Le Dr Olivier Taïeb rend compte d'une étude auprès de personnes toxicomanes sur l'histoire de leurs addictions, permettant aussi d'aborder la construction de leur récit et son impact identitaire.

La trame de l'ouvrage
L'ouvrage d'Olivier Taïeb s'appuie sur une étude réalisée par l'équipe d'Avicennes (Bobigny, 93 ; université Paris XIII) auprès de patients toxicomanes pris en charge par les services de liaison et de consultations pour les patients toxicomanes (ECIMUD et CSST) entre 2000 et 2004. Ce travail consistait en des entretiens utilisant un questionnaire (EMIC, adapté au contexte de l'étude) avec des questions ouvertes ou fermées qui explorent l'expression de la souffrance et les représentations des troubles, la stigmatisation perçue, les théories étiologiques (l'origine du problème selon les patients) et les itinéraires thérapeutiques. Soixante-dix patients ont participé à cette étude, population majoritairement masculine, d'âge moyen 36 ans et d'un niveau socio-économiques bas, ayant fait peu d'études. Les dépendances actuelles concernaient en majorité les opiacés, la cocaïne, l'alcool, le cannabis.

Olivier Taïeb s'attache à présenter différents concepts. Il part des représentations de la maladie en générale, présentant nombre de travaux des champs anthropologique, psychiatrique transculturel, aux addictions en particulier. Il expose le concept de narrativité et de mimesis chez Paul Ricœur en premier lieu, une référence majeure de l'ouvrage. Dès ce moment, il aborde la toxicomanie sous l'angle de la mise en intrigue d'un récit pour rendre compte du cheminement des patients avec leur dépendance. Il reprend dans cette première partie de précédents travaux d'autres auteurs qui ont tenté de décrire ou de montrer l'histoire naturelle des addictions.

La présentation de l'étude arrive dans un deuxième temps. Olivier Taïeb en fait une présentation suivant les règles de l'article scientifique : méthode, résultats, discussion comprenant les limites de l'étude. Cette présentation permet de maintenir la rigueur requise pour transmettre les résultats d'un travail de recherche et les réflexions qu'ils ont amenées. Cependant elle contraint ainsi l'auteur à nombre de répétition concernant soit les concepts théoriques, soit les résultats, entre la première partie introductive, les résultats et la discussion.

Les descriptions de la toxicomanie
La drogue est décrite comme un problème par 88,6 % participants (qui sont en soins) et parfois comme la cause même de la toxicomanie. Plusieurs dimensions sont données à la définition de la toxicomanie par les patients, sachant que ce terme a une tonalité péjorative chez 31 d'entre eux. Ils parlent de maladie mais dans différents sens : au sens d’une guérison possible, au sens de quelque chose qui est extérieur à eux-mêmes, au sens d’une maladie psychologique. La toxicomanie est aussi abordée comme un mode de vie. Pour certain être toxicomane dépend de la drogue utilisée ou de sa modalité d’administration (intra-veineuse notamment).

L'expérience de perte
Elle apparaît dans plus de la moitié des discours à travers le sentiment d'échec, très présent, la présence de la mort (celles des autres, la crainte de la sienne majorée par le VIH,...), et l'impression d'un temps perdu. Les patients rendent compte de quelque chose d'irréversible et d'irrévocable, les regrets et remords étant entremêlés.

Le récit de la toxicomanie
Les patients tendent à repérer la première prise (âges variables, moyenne à 19,5 ans) et à rapporter avec qui ils étaient, et leur expérience émotionnelle de la prise de drogue. Ils évoquent peu par contre le contexte émotionnel avant la prise.
Une sorte de lune de miel s'installe avant le moment où la consommation devient problématique (âge moyen de 25 ans). Solliciter les soins vient encore après (âge moyen de 27,8 ans) et ce, de manière variable, influencée par les caractéristiques de la personne, de son environnement, de son entourage, mais aussi de l’offre de soins (coûts, types, qualité des liens avec les équipes,…). La prise en charge est marquée par une motivation instable cause d’entrées et sorties. Les raisons énoncées par les patients pour expliquer que leur consommation soit devenue problématique à leurs yeux sont par fréquence décroissante : découverte de la dépendance et du manque, contraintes financières, envahissement du quotidien par le produit, délinquance, mort (mort, maladies, décès de proches), répercussions familiales et amicales, souffrance psychique, répercussions scolaires et professionnelles, complications somatiques, naissance.
La motivation de la "fin" se distingue en trois catégories : décision radicale, décision rationnelle (la plus représentée), réaction après avoir « touché le fond ». La question de la dangerosité de la toxicomanie, notamment de la mort, est abordée par presque la moitié des patients.

La honte
Le sentiment de honte est fort (presque tous les patients). L'auteur souligne comment cette honte peut désorganiser le psychisme avec un effet traumatique qui fait effraction et fait disparaître les limites dedans, dehors. Le corps peut trahir en montrant les stigmates de ce qui devrait rester caché. La honte peut aussi être investie de façon masochiste avec même une fonction identitaire. Elle peut être majorée par d'autres objets : infections, délinquance, marginalisation,...

Les théories explicatives
Spontanément, trois théories explicatives sont citées par plus de 25% des patients : fréquentations, plaisir, curiosité. Les catégories de cause de leur toxicomanie les plus citées en plus par les patients sont les théories psychologiques, environnementales, sociales et familiales. La drogue elle-même est citée comme cause, à l'origine d'un changement radical qui n'est pas toujours réversible. La toxicomanie se confond avec la drogue et ses conséquences deviennent les causes : causalité circulaire.

Les récits des patients toxicomanes et la théorie narrative de Paul Ricœur
Solliciter les patients sur leur toxicomanie les amène à tenter de mettre en intrigue leur histoire, à trouver des points d'ancrage. Cette recherche est celle des éléments pré-narratifs, de ce qui n'a pas encore été raconté (mimesis I). Ils découvrent et inventent les événements, les choisissent, les restituent dans une temporalité et une mise en intrigue choisies (mimesis II). L'étude montre que les patients étaient en difficulté pour livrer un récit. La perception de la temporalité dans la répétition d'un quotidien plus que dans une continuité peut participer à cette difficulté. Pour l'auteur, la répétition, tout comme la souffrance, peut gêner le changement et donc la mise en intrigue. Elle peut réaliser un repli sur soi, une perte de l'altérité, voire amener à l'incommunicable.

Les récits proposés aux patients à travers le dispositif de soin leur offrent une possible "refiguration" de soi   . Les patients souffrant d'addictions auraient particulièrement besoin de la fiction, pour "organiser leur vie et la rendre intelligible"   , mais aussi faire l'expérience des fins provisoires. Leur besoin du recours à la fiction, l'appétence à des identifications sont liés aux défaillances narcissiques de ces patients. Ces mêmes défaillances ont favorisées l'addiction. Le produit est un objet archaïque, toujours à disposition mais toujours extérieur, permettant de se défendre des angoisses. Néanmoins l'appropriation des éléments de ces fictions peut conduire à une perte d'identité pour les patients toxicomanes si les processus d'identification ne comprennent pas assez de distance, s'il existe plusieurs modèles identificatoires contradictoires, s'ils se perdent dans l'identité du groupe. A l'inverse, ils peuvent fétichiser une identité dont il s'empare tant elle viendrait compléter les défaillances narcissiques.

L'auteur propose de considérer les dispositifs de soins comme des textes en attente de lecteurs, les patients. Ces derniers peuvent alors coller au patient modèle, comme un texte à son lecteur modèle   ou se tenir plus à distance. Les dispositifs peuvent correspondre à des modèles ouverts ou fermés. Les textes qui les représentent gardent toujours des zones d'incomplétude. Les patients vont en actualiser le contenu, à la lumière de leurs précédentes expériences   , faire des prévisions sur l'issue de l'intrigue en fonction de ce qu'ils "lisent" et entrevoient.
La paratextualité ici concerne les noms des dispositifs, les modalités d'accès aux soins, l'accueil, etc. Elle commande les modalités de lecture des soins proposés. Elle risque, si elle déborde de sa fonction de perturber les soins par sa rigidité, ses capacités d'exclusion.

Les patients sont ainsi auteurs, narrateurs, lecteurs, auditeurs et spectateurs du récit de leur toxicomanie.

L'addictologie comme discipline
En psychiatrie, "l'existence de l'entité nosographique est assurée par le récit clinique et non par la lésion organique"   . Concernant les addictions par contre, les substances sont connues dans leurs effets biologiques. Les professionnels peuvent être tentés de s'agripper à l'aspect biologique pour réduire leurs propres "angoisses et vacillements identitaires"   .
Dans sa conclusion, Olivier Taïeb s'interroge sur le développement de l'addictologie en tant que discipline, au risque de développer un nouveau pouvoir disciplinaire. "Le risque  oscille, en effet, entre des dispositifs de soins illisibles empêchant toute configuration de la souffrance ou des dispositifs, à l'opposé, trop lisibles fabriquant des Patients Modèles uniformes et indifférenciés"   .