Pour citer l’introduction : “le perfectionnisme est un nouveau regard critique sur la morale”, rendu “possible, et même urgent” par “la domination dans le monde intellectuel occidental d’une version de la philosophie morale, et politique, celle globalement issue de la version kantienne de la moralité et de la théorie de la justice de Rawls.” Disons-le tout net : “le perfectionnisme constitue la seule alternative démocratique à ce modèle”   – rien de moins ! Plus loin, le perfectionnisme est présenté comme “une voie originale entre utilitarisme et kantisme”   . Mais tout le problème de l’ouvrage est qu’il échoue à convaincre et même à expliquer en quoi et comment le perfectionnisme hard pourrait constituer une alternative sérieuse aux familles théoriques majeures que sont le kantisme et l’utilitarisme.  

 

Quelques difficultés du perfectionnisme hard

Quel est en effet le but principal de théories comme le kantisme ou l’utilitarisme ? C’est un but en premier lieu théorique : il s’agit de déterminer ce qui est bien ou mal, ce que nous devons ou ne devons pas faire, etc. On voit mal en quoi le perfectionnisme peut constituer une alternative à de telles théories si, comme nous l’avons vu, il se refuse à être une théorie. Prenons certains exemples discutés (brièvement) dans l’ouvrage : celui de l’avortement et celui de la peine de mort. Dans quelle condition l’avortement est-il moralement permis ? Faut-il avoir recours ? Tant de questions qui font encore rage et divisent la société dans des pays comme les Etats-Unis – et que les philosophes cherchent régulièrement à trancher, avec à leurs dispositions les outils classiques de la philosophie morale. Que peut apporter de nouveau le perfectionnisme à un tel débat ? En fait, rien, semble-t-il. Pour citer le texte de Jeroen Gerrits (citant lui-même Stanley Cavell) : “Imaginez que quelqu’un me demande quelle est la position du perfectionnisme moral sur une question cruciale et politiquement délicate comme celle de la peine de mort. […] Qu’est-ce qu’un perfectionniste répondrait ? Nous sentirions-nous – ne devrions-nous pas nous sentir – quelque peu gênés de répondre avec Cavell que “les problèmes qu’étudie [le perfectionnisme moral] sont typiquement ceux qui ne font pas les premières pages des journaux, comme l’avortement, l’euthanasie, la peine capitale… etc.”, comme si le perfectionnisme moral était impuissant face à des questions morales “réelles”.”  

Autrement dit, le perfectionnisme ne s’intéresse pas aux mêmes problèmes que les autres théories morales : mais dans ce cas, n’est-il pas aussi absurde de dire que la sociologie pourrait être une alternative à la physique nucléaire ? L’autre solution serait que le perfectionnisme résout ces problèmes de façon alternative en les ignorant purement et simplement.  

Mais arrêtons de comparer le perfectionnisme avec d’autres théories morales pour discuter certaines difficultés qui lui semblent internes. En effet, il semble y avoir plusieurs problèmes avec une “conception de la vie morale centrée sur l’idée de la réalisation de soi”.   Le premier, que semblent craindre nombre d’auteurs de ce volume, est la confusion du perfectionnisme avec une forme élitisme. Cette accusation entraîne automatiquement (et à plusieurs reprises, chez plusieurs contributeurs) une digression sur la critique faite par Rawls au perfectionnisme de Nietzsche (comme si montrer que Rawls avait mal interprété Nietzsche suffisait à régler la question une fois pour toutes), digression dont la conclusion est que le perfectionnisme n’est pas élitiste parce que, pour le perfectionniste, nous avons tous le potentiel de nous réaliser. Une seconde accusation consiste à faire du perfectionnisme une forme d’égoïsme et de repli sur soi. C’est cette accusation que tente de contrer Joëlle Zask en montrant que, pour le perfectionniste, le développement passe par une expérience de ce qui est hors de soi. Cette réponse a beau manquer son point (montrer que l’on a besoin de faire l’expérience du dehors pour se développer n’implique aucunement que ce développement ne puisse être parfaitement égoïste et auto-centré, le dehors n’intervenant qu’à titre de moyen), on ne saurait effectivement confondre perfectionnisme et égoïsme : quelqu’un peut en effet se réaliser dans le don de soi aux autres (par exemple, on peut considérer l’Abbé Pierre s’est réalisé dans l’assistance qu’il portant aux autres).

Néanmoins, même si le perfectionnisme n’est ni un élitisme, ni une forme d’égoïsme, cela n’empêche en rien d’autres problèmes plus pressants de se poser. Le premier est que même si le perfectionnisme n’est pas une incitation à l’égoïsme, il se pourrait très bien que, pour certains individus, leur propre réalisation passe par une forme de vie complètement égoïste et asociale.   Ainsi, lus de travers, certains passages du texte d’Emerson ressemble fortement au journal de bord d’un psychopathe (voire à un texte d’Ayn Rand) : “Je rejette père et mère, femme et frère, quand mon génie m’appelle. […] Ne vous attendez pas à ce que j’exhibe des motifs pour chercher ou fuir la compagnie. Et puis, ne me parlez pas non plus, comme l’a fait aujourd’hui un brave homme, de l’obligation où je suis d’améliorer la situation de tous les pauvres. Est-ce que ce sont mes pauvres ?”.   Un autre problème, beaucoup plus important, est celui de l’accord : l’un des buts des théories morales et politiques et de justifier certains énoncés moraux de façon à ce que nous puissions nous accorder à leur sujet et vivre ensemble. Or, on voit mal comment le perfectionnisme peut remplir cette fonction – au contraire, on peut craindre qu’il n’ait pour effet de multiplier les conflits. Un militant pro-vie et un défenseur fervent de l’avortement peuvent tous deux se réaliser eux-mêmes en défendant leur cause – et dans ce cas, on voit mal comment le perfectionnisme pourrait les départager ou leur fournir des critères sur lesquels s’entendre. En fait, le perfectionnisme, en tant qu’injonction à se réaliser soi-même, ne semble fournir aucune solution au problème du désaccord (il peut même être compris, en tant qu’il valorise la singularité, comme une incitation au désaccord).

Mais le perfectionnisme garde un atout dans sa manche : selon lui, se réaliser soi-même, c’est chercher à parler au nom de tous les autres : “l’expression de soi-même et un véritable partage avec les autres […] sont profondément solidaires”   . Pour citer Emerson : “Croire votre pensée, croire que ce qui est vrai pour vous dans l’intimité de votre cœur est vrai pour tous les hommes – c’est là le génie”   . Et : “Plus [le scholar] plonge profondément dans son intuition la plus intime, la plus secrète, plus cela, à son émerveillement est acceptable, public et universellement vrai.”   Autrement dit, parce que se réaliser consiste à trouver ce qu’il y a d’universel (de “commun”) en soi, l’injonction à se réaliser ne multiplierait pas, mais diminuerait les désaccords.

Seulement, cette idée cache des difficultés plus terribles encore. Si le perfectionniste entend réellement par là que, tout au fond de nous, se cachent des vérités universelles (“communes”) et alors il doit montrer ce qui justifie une telle espérance. Espérer sans plus de raison que nous réaliser nous conduira à parler au nom de tous semble avant tout du wishful thinking. Dans le transcendantalisme d’Emerson, cette espérance se justifie par la croyance à une entité supérieure qui agirait sur tous les hommes en même temps : “Voici les poumons de l’inspiration qui donne sagesse à l’homme, et qu’on ne saurait nier sans impiété et athéisme. Nous reposons dans le sein de l’immense intelligence qui fait de nous les réceptacles de sa vérité, et les instruments de son activité. Quand nous discernons la justice, quand nous discernons la vérité, nous ne faisons rien par nous-mêmes, mais laissons le passage à ses rayons. […] Les rapports de l’âme avec l’esprit divin sont si purs qu’il est impie de chercher à y interposer des auxiliaires.”   Mais, si l’on n’adhère pas à une telle théologie, quelle raison avons-nous de croire à la fantastique harmonie préétablie entre chercher à être soi-même et dire ce qui est valide pour tous ? Comment écarter la possibilité que la réalisation de soi entraîne au contraire la multiplication des conceptions opposées de la justice ?  

L’autre solution est alors que le perfectionniste entende par “se réaliser” le fait de chercher à dire ce qui est valable pour tous. Mais dans ce cas, on voit mal en quoi le perfectionnisme est une quête ou un souci de soi, si ce n’est en jouant sur les mots. Surtout, l’ouvrage reste muet sur la façon d’y parvenir (par exemple, en nous disant comme distinguer parmi nos intuitions et nos certitudes celles qui appartiennent au commun de celles qui ne sont que des marques d’idiosyncrasie).   ) Et c’est pourquoi certains textes affichent un certain scepticisme quant à l’idée de parvenir un jour réellement à un accord. Autrement dit, le perfectionnisme ne serait en fin de compte qu’une orientation nous enjoignant à chercher un accord universel… ce qui était déjà le but des autres théories morales, exception faite que celles-ci nous proposaient au moins une méthode pour y parvenir.

Néanmoins, un autre point sur lequel insiste beaucoup cet ouvrage est l’indispensabilité de la perspective perfectionniste pour parvenir à une véritable démocratie. En effet, selon le perfectionniste, la démocratie est le régime dans lequel les lois expriment la voix de tout un chacun : pour qu’il y ait démocratie, il faut donc non seulement que chacun soit en mesure de s’exprimer (de faire entendre sa voix) mais aussi que tous aient consenti aux lois en vigueur (sans quoi elles n’exprimeraient par leurs voix). Ainsi : ”une découverte subversive du perfectionnisme et qui en fait une voie originale entre utilitarisme et kantisme, c’est que la loi n’est pas forcément l’expression de tous. Je peux, disent Emerson et Thoreau, refuser de reconnaître la société comme mienne, si je découvre qu’elle n’exprime pas ma voix. C’est la leçon de la confiance en soi, et le principe de la démocratie.”   - Et il y a effectivement là quelque chose de profondément juste : si, à la suite de Rousseau   , on entend par “démocratie” une forme de gouvernement dont les lois expriment la volonté générale, l’existence de la démocratie dépend de la capacité de chacun à parler pour les autres et des lois à exprimer cette perspective. Néanmoins, l’ouvrage n’interroge jamais dans quelle mesure la forme de gouvernement que nous devons souhaiter est réellement la démocratie entendue en ce sens. Pourquoi vouloir à tout prix faire de la démocratie où les lois expriment la voix de tous la seule forme viable de démocratie ? Cette forme est-elle même simplement possible ? Un théoricien libéral pourrait se contenter d’une démocratie plus faisable dont les lois laisse à chacun le droit de s’exprimer sans pour autant se faire l’écho de la “voix” de tout un chacun. Dire que le perfectionnisme “permet d’ébranler aussi bien le libéralisme moderne […] que le communautarisme”   , c’est mettre la charrue avant les bœufs et tenir pour acquis ce qui constitue justement le cœur du problème   .

 

Le perfectionnisme et les autres

Pour finir, parlons de l’aspect le plus faible de l’ouvrage : la confrontation du perfectionnisme aux autres théories morales (et politiques). Quand cette confrontation ne consiste pas simplement à brûler des hommes de pailles, elle n’a tout bonnement pas lieu. Dans cette seconde catégorie (celle qui consiste à fuir la confrontation en faisant comme si les compétiteurs n’existaient pas), on peut citer cette phrase : “la première subversion du perfectionnisme se trouve dans un élargissement du champ de la morale : on passe d’un questionnement sur l’action juste ou le choix bon à une interrogation sur ce que nous devons faire pour atteindre un meilleur état de nous-mêmes, pour un changement intérieur”.   À lire cela, une question vient tout de suite à l’esprit de celui qui a quelques notions de philosophie contemporaine : n’est-ce pas déjà ce que faisait l’éthique de la vertu ? En effet, il y a quelque chose de gênant dans l’absence de l’éthique de la vertu (mentionnée une seule fois dans tout le volume   ) : n’est-elle pas la forme de théorie morale la plus proche du perfectionnisme, celle avec laquelle la comparaison serait la plus intéressante et la plus éclairante. Et pourtant, l’éthique de la vertu disparaît complètement quand le perfectionnisme est présenté comme une troisième voie entre utilitarisme et kantisme. Et c’est sans compter que l’interrogation sur “ce que nous devons faire pour atteindre un meilleur état de nous-mêmes” est depuis plusieurs années au cœur de programmes interdisciplinaires au sein desquels se confrontent éthique de la vertu et psychologie de la personnalité.   De la même façon, quand le perfectionnisme est présenté comme “la seule alternative démocratique” à “la théorie de la justice de Rawls”, on se demande où sont passés (par exemple) le républicanisme de Pettit ou la théorie de la justice sociale de David Miller.  

Quand l’adversaire est présent, il l’est sous la forme d’un homme de paille. Ainsi, le modèle repoussoir que l’on trouve en arrière-plan tout au long de l’ouvrage est celui d’une certaine vision de la philosophie morale, telle qu’elle est (ou plutôt serait) pratiquée majoritairement par les philosophes analytiques. L’enrôlement d’Iris Murdoch dans la tradition perfectionniste permet de positionner celle-ci contre cette “philosophie morale analytique”, construite ici comme une pensée pour laquelle tout problème peut être résolu par application froide et mécantique de règles morales et donc pour laquelle l’existence du désaccord est toujours dû à un défaut de rationalité. Bien sûr, le texte de Murdoch cible les formes de philosophie morale qui étaient dominantes dans les années 50 (l’expressivisme et le prescriptivisme) et qui ont été largement supplantées depuis. Mais, nous assure-t-on, ce que Murdoch appelle le “modèle courant” est “non sans rapport avec la scène philosophique actuelle”   (on n’en saura pas plus sur la nature de ce “rapport”). Une grande partie des critiques adressées aux formes concurrentes du perfectionnisme seront donc basées sur… une critique passée à des formes passées, dans l’espoir qu’il y aura assez de “rapports” pour que la critique reste valide. Mais il est probable qu’elle ne le reste pas. Prenons la question du désaccord, par exemple. Ici et là, on lit que “dans une pareille conception [la philosophie traditionnelle], il n’y a aucune place légitime pour quelque chose comme un désaccord rationnel, puisque la raison implique l’accord et que son absence est le signe sûr d’une rationalité faible, voire absente.”   On voit mal de qui il est question ici. Une chose est sure : ça ne peut pas être de la philosophie morale analytique actuelle, dans laquelle les désaccords moraux rationnels ont reçu un nom bien précis (“les désaccords fondamentaux”) et font l’objet d’études approfondis. De la même façon, quand Roberto Frega propose une conception de la rationalité dans laquelle “perception et réflexion se renforcent mutuellement”   , on voit la différence avec la philosophie mécanique fantasmée qui ne procède que par application de règles, mais on voit mal la différence avec la philosophie morale analytique actuelle qui repose en grande parties sur l’appel aux intuitions et aux certitudes immédiates, parfois thématisée comme des “perceptions morales”. Finalement, quand on lit que, dans la conception de la philosophie morale à laquelle s’oppose le perfectionnisme exclue “le domaine des émotions, des affects et des conversations qui expriment [des] réponses subjectives”   , on ne peut que conclure que la tradition fantasmagorique contre laquelle ferraille le perfectionnisme n’a rien à voir avec la philosophie morale actuelle.   Au mieux, on peut en conclure que le perfectionnisme vient porter le coup de grâce à une façon de faire de la philosophie morale déjà morte qui avait cours dans les années 50.  

 

En guise de conclusion

Malgré ces remarques, il ne faut pas perdre de vue que la lecture de cet ouvrage est enrichissante : on y découvre de nouveaux auteurs et de nouvelles perspectives sur des ouvrages déjà connus. La thématique perfectionniste fait ainsi la preuve de sa fécondité lorsqu’il s’agit de mettre à jour des rapprochements ou des similitudes passés inaperçus dans l’histoire de la philosophie, et même au-delà de la philosophie.   Seulement, pour ne pas être déçu, il ne faut pas y chercher une présentation unifiée et convaincante d’une nouvelle façon de faire de la philosophie morale ou une alternative convaincante aux théories actuelles. Si ce que l’on y cherche, c’est seulement à découvrir une myriade de nouvelles œuvres, alors l’ouvrage remplira parfaitement ces attentes