Une histoire du mot “bizarre” (et ses dérivés).

Régine Borderie l’affirme clairement : son essai n’est pas une étude sur les monstres, mais bel et bien sur le bizarre. Il n’y a donc rien à voir de monstrueux si ce n’est ce “simple” mot à l’allure bizarre et complexe.

Qu’est-ce qui est finalement bizarre ? Tout a priori : “L’Ange” pour Baudelaire, Les Chants de Maldoror pour Lautréamont, Les Fêtes galantes pour Rimbaud, À rebours pour Huysmans… Mais si tout est bizarre alors que signifie réellement le mot “bizarre” ? C’est là la question que se pose Régine Borderie en s’intéressant à cet aspect de la littérature du XIXe siècle de Constant à Proust. La tâche, dit-elle, n’est pas simple, car sont légion les autres mots qui lui ressemblent et qui, souvent, “l’annexent dans leur propre champ sémantique”. L’auteur se propose par conséquent de s’interroger “d’abord sur [le] mot et ses dérivés, non sur une notion, faute de pouvoir la définir a priori”, se risquant ensuite “à faire émerger celle-ci sur ce fond de définition ou de description lexico-sémantique, au point de parler de bizarre, parfois, là où le mot n’apparaît pas”.

Les territoires du bizarre
S’appuyant sur les dictionnaires, Régine Borderie montre que le bizarre engage “une certaine vision de l’homme, et certains types de personnages”. Le mot prend alors un sens psychologique et renvoie “à l’inconstance, ou à l’incohérence du ‘cœur humain’” déjà entr’aperçue par Montaigne dans ses Essais. Le bizarre permettrait alors de désigner les “contradictions dans l’instant” de l’homme, ses caprices [La Rochefoucauld]. Des effets de l’amour aux constats de l’inconstance, de cette inconstance à la contradiction, tout n’est que formes plus ou moins assumées de la bizarrerie, reflet in fine de l’humaine condition.

Les bigarrures humaines : le bizarre psychologique
Le syntagme bizarre revêt d’autres réalités : est bizarre celui qui est “étranger”, celui qui ressent de la “mélancolie”. Bizarre est aussi l’excentrique qui se singularise sous la forme du paradoxe à l’instar de ce neveu de Rameau qui fut l’ancêtre de des Esseintes, lui-même figure prototypique de la “bizarrerie singularisante”, symptôme certain d’un “nouveau mal du siècle”. Mais au début du XXe siècle, l’excentricité pouvait être aussi associée à la génialité. Ce que confirme le narrateur du roman de Gaston Leroux, Le Mystère de la chambre jaune (1907), quand il décrit, dans un long portrait, Joseph Rouletabille, le détective-héros de l’histoire dont le “super-naturel” n’entrave pas le triomphe de la logique ; “et, écrit Régine Borderie, c’est bien de celle-ci, de son exercice exceptionnel que naît la bizarrerie de Rouletabille, fort éloigné de ce point de vue des excentriques du ‘rêve’ qui le précédent”.

Si l’excentrique paraît bizarre, les fous, eux, en sont les figures de proue. Le fou naïf, “inoffensif, l’innocent, l’’idiot’”, comme le Michel de Nodier dans La Fée aux miettes. Celui-ci est l’inspiration alors que le fou chez Goethe est aliénation. Les aliénés sont associés dans ce cas-là aux violents à la manière d’Albert dans le Consuelo de George Sand, capable de donner le “frisson” à Amélie. Ces personnages bizarres, ces fous pathologiques et effrayants, se retrouvent chez Maupassant dans le Horla, par exemple, ou dans Les Illuminés de Nodier sous le nom de Raoul Spifame que “le dérangement d’esprit” a porté à “diverses actions bizarres”. Autre type d’êtres qualifiés de bizarres, les hystériques, plus précisément les femmes. La Bénédicta de Baudelaire peinte dans Le Spleen de Paris, ou la femme de ménage des Goncourt qui est “toquée, à peu près folle”, car nourrie par une chèvre, l’emblème étymologique des caprices   et de la bizarrerie déclinée au féminin. Affublées de cette étrangeté, de cette folie, les femmes sont souvent bizarres. Mme de Burne, dans Notre Cœur de Maupassant est une “sirène” qui se rapproche de la chimère, elle-même entretenant des liens étymologiques avec le mot “chèvre”   [Bertrand Maréchal]. Mais le bizarre n’est pas uniquement psychologique. Franchissons une étape et marchons vers un autre territoire.

Le bizarre : une nuance esthétique ?
Parce que le bizarre est l’écart par rapport à une norme, alors il apparaît comme exotique, surtout si l’on observe les récits de voyage qui dessinent les différences entre les choses vues et celles que connaît le voyageur-écrivain. Capturer la bizarrerie de la nature devient pour Fromentin, dans Un été au Sarah, une règle pour “l’écrivain dit descriptif”. Dès lors s’associent les mots curieux, étrange et bizarre. Les descriptions deviennent le reflet de ces peintures exotiques, celles de Gauguin ou de Delacroix. Tout n’est qu’observations minutieuses et jugements : les chevaux (pour Gautier, Fromentin et Baudelaire), les oiseaux (le kiwi de Nouvelle-Zélande, par exemple, dans le roman de Jules Verne, Les Enfant du capitaine Grant). Même les dromadaires ou les chameaux ont des formes bizarres à l’instar de ces “maisons de Rama” qui deviennent bizarres par leur forme irrégulière dans Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand, ou ces “montagnes singulièrement déchirées”, “couleur d’ocre” chez Gautier décrites dans Voyage en Espagne. Plus surprenant est la métaphore du tricot que file Hugo pour écrire, dans Le Rhin ou déjà dans Notre-Dame de Paris, le bizarre au sens de “caprice”, de variété et de bigarrure.

C’est aussi dans l’Autre que les voyageurs découvrent le bizarre à travers les us et les coutumes : chez Nerval, le héros de Madame Chrysanthème, trouve à une Japonaise une “grâce bizarre”. L’adjectif est alors apparenté au sens de singulier, valeur que l’on retrouve aussi dans Constantinople et autres textes sur la Turquie de Gautier à la nuance près que le mot bizarre souligne, en termes peu obligeants, la pratique religieuse des musulmans, et chemin faisant la relativité des normes. Cette relativité est parfois celle des voyageurs eux-mêmes sur leur propre bizarrerie, chez Lamartine ou Nerval, par exemple.

Parfois aussi ce sont les événements qui apparaissent comme bizarres “à cause des rebondissements, affirme Régine Borderie, dus au fait que l’on sorte des rails de la vie habituelle”. D’où un bizarre existentiel vanté par Nerval, si romanesque pour Gautier. Fromentin, lui, attache le “goût pour la bizarrerie” à l’“esprit de curiosité”. S’établit progressivement une distinction entre le curieux (ce qui mérite d’être vu) et le bizarre (ce qui n’a rien d’extraordinaire, a priori, mais qui se démarque aux yeux du voyageur). Dès lors, la fantaisie naît du bizarre et non des curiosités. Certains écrivains, parmi lesquels Louis-Sébastien Mercier, au XVIIIe siècle, Fromentin et Nerval se sont délibérément écartés des curiosités pour suivre les “bizarres traverses qui peuvent émouvoir la fantaisie humoristique du touriste ordinaire   . Si les voyageurs du XIXe siècle ont parcouru tant de lieux à la découverte de l’Autre, de ses coutumes et de ses bigarrures, de sa variété, l’onirisme, un “ailleurs mental”, a, lui aussi, participé de la mise en valeur du bizarre.

Tout d’abord, force est de constater que “l’expérience onirique éloigne de l’expérience ordinaire, […] vécue en toute conscience à l’état de veille”   . Le rêve est souvent qualifié de bizarre. Nodier introduisit avant Nerval l’idée “d’un épanchement du songe dans la vie réelle”. Et Michel, héros de La Fée aux miettes, invite le lecteur à comprendre l’histoire comme un rêve, un rêve éveillé : “Je, dit-il, rentrais, à dire vrai, dans un monde bizarre et imaginaire que lorsque je finissais de dormir.” L’adjectif est alors synonyme de folie et de composition puisque le rêve n’est finalement qu’assemblage. Il nous suffira pour nous en convaincre de relire le fameux songe de la reine dans Athalie de Racine où l’on découvre que son rêve n’est qu’un “bizarre assemblage” de “tant d’objets divers”   .

Ce principe de composition onirique crée des illusions, en écartant le rêveur du monde réel. Ainsi, poussé à l’extrême, le rêve se fait cauchemar et compose des créatures monstrueuses à l’instar de celles que Michel voit dans le roman de Nodier. Le bizarre onirique inverse donc les normes de la vie ordinaire. Mais à bien y regarder, il peut aussi produire un effacement des frontières entre le rêve et la réalité. Dans les récits de rêves, ceux par exemple de Huysmans, les transitions entre les deux mondes sont absentes, et les enchaînements sont brutaux et étayés par l’emploi foisonnant de “tout à coup”. Si l’onirisme est bien présent dans la littérature du XIXe siècle, il est aussi souvent associé par les écrivains au surnaturel, “au sens ontologiquement fort du terme, sens d’actualité au XIXe siècle : ‘ce qui est au dessus de la nature’”.

Ce sont d’abord les récits fantastiques qui le mettent en scène. Nodier a développé, à ce sujet, plusieurs réflexions que l’on peut trouver dans “Du fantastique en littérature” (1830). Parfois, le terme “surnaturel” recouvre le sens du mot “fantastique”, “dont le sémantisme, explique Régine Borderie, est recouvert par le mot ‘bizarrerie’”. C’est le cas dans César Birotteau de Balzac. Ce qui permet au Michel de Nodier de méditer sur les “bizarreries de la nature” quand celui-ci voit les hommes à tête de chien. Ainsi le surnaturel évoque-t-il “tout ce qui perturbe la perception, que souvent l’adjectif ‘bizarre’ […] caractérise”. Légion sont les mots liés à cet adjectif : la nuit, la brume, les ombres, la lune… tous ces éléments peuvent le devenir. La singularité, voire l’étrangeté des circonstances, sont alors mis en lumière par le qualificatif, et l’on bascule dans un autre monde. Les événements eux-mêmes sont souvent bizarres quand ils orientent vers le surnaturel surtout quand des créatures monstrueuses apparaissent. On le voit, le sens du mot bizarre à travers l’idée de surnaturel a été tardivement inscrit dans les dictionnaires. Ce sens-là nous permet dès lors de porter notre attention sur un autre sens du mot bizarre : celui d’enquêtes ou récits à énigmes.

Dans “Mademoiselle Bistouri” de Baudelaire ou dans Ferragus de Balzac, le bizarre est lié aux secrets, “dans ces élégants coupés qui reviennent du bal”, “entre minuit et deux heures du matin”, en pleine nuit, ce qui épaissit un peu plus le mystère, le bizarre. Dans La Fille aux yeux d’or de Balzac, la fille est pour de Marsay d’une “nature bizarre”, une “vraie charade vivante” pour laquelle il tente d’apprendre les “secrets”. “L’énigmatique, écrit Régine Borderie, facilite le passage vers le surnaturel, ou en fait naître la tentation”. Dans Sarrasine du même auteur, le vieillard, présent dans le salon de Lanty, est lui aussi bizarre. Le terme se colore péjorativement et revêt le sens de louche, d’inexplicable. À divers degrés, ce sens se retrouve dans les récits policiers, de Maupassant à Leroux, en passant par Poe. Plus psychologique, bizarre devient alors perplexité et singularité.

Le terme bizarre permet aussi de poser un jugement, dans le domaine esthétique. Ce jugement est double : soit il est mélioratif et signifie varié, bigarré, soit, à l’inverse, il est dépréciatif avec le sens de non conforme à la norme. Il faudra par conséquent s’imprégner du contexte pour déterminer la valeur esthétique du terme. L’éloge du bizarre chez Baudelaire par exemple, ou avant lui chez Le Moyne   ou encore chez Gautier passe par “l’éloge de la ligne courbe et de l’arabesque”, de l’exotisme, en d’autres termes par tout ce qui s’écarte de la/des norme(s) comme ce chant d’Esméralda, qualifié de bizarre, car d’une “langue inconnue à Gringoire”. La vraie poésie de Paris tient, pour Balzac toujours dans Ferragus, à ses “bizarres et larges contrastes”. L’évocation de ces contrastes fait de l’héroïne de La Fille aux yeux d’or un être “sublime”, plein de mélanges et de contraires. On se jette alors dans la nouveauté, reflet certain des bizarreries. Celle-ci frôle l’inconnu et oriente vers une esthétique “qu’on pourrait, selon Régine Borderie, dire créationniste”. Le but serait alors de créer des œuvres sans répondant dans la nature.

Le bizarre peut aussi contenir un blâme pour l’écart, l’irrégularité et la bigarrure. Les jugements seront donc défavorables. Critiquant le “bizarre génie”, le classique La Bruyère dénigrait déjà l’“innovation”, la nouveauté. D’autres, comme Maupassant, prennent partie contre le recherché et l’affecté, contre l’“écriture artiste”, dira l’auteur du Horla. Ce dernier les associant volontiers à l’adjectif bizarre “qui signifie à la fois l’étrangeté et la complication inutile”. D’autres encore, s’attachant à la peinture, attaquent les artifices et le désuet ainsi que les mélanges dans la création qui la rendent bizarre, voire “impure”. Quant à Fromentin, il fait le procès, dans Une année dans le Sahel, de la bizarrerie exotique en louant l’universel, le mesuré et le connu. Il n’y a pour lui que les “lois du goût”. “L’idéal classique, conclut l’universitaire, est donc bien vivant, et bien défendu au XIXe siècle.”

Mais il ne faut oublier que la notion de mélange n’est pas que dépréciative. En effet, du mauvais goût peut naître… le bon goût ! Ainsi Gautier loue-t-il dans Les Grotesques les “poètes du second ordre” où l’on trouve “tout le mauvais goût avec ses bonnes fortunes, avec son clinquant, qui peut être de l’or, avec ses grains de verre, qui risquent d’être des diamants”. Le laid apparaît comme renouveau et fécond sur le plan des formes.

Après avoir posé les premiers jalons du mot et de ses différents sens puisés au cœur des dictionnaires et mis en lumière par les écrivains du XIXe siècle, Régine Borderie se propose de montrer les effets du bizarre sur l’entendement. Tout d’abord, le bizarre excite la curiosité. L’on passe du désir de voir au désir de savoir, autrement dit “de l’attention à l’interprétation”. En effet, si le bizarre intrigue et capte l’attention, c’est “parce qu’avec lui s’ouvrent des perspectives, [et] une profondeur pour la connaissance”. Après l’observation de l’ensemble ou du détail qui forme le bizarre, l’attention se veut interprétative. Interprétation qui prend dès lors un “tour symbolique ou allégorique” que l’on retrouve dans les songes. “Les récits de rêve, écrit Régine Borderie, sont souvent assortis d’efforts d’explication, voire d’interprétation, intégrés dans le mouvement même de la narration.” Puisant dans le récit de Diderot, Les Bijoux indiscrets, l’auteur montre que l’adjectif bizarre, associé à l’idée de rêve, est “intéressant sur le plan de la connaissance puisqu[e les personnages] en parlent longuement”. Héritier, le XIXe siècle prend “encore plus au sérieux” le songe et ses “‘bizarres combinaisons’ qui ouvrent sur une autre profondeur de sens”.

Dans Armance de Stendhal, la bizarrerie d’Octave, toute psychologique, est liée à un secret, jamais révélé dans le roman : “J’ai un secret affreux […], ce secret va vous expliquer mes fatales bizarreries” et à cet instant même, Octave fuit sans l’avouer... Le bizarre suscite alors la curiosité et fait naître des hypothèses sur lui. L’entendement est donc stimulé par la bizarrerie psychologique comme on le voit parfaitement dans l’œuvre de Constant, Adolphe. “La bizarrerie d’Adolphe, écrit Régine Borderie, déclenche […] un foisonnement d’approches explicatives, comparable à la multiplicité des explications qu’Athalie proposait pour son rêve.” Mais quand le bizarre s’explique alors, semblable à un secret   , il disparaît parce qu’il est découvert. Ainsi donc l’intérêt du bizarre se maintient, voire s’accroît dans sa résistance à l’entendement. C’est cette résistance qui le particularise et non l’envie de le connaître ou de l’expliquer.

Est bizarre ce qui résiste à l’instar de ces personnages qui n’arrivent pas à expliquer ce qu’ils pensent ou font. Les adverbes et autres relatives négatives voire les formules marquant l’incompréhension (“je ne sais comment”, “je ne sais quel”…) illustrent parfaitement leur état psychologique et la résistance à leur propre entendement. Émerge l’idée, déjà en vogue au siècle de Pascal, de la connaissance de soi, voire de la multiplication des instances en soi. Ce qui rappelle la conception traditionnelle de la dualité de l’homme, de l’homo duplex qui n’est in fine que bizarre ou bizarrerie d’après Sainte-Beuve dans Volupté. Expression que l’on retrouve souvent dans les récits du XIXe siècle, héritière directe du Discours sur la nature des animaux de Buffon (1753). On la rencontre chez Balzac, dans la Physiologie du mariage ou dans Louis Lambert. On la côtoie dans La Légende des siècles de Hugo ou de façon plus surprenante et assez parodique dans Bouvard et Pécuchet de Flaubert.

Le bizarre est aussi fantastique. Suivant la théorie de Tzvetan Todorov sur la notion de fantastique (qui serait une alternative dans l’explication d’un fait), Régine Borderie montre que Michel, le héros de Nodier, dans La Fée aux miettes, a une double attitude face au bizarre : il adhère au surnaturel et le tient pourtant à distance. “La bizarrerie, ajoute-t-elle, de sa propre histoire tient donc en suspens l’entendement de Michel.” Mais la disqualification de l’entendement se réalise aussi dans la mise en avant de l’affectif, une mise en balance, selon Nodier, de l’intellect et du cœur. Ce qui, pour lui, définirait au mieux sa vision toute personnelle du fantastique. Michel peut par conséquent se laisser bercer par ses illusions, sans “les corriger ni les détruire […] à condition qu’elles donnent du bonheur”. La fée va jusqu’à lui conseiller de “renoncer à l’exercice de son jugement, […] aux questions, […] à comprendre, à expliquer, […] bref à renoncer à son entendement afin qu’il jouisse de son bonheur”. Ainsi le bizarre chez Nodier est-il “une expérience neutralisante pour l’entendement” et “la condition d’une expérience de l’imagination et du cœur”.

Chez Maupassant, autre exemple phare, le terme bizarre est à maintes reprises utilisé dans les deux versions du Horla. Il permet à l’auteur d’exhiber l’impuissance de l’entendement qui ne parvient guère à saisir ce qui est, surtout s’il est invisible, impalpable, et ce que les sens “ne connaissent pas”. Alors qu’en son temps on tentait d’expliquer les faits bizarres par la psychologie naissante (surtout ce qui touchait au moi, au somnambulisme, au dédoublement de la personnalité), Maupassant, comme Nodier, “maintient l’inexplicable, ne réduit pas le bizarre mais l’exhibe, et laisse toute sa force à la conviction propre au personnage de la présence d’une créature invisible”.

Si la disqualification de l’entendement passe par l’acceptation du surnaturel, elle trouve aussi des échos “dans l’expérience exotique”. En effet, le voyageur qui observe s’étonne avant tout des “choses vues” et cet “étonnement est la conséquence de ces bizarreries”. Régine Borderie l’analyse alors comme “le premier degré de la mise en défaut de l’intellect”. À l’instar du héros de Nerval dans Voyage en Orient qui, pris de vertige, découvre la “forêt de pierre” qu’il n’arrive ni à s’expliquer ni à identifier par son entendement. Sand, avant Nerval, dans Indiana, fait vivre à son narrateur, devant un spectacle naturel exotique, cette descente dans l’abîme de cet “hors du connu”. Bizarre et étrange apparaissent alors dans la description comme si ces deux mots rendaient compte de l’impuissance de l’esprit, de l’entendement, de l’intelligence face aux mystères de la nature. Le bizarre est donc, nous l’avons compris, un des effets que produit une sensation physique ou psychologique. Il s’inscrit parfois, Régine Borderie l’a souligné à travers le rêve d’Athalie, dans une absence de sens, mais il est aussi, et la critique l’a esquissé par le truchement de Baudelaire, beau, charmant.

L’esthétique du bizarre
Sous le patronage de Jean-Marie Schaeffer, Régine Borderie aborde dans cette avant dernière partie non pas l’objet esthétique abordé jusqu’ici, mais les effets : “en essayant de caractériser, à partir de ce qu’en disent les textes, l’expérience procurée ou provoquée par l’objet dit bizarre, les sources voire la nature du plaisir, de la satisfaction (ou leur contraire) qu’il donne”   . Ainsi, quand le voyageur découvre des terres peu connues, autrement dit la “bizarrerie des lieux et mœurs”, ce n’est pas la beauté de chaque élément qui est mise en lumière, mais “l’intensité sensorielle propre à l’ensemble, intensité en bonne part due à la nouveauté des lieux”. Il suffit aussi à Balzac de décrire non pas l’Orient, mais les Galeries de Bois dans Illusions perdues, pour montrer que la bizarrerie de l’endroit (le terme “bizarre” est utilisé trois fois, avec des valeurs différentes) est “déconcertant” ou suscite, chez celui qui le regarde, “plaisir, érotisme et expérience esthétique”. Mais si plaisir rime avec bizarrerie, le bizarre peut devenir douleur.

Dans Illusions perdues, le romancier présente les personnages habillés “bizarrement”, choquant ainsi le bon goût. Est alors bizarre ce qui est “violent” pour la vue. La caricature est lancée, mais elle est piquante et “semble vouloir heurter […] faire mal peut-être, en faisant rire”. Dans la nouvelle “Mademoiselle Bistouri”, Baudelaire met en scène des personnages bizarres, à l’instar de l’héroïne qui aime les chirurgiens car ils “coupe[nt], taille[nt] et rogne[nt]”. Le bizarre devient donc cruauté, sanguin et tortures cruelles pour les non-initiés. Cette association se situe dans le droit fil du courant frénétique. Fernand Beissier, dans la préface qu’il consacre à l’œuvre de Paul Margueritte, Pierrot assassin de sa femme. Pantomime [1882], “évoque la douleur, poussée à son plus haut degré, que peut provoquer le bizarre, douleur associée sinon au plaisir, du moins à une intense participation d’ordre esthétique”.

Si la violence, l’agression et la peur sont de l’ordre de l’esthétique, le suspens est perçu lui-aussi comme une bizarrerie. Il relève en effet davantage du sujet que l’objet. L’incertitude intellectuelle des comédiens dans Capitaine Fracasse de Gautier brouille leur entendement et entrave leur compréhension, ce qui rend l’objet observé… bizarre. La pensée intelligente est donc mise entre parenthèse au profit des sensations. Quand celles-ci sont poussées à l’extrême, elles peuvent nous “amener à un au-delà de la perception”, ce que Régime Borderie nomme le “ravissement proche de l’extase”.

Dans Voyage en Orient, le voyageur est “ravi”, car pris dans des impressions inhabituelles en comparaison à sa vie parisienne. Gringoire, quant à lui, dans Notre-Dame de Paris, est en extase par le “chant bizarre” de la jeune Égyptienne, chant “indéfinissable et charmant”. Il l’écoute alors “avec une sorte de ravissement et d’oubli de toute chose”. Il s’oublie, et sa conscience immédiate semble s’être anesthésiée, ce qui provoque un oubli de soi et par conséquent un immense plaisir. L’extase réside aussi dans la formule oxymorique anglaise de delightful horror, cette terreur enivrante, ce saisissement des sens. Et Régine Borderie de conclure : “Proche du grotesque sur le plan des formes, c’est donc au sublime que le bizarre s’apparenterait du point de vue des effets, en particulier à cette version burkienne, qui, véritable terrorisme de la raison, correspond à une mise en défaut radicalisée de l’entendement au profit des sens.”

Il n’est donc plus étonnant que le mot bizarre ait pris ce sens de “dont ne peut rendre raison” dès la fin du XVIIIe siècle, “sur fond d’antirationalisme ou d’irrationalisme”. Mais le bizarre donne aussi à voir un en-deçà dans une sorte de régression. Le terme est alors replongé dans son sens princeps, à savoir ce qui est “idiot” et “primitif”. Il force le spectateur à voir ce que l’on ne voit pas, à retourner à une certaine innocence de l’œil. Baudelaire affirmait d’ailleurs “le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté”   . Il suggère ainsi une rénovation de la perception ramenée à un stade enfantin, à un mode extatique, proche de la fascination, elle-même, force puissante, “peut s’accroître sur l’imagination”.

En effet, l’objet dit bizarre permet de projeter l’imagination “non seulement parce qu’il résiste à l’entendement, mais parce qu’il est souvent précaire : nuées, ombres portées, rêves ou éléments de rêve, hallucination dues à la fièvre”. Tous ces phénomènes instables, évanescents, friables stimulent l’imagination. Capable de projeter des images mentales sur la réalité, l’imagination semble pouvoir recouvrir le monde réel. L’on pense alors au poème de Rimbaud, “Alchimie du verbe” dans lequel le poète écrit : “Je m’habituai à l’hallucination…” Chez Proust, l’imagination nourrit la méprise sensorielle et transfigure le monde : il s’agit alors de faire voir autrement ce qui se trouve directement sous les yeux. À l’instar du personnage du Temps retrouvé, assis dans le “petit salon-bibliothèque” de l’hôtel des Guermantes, mais qui se croit à Balbec dont il se souvient brutalement. “La bizarrerie, affirme Régine Borderie, est dès lors produite par le sujet de la perception réelle ou imaginaire, qui en jouit, y trouve un plaisir esthétique, plaisir fondé sur le suspens de l’entendement dont sont abolis ou mis de côté les jugements identifiants portant sur la réalité, des contraintes de laquelle on se trouve alors comme affranchi.”

Dans le rêve, le bizarre s’élève à une vision cosmique. Au cœur du récit “Amour” de Guy de Maupassant, le cri “bizarre” d’un oiseau élève la scène vers le “premier germe de la vie” : “Rien ne m’émeut comme cette première clameur de vie qu’on ne voit point et qui court dans l’air sombre, si vite, si loin, avant qu’apparaisse à l’horizon la première clarté des jours d’hivers.”

Ainsi le bizarre inexplicable peut-il, écrit Régine Borderie, “susciter une rêverie contemplative, d’ordre esthétique, mais aussi ouvrir à une pensée sans limites, non tournée vers la connaissance”. La musique bizarre évoquée à maintes reprises dans les récits de voyage provoque chez le voyageur une expérience atypique. En effet, elle fait émerger dans l’esprit des images archaïques et donne l’idée, l’impression d’avoir vécu d’autres vies dans un autre monde. L’art devient alors hypnotique et nombreux   furent ceux qui, à l’époque des écrivains qui intéressent Régine Borderie, ont étudié les “bruits fascinants et obsédants”.

Morale du bizarre
Pour cette ultime partie, l’universitaire s’interroge sur “la question […] des rapports du bizarre avec le bien et le mal, de ce qui est tenu pour tel”. Et affirme que ce questionnement “est complexe”.

Revenant sur l’une des définitions abordées au début de l’étude, Régine Borderie réitère le fait que la notion de bizarre est, à ne plus en douter, liée au mal (au singulier, qui s’écarte de la norme). C’est cette ambivalence qui pose problème et semble des plus complexe. Ainsi Rouletabille s’accuse-t-il, bizarrement, de méchanceté ; Musset l’associe, quant à lui, “au désir de faire mal, à la cruauté”. Gautier parle d’infamie, en désignant la statue “bizarre”, dans “Contralto”. Les Goncourt pensent que la bizarrerie attire celles et ceux qui séduisent et qui éloignent l’homme “de la santé mentale, de l’humanité, de la nature et de ses lois”. Ce mal s’explique aussi par le fait que la “bizarrerie du cœur humain”, dans la tradition moraliste nourrie de théologie, “renvoie au mal”. En littérature, la fleur, que Baudelaire a popularisée, reflète cette ambivalence. Chez d’aucuns, elle est douceur et beauté ; chez d’autres, elle est “Fleur[s] du mal” et synonyme de perversité et de maladies. À l’instar de ce personnage de Maupassant qui cache sous sa veste des fleurs, comme on cachait les “femmes des harems”   . Entre désir et dégoût, les fleurs incarnent la “morale du bizarre”. L’érotisme point alors à l’horizon des textes et s’invite dans le monde des écrivains de cette fin du XIXe siècle. Le mot “bizarre” associé à l’élément naturel choque par conséquent et scandalise, il entraîne immédiatement la condamnation. Dès lors, “pour trouver la spécificité du bizarre sur le plan, il faut, écrit Régine Borderie, coller de plus près au sens d’‘inexplicable’ […] à ce qu’il implique ou tend à impliquer : de l’amoralité plutôt que de l’immoralité”.

Ainsi le bizarre onirique parvient-il à anesthésier la “conscience morale” du rêveur qui devient un être irresponsable. Irresponsables sont aussi ces autres personnages esquissés au début de l’étude : le fou, la séduisante (Mademoiselle Bistouri), le passionné, le/la dérangé(e) mental(e)… en d’autres termes, ces êtres qui, selon Maupassant“ vivent dans un pays mystérieux de songes bizarres”   .

Le jugement moral est aussi atténué par les effets du relativisme. En effet, observer les us et coutumes de l’étranger, par exemple dans Aurélia, donne l’impression de “déplace[r]” “les conditions du bien et du mal”, d’avoir une autre morale. Mais si le bizarre, sous couvert des différentes définitions mises en exergue dans l’étude de Régine Borderie, reste bien souvent lié à l’amoralité ou à cette idée du bien et du mal, l’on peut dire avec la critique qu’il a “joué son rôle dans ce que l’on appelle l’autonomisation du beau, de l’art, de la littérature”.

Conclusion
Si l’objet de cette étude fut le terme bizarre, il ne faudrait pas oublier que celle-ci n’est in fine qu’une “brève” enquête, s’attachant à quelques œuvres du XIXe siècle. Régine Borderie a montré que le terme est parfois proche de la signification du mot grotesque, que la définition de celui-ci menace la réalité de celui-là, à cause précisément de leurs points communs. Aussi fallait-il à la critique trouver une autre voie. Nous pensons qu’elle l’a trouvée en pointant du doigt le fait que le bizarre, contrairement peut-être au grotesque, “renvoie à l’effet sur l’entendement, à l’effet négatif de ce que l’adjectif caractérise ou de ce que le substantif désigne”. Adjectif et substantif acquièrent par conséquent un sens plus intellectuel, ce qui ne semble pas être le cas du terme “grotesque”. Ainsi, et définitivement, reste bizarre, ce “dont on ne peut rendre raison”, l’inexplicable.
Cette mise en histoire du terme a mis en branle nos catégories intellectuelles pour désigner une réalité littéraire, et a permis à Régine Borderie de s’interroger brillamment sur une notion qui demanderait dès lors une étude plus conséquente, ou tout du moins, et c’est le vœu de la critique, élargie à l’ensemble de la littérature du XIXe siècle.