Un livre qui rend enfin accessible au public français la traduction des écrits du grand historien de l'art allemand

Les plus importants événements éditoriaux sont parfois aussi les plus secrets : c´est le cas de la publication de Miroirs de faille – à Rome avec Giordano Bruno et Édouard Manet, 1928-29 de Aby Warburg, premier volume d´une collection qui en prévoit six, et qui entame, enfin, la traduction française d´un des plus grands penseurs  et historiens de l´art du vingtième siècle. Si le public francophone disposait déjà de ses Essais Florentins et Le rituel du serpent -Récit d´un voyage en pays pueblo, le présent ouvrage vient ouvrir un chantier d´une toute autre ampleur, proposant au lecteur pour la première fois la traduction systématique des écrits d´Aby Warburg, fruit de l´effort mutuel des maisons d´édition L´écarquillé et  Les presses du réel.

Ce premier volume, se concentrant sur les années vespérales de 1928 et 1929,  englobe  quatre textes de la dernière période de l´oeuvre warburgienne, ainsi qu´un choix de lettres entre Warburg et des correspondants de la renommée d´un Ernst Cassirer ou d´un Fritz Saxl. Le journal de son voyage à Rome, qui à lui seul occupe la moitié de l´ouvrage, plonge le lecteur dans le labyrinthe des recherches de Warburg et lui offre simultanément une passionnante et érudite promenade dans la capitale italienne. Ce "Journal Romain", constitué de notes de voyage, peut sembler un brin déroutant, avec son mélange de simples descriptions du quotidien - comme le manque de pantalons de son auteur, qui a apporté moins d´affaires personnelles que de livres, considérant l´esprit scientifique moins négligeable que les habits…   -, de conspirations institutionnelles et de considérations sur plusieurs figures de l´intelligentzia  romaine. Mais les incursions fréquentes dans les trésors de Rome et d´autres villes italiennes, ainsi que les intuitions fulgurantes qui en résultent, font vite oublier le côté prosaïque de ce journal. Écrit à deux mains avec sa précieuse collaboratrice Gertrude Bing, qui est à elle seule un auteur à part entière, le "Journal Romain" a aussi le grand mérite d´être contemporain de l´élaboration de l´Atlas Mnémosyne, peut-être le plus important projet de recherche de l´œuvre de Warburg, et ouvre ainsi une fenêtre privilégiée sur ce grand chantier – un atlas d´images qui se proposait être "une histoire de fantômes pour grandes personnes", recueillant en son sein "un inventaire des préfigurations antiques ayant contribué, à l´époque de la Renaissance, à forger le style de la représentation de la vie en mouvement"   , et qui ajoute à cette tâche, déjà très ambitieuse, ce que Georges Didi-Huberman a appelé une "pensée par images"   , c´est-à-dire, une manipulation heuristique qui permettrait de saisir la façon dont les images surviennent et reviennent dans l´histoire de la culture. L´"Introduction à L´Atlas Mnémosyne", que cette édition reprend dans sa dernière version, expose le projet avec une clarté de formulation sans doute enrichie par les nombreuses versions auxquelles l´auteur s´est consacré : il y est question, comme dans un cristal, de tous les grand axes de la pensée de Warburg : de la survivance de l´antiquité païenne à l´époque de la Renaissance à la vie en mouvement des images ; des formules canoniques de pathos aux dispositifs intensifs de l´invention artistique  ; de la tension nietzschéenne entre l´équilibre apollinien et la fureur dionysiaque aux formations de style et aux vibrations de l´âme ; du positivisme des "influences" aux incursions aventureuses dans les régions inattendues de la psyché, qui creusent dans  le "plus profond de l´intrication pulsionnelle qui noue l´esprit humain à une matière sédimentée au mépris de toute chronologie"   .

À ces deux textes s´ajoute un important essai sur le Déjeuner sur l´herbe de Manet qui, s´éloignant en apparence de la Renaissance,  époque dont Warburg était spécialiste et sur laquelle il bâtit la plus importante partie de sa réputation, nous montre le fonctionnement en acte de l´étude des survivances (Nachleben), problème fondamental de toute sa recherche. Dans un texte magistral, véritable pièce à conviction, Warburg démontre comment dans le tableau de Manet survit une composition typiquement antiquisante de la Haute Renaissance, qui détermine ses valeurs formelles et, par le biais de l´inflexion de ses opérateurs, dévoile le passage du monde olympien de la transcendance aux lois immanentes des processus naturels. L´essai de Warburg bénéficie en plus, comme le reste de l´ouvrage d´ailleurs, de plusieurs images qui l´illustrent et rendent son propos encore plus convaincant - grâce aux bons soins de l´équipe éditoriale (Maurizio Ghelardi, Susanne Müller et Roland Recht), le lecteur se trouve devant un très bel objet, de la couverture extrêmement originale jusqu`aux images du tapuscrit de "L´introduction à l´Atlas Mnémosyne", en passant par la reproduction, fidèle à l´original, du "Carnet Giordano Bruno", entre autres préciosités.

Le livre se termine avec ce carnet consacré aux notes de lecture du "Spaccio della besta trionfante" et des "Eroici Furori" de Bruno, que Warburg lit pendant son voyage en Italie. Véritable laboratoire de sa pensée, dans ce cahier prolifèrent les innombrables intuitions de son auteur, schémas de sa pensée, et diagrammes qui entrecroisent des petits commentaires sur l´auteur italien avec les promenades et découvertes des trésors méridionaux.  Dans un très beau texte, épilogue à sa monographie séminale sur l´historien de l´art allemand, Georges Didi-Huberman comparait Warburg à un pêcheur de perles   , ce qui est confirmé par la lecture de ce cahier crépusculaire, où se mélangent l´entêtement du savant et l´enthousiasme du penseur pour qui les problèmes scientifiques étaient aussi des impératifs vitaux