Une référence incontournable pour l’étude des migrations dans l’Empire britannique aux XIXe et XXe siècles.

 

" Les britanniques n’ont pas acquis un quart de la planète sans en peupler une partie de migrants" (“The British did not acquire one quarter of the planet’s land surface without stocking much of it with migrants” (p.3), Toutes les traductions sont libres)), indiquent en ouverture de Migration and Empire ses auteurs Marjory Harper et Stephen Constantine. Ces derniers, livrent dans cet ouvrage une mise au point précieuse et riche sur les migrations des populations du Royaume-Uni dans l’Empire britannique. La publication du livre dans la collection " Oxford History of the British Empire" témoigne de l’importance accordée à l’immigration dans la politique impériale du Royaume-Uni.


Une synthèse bien documentée


Ouvrage de synthèse Migration and Empire est principalement bâti autour d’abondantes références historiographiques, et de manière plus marginale, d’archives et d’analyses d’entretiens avec des migrants qui alimentent les parties les plus récentes de l’étude. En plus de s’interroger sur la nature, le volume et les conditions de cette migration, les auteurs montrent en quoi le phénomène migratoire s’inscrit dans le cadre d’une politique impériale : la migration est " une histoire d’empire" (p. 3). Ainsi, si la majorité des migrants partis du Royaume-Uni s’est dirigée vers les Etats-Unis, les auteurs se concentrent sur les dominions : le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et l’Afrique du Sud   . L’analyse de la situation dans ces pays occupe les quatre premiers chapitres de l’ouvrage. Dans les chapitres thématiques suivants, les auteurs étudient la question des migrations des " non-blancs" (chapitre 6), des femmes (chapitre 8), des enfants (chapitre 9). Le chapitre 7 est consacré à l’immigration vers le Royaume-Uni ; les deux derniers chapitres offrent une analyse des acteurs liés à l’activité économique qu’est la migration ainsi qu’une étude des situations de retour des immigrants.
 

Le Canada


Nous ne pourrons pas dans le cadre de cet article rendre compte de l’ensemble de l’argumentation des auteurs dans ces chapitres denses et riches en données statistiques. Après avoir rappelé le poids de l’immigration des ressortissants du Royaume-Uni au Canada   , les auteurs rappellent que celle-ci s’est, jusque dans les années 1870, orientée principalement vers le Haut Canada   ; par la suite ce sont les plaines de l’ouest qui ont constitué la destination phare des nouveaux arrivants. Le XXe siècle a par ailleurs vu une augmentation de la migration vers les villes et en 1961 près de huit originaires du Royaume-Uni sur 10 vivaient dans une zone métropolitaine de sept villes canadiennes   . Aux désirs des migrants de sortir de la pauvreté   , répond la crainte du pouvoir impérial de son voisin états-unien dès 1815   . En 1922 l’Empire Settlement Act a pour but d’augmenter le volume de migrants afin de régler la question du chômage au Royaume Uni et développer l’économie des dominions (p. 17).


L’Australie


La migration d’originaires du Royaume-Uni vers l’Australie s’inscrit dans cette même dynamique impériale   mais se heurte à la " tyrannie de la distance"   , qui implique que l’Etat joue un rôle plus important dans l’aide à la migration. La population migrante la plus connue est sans doute celle constituée par des prisonniers britanniques qui ont peuplé la colonie pénitentiaire naissante. Loin de l’image traditionnelle associée à ces prisonniers, les auteurs rappellent l’apport qu’ont représenté ces migrants   . A cette migration pénale s’ajoute, surtout à partir des années 1820, une migration " libre", de travail attirée par les perspectives économiques du dominion, principalement dans le domaine de la laine. Prisonnière aussi de " la tyrannie de la distance", la migration à destination de la Nouvelle Zélande a suivi une voie différente. Zone frontière même après l’occupation britannique de l’Australie   , la Nouvelle Zélande avait attirée quelques européens. Mais c’est en 1840 que la Couronne britannique y impose son autorité directe. Les auteurs relèvent que dans ce cas l’annexion a été causée par la présence de migrants alors que dans les autres cas, ces derniers étaient destinés à " remplir des espaces conquis"   .


L’Afrique du Sud


La question de la migration en Afrique et en Afrique du Sud occupe le quatrième chapitre de l’ouvrage. Les Européens représentaient, selon le recensement de 1921, 21,9 % de la population de l’Union d’Afrique du Sud. La catégorie " Native", majoritaire, intégrait les populations khoisan, bantoues, ainsi que les travailleurs noirs venus d’autres colonies européennes   . Le terme " Européens" recouvre quant à lui principalement les populations Afrikaners   et britannique venus principalement à partir de l’occupation militaire du Cap en 1806. Ainsi, dans l’esprit des autorités britanniques, ce peuplement s’inscrivait dans le cadre d’une opposition avec l’autre composante européenne. L’analyse des auteurs permet de dresser des axes de comparaisons avec les autres dominions étudiés. En effet, l’existence d’un marché du travail ségrégué, s’il a rendu difficile l’arrivée de travailleurs, a permis aux migrants en provenance du Royaume-Uni d’accéder à des situations plus favorisées que celles qu’ils auraient eu dans un autre pays   .


Les flux migratoires au sein de l’Empire


Les chapitres 6 et 7 permettent de déplacer la perspective en analysant la migration des " non-blancs" dans l’Empire britannique et les migrations en provenance des colonies vers le Royaume Uni. Ce qui frappe les auteurs, c’est la faiblesse de cette dernière migration   . Par ailleurs, aux arrivées de ressortissants du Royaume-Uni dans les colonies   s’ajoute près d’un million de personnes   qui, né dans un pays de l’empire n’y résidait pas. Le recrutement de travailleurs non qualifiés en particulier d’Inde, après 1833 et l’abolition de l’esclavage, ont conduit à un développement des migrations au sein de l’Empire   . A cette immigration " sous contrat" s’ajoute une migration d’indépendants mais dont les frontières sont parfois floues   . Enfin, ces arrivées doivent être mises en perspective avec les politiques d’exclusion mises en œuvre par les gouvernements coloniaux à l’endroit des migrants non-européens   .


Les acteurs de l’émigration : État, organisations privées, associations charitables…


Par ailleurs, cet ouvrage constitue une analyse stimulante des relations entre les différents acteurs de la migration au premier rang desquels l’Etat et les organisations privées. Un réseau d’entreprises privées, d’agents d’immigration mais aussi d’organisations philanthropiques, a joué un rôle dans l’activité que représente la migration vers les colonies (chapitre 9). On citera par exemple l’Armée du Salut qui, aidée par les financements de l’Etat, dans les années 1930 avait permis de faire migrer plus de 200 000 personnes principalement en Australie et au Canada (p. 284). Le rôle des organisations philanthropiques est aussi important dans le domaine de la migration des femmes (chapitre 8). L’écart entre le nombre de femmes et d’hommes dans les dominions peut s’expliquer par la construction du marché du travail qui favorisait la migration masculine   . Or, l’idée que des femmes de la classe ouvrières feraient mieux de quitter la " corruption morale"   qui sévissait en Angleterre pour aider à développer les colonies blanches conduit des organisations philanthropiques a mener des programmes pour accompagner leur migration   .
Par ailleurs, alors que les gouvernements coloniaux se mobilisent pour développer la migration   , les motivations des autorités britanniques sont, quant à elles, plurielles. En effet, au projet impérial, qui se trouve au cœur de l’argumentation des auteurs, s’ajoute l’idée que la migration permet de régler des problèmes sociaux qui se posent au Royaume-Uni   . Cette stratégie alimente par exemple les programmes de migrations d’Ecossais des Highlands au XIXe siècle  ou celle des prisonniers envoyés en Australie.


Motifs et motivations des migrants


Mais qu’en est-il des migrants et migrantes ? Les auteurs s’attachent à distinguer les cas de migration libre à ceux dans lesquels s’est opérée une migration forcée. Il s’agit de l’envoi des prisonniers en Australie ainsi que des programmes destiné aux enfants pauvres (chapitre 9). Il s’agissait d’enfants pris en charge par des organisations d’aide sociale et qui ont été dirigés vers les colonies   ). Mais, dans l’ensemble,  l’immigration en provenance du Royaume-Uni a été une question de "choix libre"   ). Cet aspect peut s’exprimer dans le phénomène des retours au Royaume-Uni de ces migrants (chapitre 11) ; à titre d’exemple, les auteurs estiment à 40 %, le pourcentage de migrants partis hors d’Europe et revenus dans leur pays   . Cette analyse si elle n’entend pas rendre compte des mobiles de tous les migrants qui sont retournés dans leur pays, a le mérite de mettre en lumière ce phénomène. Au même titre que les circulations de travailleurs " non-blancs" dans l’Empire les auteurs rappellent que premier départ ne signifie pas installation définitive dans un autre pays. La manière par laquelle les auteurs étudient les circulations, allers-retours à l’œuvre au sein de l’Empire constitue un intérêt majeur de l’ouvrage.
En revanche, on peut s’interroger sur le schéma explicatif des migrations adopté par les auteurs. A certains moments, le migrant est décrit comme un individu calculateur qui décide de quitter son pays parce qu’il estime qu’il réussira mieux ailleurs   . Dans d’autres développements les auteurs mettent en avant les facteurs qui " poussent" les migrants hors du Royaume-Uni et les attirent dans les dominions, selon les théories du " push" et du " pull"   . Mais ces deux schémas explicatifs opposés ont été critiqués et il aurait été intéressant que les auteurs, si précis dans leurs références à l’historiographie des migrations britanniques, soulignent cet aspect   . Par ailleurs, alors que les auteurs utilisent de nombreux entretiens avec des migrants afin de rendre compte de leurs motivations, le lecteur cherchera en vain une discussion autour de ce type de source orale.
Apport à l’histoire de l’Empire britannique dont la politique d’immigration constitue un aspect central, l’ouvrage constitue une référence dans l’étude de l’immigration dans le contexte colonial, il est précieux pour un lecteur français, souvent plus informé sur le pouvoir colonial français que sur l’Empire britannique. A ce titre, cet ouvrage permet d’envisager d’intéressants croisements entre ces deux pouvoirs et la place des politiques migratoires. Si l’ouvrage fait parfois naitre une certaine frustration en abordant trop rapidement certains aspects, il a le mérite de constituer un état bibliographique incontournable et de dresser des pistes de réflexion stimulantes.