Même si les débats postmodernes influencent la science préhistorique, l’entrée des peuples de France dans l’histoire reste un phénomène récent et peu éclairé

Consciente ou inconsciente, une frustration pèse sur la conscience de l’historien de la France. Le territoire considéré devient un grand foyer de civilisation dès la fin du moyen âge mais il ne sort du néant de la haute antiquité que par la grâce de la Guerre des Gaules, décrit par son envahisseur en chef comme une contrée occupée par des peuplades sauvages. Le Moyen-Orient, l’Égypte, la Perse, l’Asie du Sud, la Grèce et l’Italie comptent déjà alors quelques siècles, voire quelques millénaires d’histoire…

Quand les premiers êtres humains peuplèrent-ils l’hexagone ? La question du cadre hexagonal semble avoir peu de pertinence. Bien qu’il n’y ait aucun lien de descendance entre les premiers humains ayant foulé l’hexagone et les Français, la quête inévitable et toujours renouvelée – le plus souvent hors des canons de la pensée scientifique – des origines justifie de poser la question. Un autre raison plus pratique est d’ordre historiographique puisque la préhistoire, fille de l’archéologie, est une discipline qui a vu si ce n’est sa naissance, du moins son développement dans le cadre des sciences nationales, pour ne pas dire nationalistes, du XIXe siècle. L’état actuel de la recherche sur la préhistoire de la France amène donc forcément à recouper celui de l’état de la préhistoire en France, même si le recours aux recherches aux autres régions du monde est indispensable, et ce, selon un rayon qui tend à se rétrécir de plus en plus aux régions voisines au fur et à mesure qu’on avance dans la préhistoire.
 

Un peuplement tardif

De même que pour les civilisations pendant la période historique, il est difficile d’établir un tableau précis des successions des espèces humaines au cours de la préhistoire, et surtout de leur cause, forcément multiples, et ce malgré les progrès de la recherche. Au contraire, ces progrès ne font qu’ajouter des équations à ce questionnement. Cette incertitude est en elle-même un progrès par rapport aux schémas déterministes qui ont présidé à l’élaboration de la préhistoire. Au-delà de la continuité lithique, c’est un tableau très mouvant qui se dessine, au rythme non seulement des variations climatiques et de leurs conséquences déterminantes sur la géographie (montée jusqu’à cent mètres du niveau de la mer, changement du cours des rivières, creusement des vallées, afforestation) ou sur la faune, mais aussi des éléments humains : les migrations mais aussi mais aussi les transferts de technologie, l’habitat, l’art, les habitudes sépulcrales, etc.
 
L’état de la recherche actuelle amène à constater que le peuplement de la France ne fut pas aussi précoce qu’ailleurs en Europe. Les premiers indices de peuplement sont fragiles, que les considérations géologiques, climatologiques y pèsent d’un poids important et les reconstructions supposées de ce que fut la vie des premiers êtres humains dans ce qui correspond à l’actuel territoire hexagonal laissent une grande part à l’interprétation. Considérant l’exigence scientifique, cette interprétation à partir d’éléments fragiles, aboutit très souvent – du moins jusqu’au Magdalénien ou au Mésolithique – à des énumérations de sites caractérisées par les variations qu’elles présentent en matière de techniques de l’industrie lithique. Et celles-ci mènent à des conclusions forcément plus provisoires et prudentes que ne le suggère l’audacieux sous-titre de l’ouvrage : Un essai d’histoire. D’ailleurs d’un essai il n’est point question mais plutôt d’une série classique de dix-huit articles proposant le point le plus avancé de la recherche sur les quelques onze périodes majeures de la préhistoire en France – et leurs nombreuses subdivisions chronologiques et géographiques.

 

Querelle des modernes et des post-modernes.

Malgré la prudence de mise affichée par les auteurs, on peut apprécier certaines conclusions pour leur aspect définitif, comme celle de Jacques Jaubert à l’endroit du Paléolithique moyen et de son représentant : « Si les Néanderthaliens comme leur contemporain HAM (homme anthropologiquement moderne) du Proche-Orient pratiquèrent assez tôt la sépulture, les vestiges conservées dans les très nombreux sites du Moustériens ne montrent qu’exceptionnellement des préoccupations d’ordre symbolique et concrètement jamais artistiques », (p. 92). Plus tôt, Alain Truffeau conclut pourtant: « Les objets qui incitent le plus à penser que les Hommes pré-modernes, à défaut d’avoir accès à l’art, avaient un sens esthétique, sont indéniablement les bifaces : par le soin qui a été apporté au façonnage de certains d’entre eux ; ils reflètent une charge symbolique et esthétique qui va bien au-delà de leur seule fonction utilitaire » (p. 63). Le premier traite du Moustérien, entre 300/250 000 ans et 35 000 ans BP (before present), le second de la période précédente, l’Acheuléen, entre 600 000 et 300 000 ans BP pour laquelle la France ne présente pas de preuves formelles de peuplement humain.

La contradiction de certaines des conclusions met autant en relief le manque d’harmonisation de l’ouvrage que le questionnement essentiel qui apparaît tout au long de l’ouvrage : les capacités d’appréhender les premiers humains, leur société en fonction de vestiges forcements lacunaires, et sous-jacent à ce dernier, la question de l’interprétation. Ce questionnement apparaît en filigrane des listes touffues de noms de sites et les différentes périodisations et catégorisations pour lesquelles un lexique et une infographie harmonisée eurent été utiles tant au lecteur qu’à la réflexion générale de l’ouvrage. La conclusion à retenir de ce premier développement de l’humanité sur l’Hexagone est la suivante : les premiers habitants arrivèrent tardivement par rapport à la Géorgie (1 800 000 ans) ou même aux voisines Allemagne et Espagne (entre 500 000 et 400 000 ans).



Et à peine la fragile silhouette humaine semble-t-elle se découper avec un peu plus de clarté à l’horizon du peuplement hexagonal que les grands schémas d’interprétation de l’épopée humaine et leur inévitable conflit apparaissent. On y voit les deux principaux courants, celui composé par les partisans du progrès linéaire des espèces et ceux de leur superposition avec fondus et lissés. L’inclination des héritiers de la pensée préhistorique moderne soutient l’interprétation de cette évolution : une progression linéaire marquée à chaque changement d’espèces par des ruptures comme autant de coups d’accélérateurs entre les différentes époques, ou dans le cas présent les différents Homos. Les chercheurs influencés par la pensée post-moderne, encouragés par les récentes découvertes, suggèrent des phénomènes simultanés plus complexes de changements, voire de métissage, en tout cas de rencontres.

Ainsi le passage Neandertal au moderne Homo Sapiens, paraît plus complexe au fur et à mesure que le caractère primitif du premier paraît moins certain et que certaines techniques prêtées exclusivement au second lui sont également attribuées. Ainsi quelque part entre le Moustérien et l’Aurignacien, durant le Paléolithique supérieur, une espèce humaine s’efface et une autre, venue de l’Est, s’impose sur l’Hexagone. Mais, insiste Dominique Baffier, les schémas linéaires, une espèce d’être humain/une technologie, cèdent face aux découvertes et à la comparaison des fouilles: « Les deux types humains font donc preuve à la même époque, d’une intelligence identique, utilisent les mêmes chaînes opératoires et aucun d’entre eux ne manifeste une quelconque suprématie spirituelle ni ne montre les signes d’un éveil artistique précoce » (p. 101). Et pour étayer son propos de citer des techniques considérées comme propres à Neandertal comme retrouvées sur des sites d’habitation de l’Homo Sapiens et vice-versa.
 

Un peuplement et des identités encore mal définies…

La période préhistorique récente s’attache de plus en plus au phénomène social à proprement parler à travers la hiérarchisation sociale, la spécialisation des activités et la thésaurisation. Ici encore, pas de vérité monolithe… les couches se superposent comme dans les sépultures mégalithiques. Toutefois, le paysage de ce territoire qui deviendra la France commence à se dessiner avec des grandes lignes de partage, essentiellement. Si l’augmentation exponentielle des données issues des fouilles de l’archéologie préventive, particulièrement en ce qui concerne la période néolithique, permet de dresser le portrait de peuples de l’hexagone prêts à embrasser la romanisation. Le développement d’un territoire quadrillé et exploité et celui d’une société hiérarchisée semblent préparer son avènement.

En revanche, la question même de l’origine et de l’identité de ces peuples ne paraît pas plus avancée qu’au temps de leur découverte par César. Ces derniers paraissent devoir continuer d’appartenir à la préhistoire. Certes le lien entre les populations de la partie septentrionale et de l’Europe centrale (Celtoi, Galli, Galatoi) est confirmé par les mobiliers et leur symbolique, selon Olivier Buchsenshutz (p. 460), mais quid des autres peuples et groupes linguistiques ? L’ouvrage n’en dira pas un mot.
Pour le Sud, les influences dominantes étrusques qui cèdent graduellement à celles des colonies grecs qui essaiment depuis Massilia, et qui pour le Sud Ouest rentrent en concurrence avec le commerce phénicien et ibères, sont également confirmées. Si l’ouvrage mentionne des héritages pré-romains et leur survivance, il se contente de les mentionner sans approfondir cet aspect. L’entrée des peuples de France dans l’histoire conserve donc ce caractère ex nihilo que lui confère la référence unique au portrait qu’en dresse Jules César. La conclusion qui s’impose à la lecture de cet ouvrage est la suivante: les diverses origines des peuples de l’Hexagone restent indéterminées en dehors du fonds celte et des colonies marchandes venues de la méditerranée, leur histoire est récente, à quelques décennies près, le début de l’ère chrétienne.

De quoi alimenter encore longtemps du côté français des rêves d’antiquité à l’endroit du monde grec, transalpin, voire oriental. Au moins, l’ouvrage livre quelques conclusions qui permettent d’apprécier le renouvellement des interrogations de fonds sur l’histoire de l’aventure humaine, et pour les spécialistes de faire le point sur les questions des différentes périodes traitées par les auteurs de cet ouvrage. Mais un essai d’histoire réclamerait un peu plus d’interdisciplinarité pour aborder une question si ardue, et peut-être un regroupement plus lisible des questions transversales. Le dialogue avec les sciences historiques notamment aurait pu mis à profit concernant le peuplement de l’Hexagone dans la période précédant immédiatement leur description dans La Guerre des Gaules.