Réédition d’un classique de la critique littéraire anglo-saxonne, ce livre évoque, non sans humour, tout ce qui pourrait écarter l’écrivain de sa voie.

Marcel Proust, dans À la recherche du temps perdu, égrène les activités mondaines qui éloignent l’écrivain en herbe de l’accomplissement de sa vocation : parmi elles, les réceptions, les devoirs sociaux, mais également l’amour et l’amitié. Cyril Connolly (1903-1974) s’attelle à la même tâche dans son livre Ce qu’il faut faire pour ne plus être écrivain (Les Belles Lettres, 2011) : une énumération des écueils dont le “jeune écrivain prometteur” doit se garder s’il veut monter en graine.

Quoique ce texte critique ait été rédigé en 1938 (la première édition originale s’intitulait Enemies of Promise), il n’a rien perdu de sa fraîcheur. C’est qu’il ne faut pas s’y tromper : cette réédition cache un texte déjà célèbre et qui a, de longue date, marqué la critique anglo-saxonne. La particularité de ce livre réside dans sa composition : après deux premières parties théoriques, une troisième partie décrit l’enfance et l’adolescence de l’auteur lui-même. Il y évoque son éducation à Eton et le désastre que représente à ses yeux le système des très féodales public schools anglaises.

Connolly justifie ainsi ce moment autobiographique : “Le critique est un instrument qui enregistre certaines observations ; avant que le lecteur ne puisse juger de leur valeur, il doit posséder suffisamment d’informations sur la précision de l’instrument pour prévoir la marge d’erreur”   . Mais l’enjeu est surtout de comprendre pourquoi, malgré son talent littéraire, Connolly n’a jamais été capable d’écrire de la fiction comme il l’aurait voulu ; le critique se désigne ainsi lui-même comme exemple de l’échec d’une vocation.

Des activités stérilisantes
Le premier danger qui attend le jeune écrivain consiste à trouver son style. Cyril Connolly en distingue deux, qu’il juge constants dans l’histoire de la littérature : le style mandarin (mandarin parce que “prisé par les pontifes de la littérature”, p. 29), c’est-à-dire recherché, voire affecté (c’est celui de Ruskin, de Proust, de James) et le style quotidien (Hemingway, par exemple). En réalité, il n’y a pas à préférer l’un à l’autre de manière absolue, car chacun de ces styles a ses qualités et ses défauts ; il s’agit plutôt de savoir “faire le bon choix au moment opportun”   . Voyons le reste. Pour écrire, mieux vaut avoir de l’argent : pour éviter de produire des œuvres alimentaires ou de faire du journalisme. Le journalisme, nous explique Connolly, n’est pas mauvais en soi. Mais il existe sur un tempo plus rapide que celui de la littérature. S’y adonner, c’est tout simplement prendre le risque de ne plus avoir le temps d’écrire son roman ou sa pièce.

L’activité politique est un autre épouvantail. Pour plusieurs raisons : d’abord, le risque de la désillusion stérilisante en cas de déception politique. Mais risque aussi de galvauder les mots. “La vérité est que l’art oratoire est plus grossier que celui de l’écriture et que s’y adonner équivaut à remplacer l’intégrité de la plume par les ruses de la tribune”   . Se couper de la politique pour fuir le réel serait bien sûr tomber de Charybde en Scylla : très exactement, tomber dans ce que Connolly appelle la fuite de la responsabilité. Elle peut prendre la forme de l’exil, de l’alcool, de la drogue, de la rêverie (“La rêverie présente une ressemblance trompeuse avec les mécanismes de l’imagination créatrice”, p. 151), mais aussi de la conversation et de la religion.

Viennent ensuite, en rangs serrés, le sexe, la vie de famille, le bonheur ; toutes activités qui détournent l’écrivain de son but ultime : “Il n’y a pas de plus sombre ennemi de l’art véritable que le landau dans le vestibule”   . Last but not least, le succès, qui a souvent pour conséquence d’obliger à la surproduction, suite à l’élévation du niveau de vie, est tout sauf un garant de la valeur littéraire.

On pourrait ajouter à cette liste déjà bien effrayante d’autres écueils que Cyril Connolly n’évoque pas. L’un d’eux se trouve dans le sulfureux Tropique du Cancer de Henry Miller : le narrateur y décrit le tic d’un personnage, Van Norden, qui ressent le besoin de tout lire avant d’écrire afin de ne pas répéter ce qui aurait déjà été dit. “Ainsi donc, au lieu de s’attaquer à son livre, il lit auteur après auteur afin d’être absolument sûr qu’il ne va pas fouler leurs plates-bandes. Et plus il lit, plus il cède au mépris. Il n’en est point de satisfaisant, point qui atteigne ce degré de perfection qu’il s’est imposé. Et, oubliant complètement qu’il n’a même pas écrit un chapitre, il parle d’eux avec condescendance, exactement comme s’il existait une étagère de livres portant son nom, livres familiers à tous, et dont il est superflu de citer les titres”   .

C’est là un point amusant qui relève surtout de la névrose. Il est beaucoup plus regrettable en revanche que Connolly ne s’arrête jamais sur la situation des femmes qui pourraient, elles aussi, avoir des velléités d’écriture – elles ne semblent pas même exister à ses yeux de ce point de vue-là. Pourtant, l’essai Une chambre à soi dans lequel Virginia Woolf rappelle avec force qu’une femme ne peut guère avoir d’avenir littéraire quand elle n’a pas d’espace privé, de temps ni d’argent à elle, n’est pas si ancien (1929). Pensons à cette Judith Shakespeare, sœur de Shakespeare (inventée par Woolf pour les besoins de sa démonstration), incroyablement douée, mais qu’on n’a pas envoyée à l’école, qu’on a mariée jeune, et j’en passe, enfin qui est morte sans avoir pu écrire   . Si pour un homme, le “landau dans le vestibule” est un sombre ennemi, on se demande ce qu’il en est pour la femme, qui devait s’occuper non seulement dudit landau, mais aussi du mari et de la maisonnée.

Littérature, morale, critique
Sous l’énumération souvent amusante, et toujours incisive, des activités, des défauts ou des dangers dont l’écrivain doit se garder s’il veut continuer à l’être, se cachent des sujets plus aigus, que Connolly n’aborde pas de front mais laisse transparaître à travers ses prises de position. C’est celui du rapport entre littérature et vérité, par exemple : “L’écrivain doit être un détecteur de mensonges, qui dévoile au grand jour tout ce qu’il y a de trompeur dans les mots et les idéaux avant que la moitié de la planète n’aille se faire tuer pour eux”   . Au-delà, se dévoile la question de la morale en littérature, ainsi que de la place de l’écrivain dans la société, puisqu’“il n’y a qu’un vrai crime : celui d’échapper à notre talent, de faire avorter cette récolte qui, parvenant lentement à la maturité, doit être la justification des exigences que nous avons à l’égard de la société”   . En effet, si l’écrivain se doit à la société, sur quelles modalités doit s’accomplir cette dette ? De ce point de vue, une comparaison du livre de Connolly avec Qu’est-ce que la littérature ? de Sartre pourrait être très féconde. Nous pouvons encore songer à ceci : Connolly se considère comme un écrivain raté, qui se réfugie dans la critique littéraire. Mais la critique littéraire est-elle donc le parent pauvre de la littérature ? Le critique n’est-il rien d’autre qu’un écrivain raté ? En fin de compte, il ne fait pas de doute que la lecture de Ce qu’il faut faire pour ne plus être écrivain soulève une multitude de questions stimulantes.

Malgré la position quelque peu désenchantée de Cyril Connolly (en résumé : je suis un écrivain raté), nous pouvons rester optimistes. Le chant des sirènes qui enjôle les jeunes écrivains peut aussi nourrir leur œuvre, et l’on pense de nouveau à Proust, qui pourfend le monde, l’amour et leurs contretemps, mais en a fait le sel de son œuvre.